L’un, Enki Bilal, continue son histoire d’un futur proche dans laquelle toute la mémoire informatique du monde passe dans le cerveau d’un seul homme. L’autre, Pierre Christin, publie une biographie du romancier journaliste qui a guidé sa vie, George Orwell, M. 1984, M. La Ferme des animaux. Casemate a réuni les auteurs légendaires de Partie de chasse et quelques autres chefs-d’œuvre. Et leur consacre 16 pages dans Casemate 124. Suite et fin de ces deux heures et demie d’entretien où, s’ils se renvoient la balle, surfant sur le passé et le futur, il est surtout question de notre présent.

Bilal, pourquoi avoir appelé votre héros Obb ?
Je n’en sais rien !
Pierre Christin : Un grand politicien anglais du 17e porte presque ce nom. Hobbes a été l’un des premiers à réfléchir sur la nature de l’État. État auquel il a donné le nom d’un monstre biblique, le Léviathan, qui à la fois tue ses enfants et les protège. Un thème toujours actuel.
Enki Bilal : Construire un futur, c’est mêler du jeu et de l’intuition. Obb, pour l’instant, n’a même pas pris conscience des pouvoirs que lui confère sa mémoire contenant toute celle de l’informatique de 2040. J’ai laissé sa situation infuser le temps de deux tomes. Dans le troisième, il sera obligé de se bouger.
Votre immeuble vert, autonome, un clin d’œil au familistère de Guise ?
Entre autres, j’imagine un retour à un certain communautarisme qui ne soit pas religieux. Une évolution que l’on sent aussi dans nos assiettes. Les nouvelles générations savent cuisiner avec talent et imagination des produits sains, en quantités très raisonnables, qui permettent de manger peu, d’être léger. Je suis frappé par cette espèce de diététique raffinée qui se met en place depuis quelques années.
Vous convient-elle ?
Avec deux bémols. D’abord, le confort minimal de ces chaises et tables, ces trucs dépareillés qu’on trouve dans les restos branchés. Ensuite, quand je sors d’une de ces bouffes modernes, j’ai encore faim.
Christin : Et moi, vu ma taille, dans les restaurants à table haute, j’ai le menton dans mon assiette !
Bilal : Ce mélange de révolution écologique et de révolution numérique va sans doute aboutir à une rupture totale avec la culture du 20e siècle. Entraînant des bogues dont nous n’avons pas idée. La nouvelle génération se construit sur des codes n’appartenant plus vraiment à notre monde, et sa religion serait l’écologie. D’où ces immeubles se couvrant de verdure à travers le monde. Et des architectes en pointe dans ce domaine.

“Révolutions écolo et numérique aboutiraient à une rupture totale avec la culture du 20e siècle” — Enki bilal

Avec quelles conséquences sur notre environnement quotidien ?
Avant, on aimait son mobilier, son fauteuil un peu branché ou un peu rétro. On collait aux murs des tirages de qualité, chacun possédait sa chaîne hi-fi. Aujourd’hui, on affiche un selfie agrandi à l’ordinateur. On passe très peu de temps à son domicile, qui devient un dortoir. On voit pointer une sorte de spartiatisme. Mais les meubles contemporains ne me donnent pas du tout envie de m’y installer.
Christin : En même temps, je rencontre beaucoup de dessinateurs, dans la trentaine, qui sortent très peu de chez eux. Et, s’ils ont une vie de bistrot, c’est parce qu’ils sont très mal logés.
Bilal : C’est vrai. À Sarajevo, été comme hiver, garçons et filles sont dehors, parce que chez eux c’est petit, c’est froid, c’est sombre.
Christin : On sent qu’un divorce énorme est en train de se créer avec la vie à l’ancienne. Je suis par exemple frappé par le nombre de trentenaires ne connaissant pas le nom des fleurs, le nom des arbres. Les gamins, j’ai la chance d’en côtoyer, ont peur de marcher dans l’herbe. Ce n’est pas propre, c’est plein de bestioles. On sent un repli dans un cocon techno, douillet, protecteur, qu’on transporte avec soi. De plus en plus, les chambres d’hôtels sont identiques d’un bout à l’autre de la Terre.
Bilal : L’autre jour, je revenais d’Athènes, décollage vers 17 h 30, coucher de soleil magnifique, la mer, les îles, l’Italie qui arrivait. À côté de moi, des gosses ont baissé les rideaux. La lumière gênait leur lecture sur écran. J’avais envie de leur dire : « Mais regardez plutôt le monde, voyons ! »
Le monde est-il aussi déprimé que les Français ?
Christin : Nous sommes les champions du monde en ce domaine. Mais la Turquie…
Bilal : En pleine dictature.
Christin : … est en train de plonger dans la dépression. Quasiment tout le Moyen-Orient est en dépression gravissime. L’Algérie, contrairement au Maroc et à la Tunisie, est un pays totalement déprimé.
Bilal : En revanche, l’énergie déployée en Asie du Sud-est est sidérante. Bangkok, en train de devenir la capitale mondiale de la gastronomie, Hong Kong, même au Vietnam c’est flagrant. En revenant de ces pays, en atterrissant à Paris, on se prend sur les épaules une chape de pessimisme, d’agressivité et de froideur. Londres est propre, nickel. À Paris, on slalome entre les chantiers ouverts partout. Pourquoi ? Trente-six chauffeurs de taxi différents donnent trente-six explications différentes. La saleté gagne du terrain.
Christin : Retourner à Londres m’énerve, car je dois constater que les Anglais sont plus forts, plus malins que nous.

