Dans les années soixante, il fut l’un des seuls Français assez curieux, assez aventureux pour partir à la découverte des États-Unis puis de l’Union soviétique et des pays dits satellites. Un demi-siècle plus tard et des dizaines de BD au compteur, Pierre Christin raconte ses expériences, agrémentées d’un portrait au scalpel de la société gaulliste (six pages, dont quatre planches commentées par son vieux complice Philippe Aymond dans Casemate 113).

Voici la suite de ses confidences sur ce « road-movie cabossé » commencé en 1965, augmentée de quelques anecdotes révélatrices. Sur la classe moyenne française, les petits métiers, son horreur des extrêmes, de la violence gratuite en général et du bizutage en particulier, son amour des peuples errants et malmenés. Tous sujets qui jettent un éclairage instructif sur des thèmes récurrents de son œuvre maîtresse contant les aventures galactiques et humaines de Valérian et Laureline. Eux-mêmes nés en 1967…

Comment se passaient vos contacts avec les mormons de Salt Lake City où vous étiez enseignant ?
Pierre Christin : Je trouvais certains très sympathiques. Mais on constatait toujours cette imprégnation hyper religieuse qui rendait ma femme folle. Les hommes parlaient avec les hommes, les femmes avec les femmes. Elles faisaient des gâteaux. Mon épouse, une intello qui ensuite a travaillé avec le philosophe Bourdieu, ressortait la tête gonflée de ces dimanches de discussions avec des mères de huit enfants parlant cuisine. D’autant qu’elle détestait le côté gluant des gâteaux à la crème, très à la mode.
Côté hommes ?
Un peu plus ouverts, mais les discussions viraient souvent pénibles à cause d’une espèce de naïveté vite exaspérante. En revanche, certains étaient très gentils. Je pense au patron du ranch où Jean-Claude Mézières, futur dessinateur de Valérian et Laureline, a beaucoup travaillé. Un très brave homme, sans problèmes. Et même très généreux puisqu’il accepta qu’un bras cassé comme moi travaille dans son ranch ! Les mormons ont des qualités, et une bonne réputation d’honnêteté. Dont ne peuvent pas se targuer tous les hommes d’affaires américains.
Un Noir s’installe dans un quartier blanc, aussitôt la décote commence ?
C’est le sujet de notre premier reportage, avec Jean-Claude. L’un des grands combats des Noirs à l’époque est : « Au moins, laissez-nous habiter comme vous. » Le résultat est pire qu’un apartheid légal. Dès l’installation d’une famille de couleur, les Blancs fuient l’immeuble, la résidence. Les prix chutent. Un ghetto s’installe.
Dans Casemate 113, vous défendez le bilan de Johnson. Un livre récent défend celui de Nixon présenté comme un grand allié, et ami de De Gaulle. Avons-nous une vision déformée des présidents américains ?
C’est vrai, chez nous tout le monde adore Kennedy et déteste Johnson. À l’époque, c’était déjà ainsi. Pourtant, la politique sociale de Johnson des années soixante serait inimaginable aujourd’hui. Y compris à l’égard des Noirs. C’est le début des aides sociales, des droits civiques, etc. Johnson ne fut pas un si mauvais président, compte tenu de la situation dramatique dont il a hérité après Kennedy. Nixon, humainement, était une crapule. Sa chance fut d’avoir à ses côtés Henry Kissinger, très grand homme d’État. Lui a tout vu, tout compris. Comment la Chine allait changer. La nécessité de recréer des liens avec l’Europe. Ce fut un secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères) au top niveau. Mais, c’est vrai, même quand ils connaissent les États-Unis, les Européens ont très souvent des visions déformées de ce qu’il s’y est vraiment passé.

“Chez nous, tout le monde adore Kennedy et déteste Johnson, son successeur. Pourtant…”

Il est curieux de vous entendre, homme de gauche, parler du mouvement hippie comme Gilles Thibaut qui écrivit pour Hallyday sa fameuse réplique à Antoine, « Cheveux longs et idées courtes » !
Cette réaction est très liée à ma passion pour la musique. Je suis un modeste pianiste de jazz, mais j’ai beaucoup pratiqué. À la fac de Salt Lake City où j’enseignais, on venait me chercher pour accompagner des cours de danse, car aucun Blanc du campus n’était capable d’en jouer. Je suis déjà jazz quand arrive le rhythm and blues avec par exemple Otis Redding. Le jazz, le blues, toute cette musique noire m’arrache les tripes. Beaucoup moins le rock, la musique planante, tous ces trucs de petits blancs. Là, je me montre intolérant. Ce sont des voleurs ! Ils piquent leurs tubes aux Noirs qui n’ont jamais gagné un sou avec, et deviennent millionnaires en trois ans.
Alors la musique pop, bof ! À San Francisco, en plein Flower Power, toutes ces filles, tous ces garçons me touchent parce que ce sont des étudiants, et que j’ai toujours aimé les étudiants en bloc, même les mauvais. Mais je trouve ce mouvement puéril avec leurs robes à fleurs, leur côté plus ou moins Krishna. Vraiment pas ma tasse thé. Et je ne peux m’empêcher de les trouver cracra ! Ce qui n’est pas trop honnête, puisque je juge, en revanche, les Américains trop obnubilés par la propreté. Les enfants font le contraire de leurs parents, rien que pour les faire chier.
Retour en France. Dans son monde enseignant, dites-vous, pas de salut hors des communistes.
Dans les années soixante, la vulgate de base était marxiste. Que Sartre définissait comme l’horizon indépassable de la philosophie. Tout le monde était plus ou moins marxisant, avec partout, évidemment, une minorité de droite, voire d’extrême droite notamment dans les facs de droit. Tel l’état d’esprit général.
Comment cela se passait-il à Sciences Po ?
Les communistes y étaient d’un style très particulier. Genre communistes chics. Donc disciples du philosophe Althusser. Des garçons très forts en dialectique. Ils aimaient bien me rentrer dans le chou, car j’avais quand même un peu de répondant. Un jour, un prof m’a conseillé d’aller au premier étage, découvrir une petite revue confidentielle, Socialisme ou Barbarie, dont le contenu me rendrait de grands services. Effectivement, on y trouvait les témoignages d’intellectuels chassés de leurs pays, Russie, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie… Des ex-Premiers ministres, ex-ministres de l’Économie, des philosophes, des sociologues. Quand ils évoquaient l’état de la Transylvanie, c’était en sachant de quoi ils parlaient. Loin des plumes bêtement anticommunistes du Figaro, ils expliquaient simplement qu’à l’Est, ça ne marchait pas. Qu’on n’y réalisait pas ce qu’on prétendait faire.
Cela apportait de l’eau à mon moulin lors des rencontres avec les communistes pur sucre qui, du coup, m’estimaient fortement nocif. Les critiques de droite, venues « des salauds, des bourgeois », ils s’en foutaient. Il leur était plus difficile de me traiter ainsi, d’autant que je n’étais pas le seul.

“Les rockeurs blancs ont piqué leurs tubes aux Noirs qui n’ont jamais gagné un sou avec”

Quelles conséquences en avez-vous tirées ?
Cela m’a amené à mon seul engagement un peu durable, au PSU de Rocard, et quelque temps au syndicat CFDT par admiration pour son secrétaire général d’alors, Edmond Maire. Rocard prônait l’autogestion des entreprises. Aujourd’hui, une idée bien démodée, encore que… À l’époque, une certaine forme d’autogestion existait, disait-on, en Yougoslavie. Je m’intéressais à tous ces problèmes, et cet intérêt m’a poussé à aller voir ce qu’il en était vraiment à l’Est.
Avez-vous retrouvé le même parfum marxiste à Bordeaux ?
Quand j’ai débarqué, mon mentor s’appelait Robert Escarpit – il fut directeur de l’université de Bordeaux. Ce grand journaliste du quotidien Le Monde était, disons, un libéral de gauche. Mais, en vérité par sa famille, ses amitiés, ses appartenances, il faisait partie de ceux qu’on appelait à l’époque cryptocommunistes. Autour de lui, tout le monde pointait au syndicat de gauche le SNESUP. Et beaucoup de membres de sa famille au PC. Certains travaillaient, comme par hasard, dans la même école que moi. À l’époque, le népotisme existait aussi à l’université. Bien plus que maintenant, où il est devenu difficile de rentrer par effraction.
Résultat ?
À l’université, enseignant le journalisme, je me retrouve avec ceux qu’on appelait les mandarins rouges. Mandarins avant d’être rouges. Pratiquement toujours hostiles à toute modification pédagogique, à l’introduction de toute nouvelle matière. Opposés à ce qui a été un de mes grands combats, l’abandon des cours de journalisme en tranches de saucisson, comme une heure d’anglais, une heure d’espagnol, etc. Je guerroyais, plaidant que le journalisme ne s’enseignait pas ainsi, que j’avais besoin qu’on me confie les élèves pendant cinq jours d’affilée pour faire du concret, de l’utile. Et qu’ensuite je les leur rendrais. C’était non et non. Je me faisais traiter de giscardien pour un oui pour un non. Moi qui haïssais Giscard !
Quand l’Union soviétique a-t-elle commencé à s’effondrer ?
En gros, durant ce qu’on a appelé les années de stagnation, l’époque Brejnev (de 1964 à1982) qui a succédé à l’époque Khrouchtchev (1953-1964). Plus le temps passait, plus tout le monde voyait bien que cela ne tournait pas rond.