“Des gamins ont peur de marcher dans l’herbe. Ce n’est pas propre, c’est plein de bestioles…” — Pierre christin

Finalement, ne partagez-vous pas un même pessimisme ?
Non, ce qui nous a toujours réunis, c’est l’envie de parler de l’avenir. Avec certains ouvrages plutôt optimistes, d’autres plutôt pessimistes.
Un exemple d’optimiste ?
Valérian, dont je viens de terminer le der des ders. Imaginez l’humanité existant encore dans un futur lointain, avouez qu’aujourd’hui, ce n’est pas gagné. En 1967, personne n’aurait imaginé que l’humanité pourrait être rayée de la carte. En 2019, c’est tout à fait concevable.
Aujourd’hui, peut-on imaginer des histoires optimistes ?
Dans une certaine mesure. J’ai écrit un troisième Léna que dessine André Juillard. On y voit une hypothétique conférence de la paix se déroulant dans un huis clos au fin fond du Canada. Autour de la table, tous les acteurs du Moyen-Orient. Si cela n’est pas faire preuve d’un certain optimisme !
Finalement, les auteurs, donc vous deux, ne racontent-ils pas toujours la même chose ?
Bilal : Bien sûr ! Nous donnons un point de vue sur le monde, la relation présent passé, futur, l’Histoire toujours dans notre rétroviseur, cette Histoire qu’il ne faut pas oublier. C’est aussi le cas dans le cinéma. Prenez Stanley Kubrick, son regard sur les humains, leur façon de se mouvoir, leur dépendance, leur destin, leur folie. Dans Docteur Folamour, 2001, Barry Lyndon, Orange mécanique, il se renouvelle, mais donne toujours le même point de vue.
Christin : Avec, dans tous ses films, le mal qui rode. Même dans le plus harmonieux de tous, Barry Lyndon, le mal est là.

“La France insoumise a refusé de participer aux débats Macron. N’ont-ils aucune idée ?” — enki bilal

Orwell dit détester « les politiciens travaillistes devenus agents du grand capital ». Orwell, Gilet jaune avant l’heure ?
Bilal : Je ne suis pas sûr du tout que les Gilets jaunes soient un mouvement moderne.
Christin : Moi non plus.
Bilal : Déjà, ces gens qui se révoltent auraient dû le faire il y a trente ou quarante ans. Mais, à l’époque, on ne voyait que le problème des banlieues. Qu’on a d’ailleurs complètement raté, d’où la montée de l’islam. Aujourd’hui, on est face à une prise de conscience. Qu’aurions-nous dû percevoir bien plus tôt ? Les réseaux sociaux sont arrivés, permettant de mettre les expériences en commun, de lier des amitiés, des complicités, de se donner rendez-vous sur les ronds-points ou ailleurs. Du coup, un vieux mouvement apporte un élan neuf, tétanisant médias et gouvernement. Certains apprennent à s’exprimer devant les médias. Sont très heureux d’occuper la scène. Veulent des choses concrètes. J’admire la manière dont Macron a mené tous ces débats, pendant des heures et des heures, mais je crains que ce qui va en sortir ne convienne pas aux gens en colère.
Quelle autre issue ?
La France insoumise a refusé de participer à ces débats. C’est quand même extraordinaire, n’ont-ils aucune idée ? Du côté Républicains, ce n’est pas mieux. Finalement, peut-être va-t-on se retrouver avec une espèce de centre-droit, avec Valérie Pécresse, Xavier Bertrand…
La notion de travail, portée aux nues par Orwell, n’en prend-elle pas un sacré coup aujourd’hui ?
Christin : Dans l’Aveyron, département de France où il y a plus de vaches que d’humains, 80 % de l’argent qui circule est de l’argent public, de l’assistanat, pour les hôpitaux, les maisons de vieux, etc. Eh bien, les gens, qui pourtant en profitent, n’en sont pas contents du tout, car ce qu’ils veulent, c’est du boulot. Je ne suis pas convaincu par cette idée qui court d’une dépréciation de la valeur travail. Beaucoup de jeunes que je connais bossent comme des cinglés, et pas seulement dans des start-up. Et ils y trouvent du plaisir. Donc la situation actuelle me semble très ambiguë.
En revanche, il est certain que des progrès fabuleux, notamment du côté de la Silicon Valley, entraînent un nombre incroyable de laissés-pour-compte. Comme d’habitude.
L’industrialisation naissante en Angleterre a fabriqué la classe ouvrière. Au regard des documents de l’époque, la France était nettement plus civilisée que l’Angleterre ! En fait, Orwell réclame une espèce de décence. Peut-être justement ce que revendiquent les manifestants d’aujourd’hui. Tout le problème est de faire remonter les laissés-pour-compte à ce niveau de décence. Sans oublier que les nouveaux progrès ont permis à de nombreux pays d’élever leur niveau de vie. Ce qui n’est pas très bon pour notre société l’est, par exemple, pour l’Extrême-Orient.