“À Sciences Po, les communistes aimaient me rentrer dans le chou. Jusqu’à ce que, un jour…”

Personne n’allait y voir ?
Si, bien sûr, les militants communistes ont vu et n’ont pas voulu voir. On les emmenait en voyages organisés. On leur faisait visiter des usines potables. Ils mangeaient sans doute différemment des ouvriers du cru. Il y a eu aussi beaucoup de naïfs. Mais d’autres refusaient la vérité. Comme ils avaient refusé de regarder en face la réalité des procès staliniens. Tous ceux qui à l’époque allaient en Chine, alors que la Révolution culturelle approchait à grands pas, la trouvaient magnifique. Il y a toujours eu des croyants absolument aveugles face à ce qui se déroule sous leurs yeux. Je me souviens d’un livre de Simon Leys, grand écrivain sinophile, Les Habits neufs du président Mao. À ceux qui s’extasiaient, voyaient en la Chine le meilleur des mondes, il répondait : « Vous êtes fous. Dans ce pays, tout le monde est en train de mourir de faim, des masses de Chinois sont jetées en prison. » Il a été haï, son bouquin littéralement étouffé. Bien sûr, les pays socialistes n’avaient pas que des côtés négatifs. Mais quel aveuglement !
Jusque dans le milieu de la bande dessinée ?
Je me souviens surtout d’une rencontre qui fut une des choses qui me firent le plus plaisir de ma vie. Je me retrouve dans l’antichambre du journal Pilote, me semble-t-il, encore rue du Louvre. Un petit bonhomme attend. Reiser, que j’admire beaucoup. Il me dit : « J’ai lu ton papier sur les pays de l’Est. Je me demandais comment cela se passait là-bas. Maintenant, je le sais. Ton article est le premier intéressant que je lis dessus. Et je comprends mieux. »
Vous voilà à Moscou. Vous évoquez des conserves avariées, des odeurs prégnantes. On pense à une petite phrase de Chirac sur les odeurs dans certains escaliers…
C’est au début de la fin, de la débine. L’essentiel des activités des Moscovites consiste à faire la queue. L’anecdote est connue : dès que quelqu’un est un peu chef, il arrive au bureau, pose son manteau, sa pèlerine, sa chapka sur son siège, bien en évidence et disparaît dans les cinq minutes, parti faire des courses. Mais l’honneur est sauf, pour le petit peuple le chef est là. Les gens reconnaissent devenir fous à force de passer leur temps dans les files d’attente. On apprend les arrivées de marchandises par des bruits. Le titre du quotidien, La Pravda, veut dire la vérité. Ce n’était pas toujours justifié… Et comme dans tous les pays où la presse est déficiente, la rumeur la remplace. Du genre : « Il y a un arrivage de mandarines au magasin gastronome numéro 21. » Tout le monde part au magasin numéro 21 faire la queue pendant des heures. Et, dans le meilleur des cas, arrive à attraper un kilo de mandarines.
Théoriquement, la dictature du prolétariat aurait dû donner de grands résultats économiques, une espèce d’amour général du travail. Dans les faits, on était forcé de constater que tout était mal tenu, brinquebalant.

“À Bordeaux, on me traitait de giscardien pour un oui pour un non. Moi qui haïssais Giscard !”

Dans tous les pays de l’Est ?
Le seul pays qui vous donnait le sentiment de n’aller pas trop mal était l’Allemagne de l’Est. C’était allemand, sinistre, mais à peu près au carré. Bizarrement, la Roumanie faisait un peu illusion avant que Ceausescu ne devienne une espèce de pantin, guignol effroyable. Sa politique, notamment étrangère, intéressait. Et puis le communisme a toujours été un peu plus gai dans les pays latins comme Cuba. Le communisme tropical ! Je ne dirais pas que la Roumanie est un pays tropical, mais ça marchait quand même mieux qu’ailleurs. J’ai toujours eu un faible pour ce pays. En voyageant, on s’apercevait vite que le degré d’adhésion au communisme n’était pas du tout le même partout. On trouvait, dans certains pays comme la Tchécoslovaquie, une tradition communiste et des communistes extrêmement sincères, et cela bien avant d’être colonisés par l’URSS. D’autres n’avaient jamais été particulièrement marxistes ou léninistes. Voire, pour certains, traînaient un passé de régimes autoritaires, de royautés, complètement de l’autre côté. De plus, ces pays se détestaient souvent copieusement entre eux. Les Bulgares n’aimaient pas les Roumains, les Roumains n’aimaient pas les Hongrois, les Croates n’aimaient pas les Slovaques, et les Serbes détestaient tout le monde.
Le change des monnaies rappelait le trafic des piastres dans l’Indochine coloniale !
C’était toujours le même double discours, la même hypocrisie. Le cours d’échange officiel était évidemment extraordinairement favorable à la monnaie locale, rouble ou autre. Le vrai change, vous le faisiez dans la rue. Où les arnaqueurs vous attendaient aussi. Le touriste arrivait, n’y connaissant rien. Contre dix dollars vous receviez une liasse de billets qui, l’espace d’une seconde, vous faisait croire que vous étiez riche. Dans les campagnes, pratiquement pas de change. Le troc régnait.
Comment réagissait la population ?
Toutes ces combines monétaires contribuaient à la démoraliser. Les gens voyaient les étrangers et surtout leurs dirigeants aller dans des boutiques où eux n’avaient pas le droit de pénétrer. De toute façon, les monnaies locales n’y avaient pas cours. On payait en dollars. Cherchez la faute.
Pourquoi ne trouvez-vous pas de plan de Moscou fiable ?
Par peur des espions, évidemment, la ville, immense, est bourrée de casernes. On ne voulait pas que les touristes se baladent hors des lieux qui leur étaient destinés.

“Ma Renault 10 pesait quelques kilos de trop :  désossée par les douaniers de Berlin-Est…”