“Orwell réclame une espèce de décence. Peut-être ce qu’on revendique aujourd’hui” — pierre christin

Beaucoup de Gilets jaunes ont découvert, bruyamment, Paris…
Avant, on savait évidemment qu’il y avait des riches, des puissants. D’ailleurs, cela a donné la Révolution. Mais c’était très confus. Lointain. Je me demande souvent à quoi les manifestants pensent en arpentant les beaux quartiers. Sont-ils jaloux ou trouvent-ils cela moche ? Cela me semble faire partie des sentiments très ambigus qui habitent le monde actuel. D’un côté un goût de la modernité, un goût d’aller de l’avant. De l’autre, derrière, ceux pour qui ça ne fonctionne pas, qui traînent la patte, ne comprennent pas bien. D’où une frustration énorme. Tout le boulot est d’arriver à donner à ceux-là, d’une manière ou d’une autre, des moyens de progresser.
Bilal : Aucun ne demande de sommes folles. On est loin du problème de certaines banlieues. Là, avec tant de choses tombées du camion, les trafics divers datant des années quatre-vingt-dix, toute une jeunesse a bénéficié d’une économie parallèle. Avec des revenus de 3 000, 4 000, 5 000, voire 10 000 euros par mois. On est loin du manifestant qui touche 800 euros et se contenterait d’en gagner 1 200 ! Beaucoup d’argent et aucune formation, aucun plan de carrière. Ces banlieues sont devenues des zones de non-droit. Une faillite totale.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI et Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate n°124 – avril 2019.

Bug #2,
Enki Bilal,
Casterman,
75 pages,
18 €,
17 avril 2019.


La BD ? Attention, danger

Votre jugement d’anciens sur la BD en 2019 ?
Pierre Christin : Tant de choses y cohabitent. Aujourd’hui, je fais de l’ultra classique avec Valérian, une biographie sur Orwell, et un grand album néoclassique avec André Juillard, Léna. Donc tout est possible.
Enki Bilal : Nous sommes des privilégiés, mais beaucoup d’auteurs ont de sérieux problèmes. Un exemple : je constate qu’un illustrateur, pour une double page, va toucher quatre fois moins qu’il y a dix ou quinze ans.
Quid du roman graphique ?
Christin : C’est un refuge, dans lequel on peut glisser sa réflexion, son talent, mais avec une certaine économie de moyens. Parce qu’il faut travailler vite pour être payé à peu près correctement, et cela me rend triste. Je pense à la lente glissade, dans le domaine de la littérature, vers l’autofiction et tous ces romans qui sont le plus souvent des histoires de vie. Elle ne porte pas chance à la littérature, car ces ouvrages, très peu lus, très peu mémorisés, semblent de petites choses qui passent. Alors qu’il existe une grande littérature imaginative, toujours capable d’emballer le lecteur.
Quels lecteurs ?
Dites plutôt quelles lectrices. La littérature romanesque est largement devenue une affaire de femmes, il faut le dire. Les maisons d’édition sont tenues par des femmes, le gros du public est composé de femmes. Les hommes lisent très peu de romans et encore moins de romans intériorisés. Il me semble que toute une partie de la production écrite est un peu fatiguée. Ce qui n’est pas le cas de la BD, où on trouve une grande variété d’œuvres d’une grande vitalité. Pour preuve, cet évènement incroyable : un éditeur de BD, Dargaud, a fini par accueillir sous son aile une grande maison de littérature générale comme Le Seuil !

Orwell,
Sébastien Verdier, Pierre Christin,

Illustrations de Juillard, Balez,
Larcenet, Blutch, Guarnido, Bilal,
Dargaud, 140 pages,
19,99 €, 31 mai 2019.

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