Pourquoi a-t-on désossé votre voiture à la douane de Berlin-Est ?
Les douaniers et policiers, au petit checkpoint de Chaussée Strasse, étaient très pointilleux. Ils possédaient une espèce de table donnant le poids de chaque modèle de véhicule. À la pesée, ma petite Renault 10 affichait un embonpoint suspect de quelques kilos. Évidemment, dans ces cas-là, ils pensaient trafic, drogue, armes, pierres précieuses… Ils ont donc désossé méticuleusement ma pauvre voiture. Avant de tomber sur un embrayage automatique, encore rare à l’époque, qui ne figurait pas sur leurs fiches. Ils ont remonté la bagnole, nickel. L’histoire est aujourd’hui amusante, mais sur le coup, je ne rigolais pas trop.
Vous retrouvez la société de consommation qui, très vite, vous dégoûte. Jamais content, Christin ?
En entrant à Berlin-Est, j’ai un choc, inverse à celui que j’avais ressenti en arrivant à Budapest, ma première étape à l’Est. J’ai vécu dans les pays communistes de très beaux moments que je n’évoque pas dans Est-Ouest. Vu des endroits étranges et magnifiques tel le delta du Danube. Ce que l’on mangeait n’était pas bon, mais on passait dessus. Les habitants étaient très gentils. Oui, parfois, ça ne sentait pas toujours bon dans les villes, mais on se démerdait. Un jour, le Mur franchi, j’arrive à Berlin-Ouest. Merveilleux ! Je me sens de retour chez moi et, en même temps, j’éprouve un certain haut-le-cœur. Toute notion de modestie, de sobriété a disparu. On s’empiffre. Grosses bagnoles, grosses bouffes. Beaux embonpoints. En revanche, il y a trente ans, les gros étaient assez rares en Europe de l’Est…
Comme en France à la Libération ?
Voilà, il n’y avait pas assez à bouffer pour tout le monde. Aujourd’hui, Berlin-Est n’existe plus, phagocyté par Berlin-Ouest. J’ai encore la nostalgie de certains lieux que j’y aimais à cette époque.
Fondamentalement, qu’est-ce qui différenciait les Américains, les Européens de l’Ouest et de l’Est ?
Entre Français et Américains existaient quand même de grandes différences. Entre Européens, c’était plus nuancé. À l’Est, les gens étaient différents de nous, parce que nos systèmes politiques étaient différents. Mais tous conservaient un vieux fond très enfoui, qui faisait que la culture était très importante, même pour les gens modestes. À l’Est, on trouvait très peu de distractions. Un Moscovite, un Russe se devait d’être un homme cultivé. On ne faisait pas n’importe quoi, on se tenait, loin du débraillé américain. Ce côté m’attirait en Europe de l’Est. Des gens très isolés, qui n’allaient jamais à l’Ouest, possédaient une connaissance souvent stupéfiante de la littérature française. Tous me demandaient de leur procurer des bouquins de toutes sortes. Je me sentais assez proche de beaucoup d’entre eux.

“Certains à l’Est possédaient une connaissance souvent stupéfiante de la littérature française”

Quid de la politique de De Gaulle qui montrait une certaine ouverture envers le bloc communiste ?
Je parle peu de lui et de la politique française. Sauf au moment de Mai 68. Je préfère évoquer la société française. J’étais antigaulliste, opposé à sa politique intérieure. Si l’intégrité de De Gaulle était au-delà du questionnement, le monde d’affairistes qui l’entourait me déplaisait. Le côté vaticinant de ses discours, et surtout ceux de Malraux, me jetait dans des états de rage extraordinaires. Voir Malraux, ministre de la Culture, bourré de tics à la télé me rendait fou. En revanche, j’appréciais d’entendre de Gaulle tenir les États-Unis à distance et répéter que l’empire communiste ne serait pas toujours là. Il faisait partie des rares leaders à porter une voix française et européenne.
D’où votre départ aux États-Unis ?
Oui. Je n’aimais pas ce monde que je trouvais médiocre, tant au niveau culturel que, et surtout, dans sa vie quotidienne. À l’époque, le parti communiste faisait encore 20-23 % aux élections. D’où une France très clivée.
Pensez-vous, dans Est-Ouest, avoir été objectif, ou au moins honnête comme se proclame tout journaliste ?
J’ai en tout cas fait attention de ne pas laisser mes connaissances ou mes positions actuelles trop influer sur ce que je ressentais à l’époque. C’est le danger des mémoires et biographies : arranger les choses après coup, pour la bonne cause, sans en être forcément conscient. Oui, je pense avoir été lucide sur le communisme plus vite que d’autres. Voir Partie de chasse avec Enki Bilal qui, lui, venait de l’Est. Mais je n’ai pas tout vu. Il serait facile de dire, aujourd’hui, que j’ai senti tout s’emballer, compris que ce monde roulait vers la catastrophe. Non. Je n’ai pris conscience de cela que petit à petit.
Pourquoi avoir choisi le dessinateur Philippe Aymond ?
Notre première collaboration, Canal Choc, remonte à la fin des années quatre-vingt. Il est aujourd’hui l’auteur complet de Lady S., série classique et immuable. Je savais qu’il avait envie de faire un pas de côté, prendre davantage de libertés, passer à la couleur directe. Il m’a dit oui, et nous avons mis au point un plan de travail original (voir Casemate 113).

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI et Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate n°113 – mars 2018.

Est-Ouest,
Philippe Aymond,
Pierre Christin,
Dupuis – Aire libre,
130 pages,
26 €,
dispo.


À l’Est, des Tziganes heureux

Vous dites avoir quasiment aimé la musique tzigane autant que le jazz.
Pierre Christin : Presque. Elle possède quelque chose d’enthousiasmant, comme le jazz. Une musique éclatante, une musique comme par hasard d’opprimés qui se rattrapent dans un domaine où on ne peut pas les faire chier. À l’époque, ceux que j’ai vus à l’Est s’en sortaient beaucoup mieux que les malheureux Roms d’aujourd’hui. Ils étaient très souvent appelés à jouer dans les hôtels, les fêtes. La musique occidentale n’étant pas censée passer les frontières ; restaient des airs traditionnels, roumains et autres. Les Tziganes s’y collaient. Ils gagnaient aussi leur vie avec des petits métiers, genre fabrication de paniers. Ils vivaient à part, mais avaient leur place dans les pays communistes de l’Europe de l’Est. Pour eux, par certains côtés, la fin du communisme a été la fin des haricots.


Le Livre de poche ? Une révolution

Le Livre de poche apparaît en 1953. Vous en parlez dans Est-Ouest comme d’une véritable révolution.
Pierre Christin : J’avais 15 ans. Une petite librairie-papeterie côtoyait le salon de coiffure de mon père. L’afflux des livres de poche était tel que le libraire avait besoin d’un coup de main. Mon premier petit boulot consista, les samedis, à ranger les nouvelles parutions sur les rayonnages de son arrière-boutique. Mon salaire était d’un livre de poche. Je les ai lus dans l’ordre, sans me poser aucune question, trouvant tout bien, Cronin, Colette, Sartre, etc. J’adorais déjà la lecture, et c’est alors que j’ai pris sans doute l’habitude de lectures pas seulement scolaires. J’étais fils de petits commerçants qui lisaient très peu à part le journal. La révolution du livre pas cher ne faisait que commencer, ensuite sont apparus les poches de la Série noire, le Fleuve noir… Leur format et leur prix apportaient une audience incomparable aux bouquins, notamment contemporains.
Un intello qui cite le Fleuve noir, éditeur très populaire, c’est rare.
À l’époque il n’y avait pas grand-chose à faire. Le cinéma une fois par semaine. Gringalet, je ne faisais pas beaucoup de sport où j’étais bon à rien. Donc la lecture était mon grand plaisir. J’étais très intéressé par le polar, et fus amené à la SF par un copain. Le genre était lu par certains intellos, mais surtout par beaucoup de gens faisant des études techniques comme lui. Les sciences ne m’intéressaient guère, mais on trouvait dans ces histoires des mondes du futur absolument passionnants. Des revues comme Fiction et Galaxie, présentant un large panorama d’auteurs essentiellement américains, étaient accessibles aux jeunes désargentés. J’ai toujours lu tous azimuts. D’un côté les lectures mainstream, le grand romanesque, les grands classiques. De l’autre les lectures buissonnières, essentiellement polar, SF et BD. Toutes choses alors méprisées, considérées comme le second rayon de la littérature.


Lécher les pieds d’une « fille sublime »

En prépa HEC, lors d’un bizutage, on vous force à lécher les pieds d’une « fille sublime ». Ce qui va déclencher un des combats de votre vie.
Pierre Christin : Vous oubliez de préciser qu’auparavant on m’avait enduit la gueule de farine et de moutarde. Je m’étais retrouvé complètement par hasard à Carnot, lycée de la bonne bourgeoisie qui préparait essentiellement à HEC. Études qui ne me plaisent pas plus que ça, mais des clientes de mon père lui avaient dit que s’il voulait que son fils fasse un jour de l’argent, il devait entrer à HEC.
Je me retrouve donc à Carnot, dans un monde qui n’est pas du tout le mien. En toute innocence. Très vite, des mecs me proposent de participer à un rallye. Je réponds que je n’ai pas de voiture. Il ne s’agissait pas de course de bagnoles, mais de journées où les familles d’un même milieu faisaient se rencontrer leurs garçons et leurs filles. Je n’étais pas tout à fait à ma place.
Tout se passait pas trop mal quand le bizutage nous tombe dessus. À l’époque, notamment dans les écoles d’arts et métiers, ils sont d’une violence inouïe. Entre les rallyes à la con et ces bizutages violents qui me font horreur, je suis parti pour la Sorbonne sans bonjour ni bonsoir.
Ce dégoût du bizutage m’est resté toute la vie. Plus tard, j’ai eu mon école de journalisme, située à côté de l’école des arts et métiers de Bordeaux. Et évidemment, par mimétisme, des connards de jeunes apprentis journalistes ont eu une brillante idée : se livrer, eux aussi, au bizutage. Quand ils sont venus me l’annoncer, j’étais directeur à l’époque, j’ai enfourché mes grands chevaux : « Dans ce cas, le premier que vous bizuterez, ce sera moi ! Il faudra me passer sur le corps pour que vous puissiez bizuter les autres. » Exit le bizutage remplacé par une petite fête. Mais je suis resté mobilisé sur ces questions-là.
Qui perdurent allégrement malgré tous les discours.
Certains directeurs d’école sont contre, mais ils ne peuvent rien faire, parce que, en fait, les parents d’élèves aiment le bizutage et veulent que cela continue. Bêtement, au nom du : « Tu seras un homme mon fils. » N’oubliez pas que ce sont les parents d’élèves qui donnent du boulot aux écoles de commerce. Ils tiennent au bizutage ? On laisse le bizutage. C’est pourquoi on en est encore là un demi-siècle après. Même si le bizutage d’aujourd’hui est de la bibine à côté du celui de l’époque.


Giraud, éclairant le métro…

Votre première rencontre avec Jean Giraud vire résolument fantastique !
Pierre Christin : Je tenais beaucoup à cette image, même si la réalité fut moins spectaculaire. Jean portait plutôt un simple carnet à dessin. Mais notre rencontre dans le métro est authentique. Nous allions vers nos 16 ans. Déjà, côté dessin, il y avait Jean, merveilleux, et les autres. Ce qui est un peu injuste pour mon copain Jean-Claude Mézières, qui dessinait déjà très bien. J’ai connu peu d’éblouissement de ce niveau. Une autre fois, dix ans plus tard, quand Tardi débutant est venu me voir. Et aussi lorsque j’ai aperçu les premières planches de Bilal sur un coin de bureau à Pilote.
Vous avez travaillé avec Tardi, Bilal. Jamais avec Giraud. Pourquoi ?
Une bizarrerie, car nous étions très liés. Nous avons juste réalisé ensemble, en 1966-1967, quelques trucs microscopiques dans Total Journal. Une histoire de quatre pages, Le Lac des émeraudes*, et une de deux, Les Journées de Selim*.
Quelles étaient vos relations ?
Amis et toujours un peu en compétition intellectuelle. On s’aimait beaucoup, même si la façon dont il virait politiquement m’exaspérait. C’était un grand esprit, j’adorais nos joutes verbales. Nous vivions à deux pas l’un de l’autre. Il avait son atelier rue Boissonade et moi mon bureau boulevard Raspail. Jean venait chez moi, j’allais chez lui, mais nos rencontres étaient toujours un peu conflictuelles, parfois compliquées par des histoires de nanas. Un peu comme chiens et chats. Ensuite, Jean est parti loin, et a commencé une autre vie avec une espèce de secte. Chacun a suivi sa route.
* Dans GIR – Œuvres #1, Le Lac des émeraudes, Les Humanoïdes Associés, 1981.


Staline ? Connaît plus

Pas simple d’évoquer sur une même couverture deux mondes très différents sans favoritisme. Celle d’Est-Ouest a valu quelques sueurs à ses auteurs.

Qui a eu l’idée de l’image de couverture ?
Pierre Christin : En achevant le bouquin, nous avons commencé à en discutailler avec Philippe Aymond. Je lui ai fait une première proposition. Deux statues géantes taillées dans le roc, à la mode des effigies des présidents américains au mont Rushmore. Une très éclairée de John Fitzgerald Kennedy et, de l’autre côté du canyon, une nettement moins lumineuse de Staline. Au fond du canyon, ma voiture dans un petit nuage de poussière.
Philippe Aymond : J’ai travaillé l’idée et remis l’été dernier deux propositions. Un peu oppressantes peut-être. L’éditeur a dit non tout de suite.
Christin : Dupuis a avancé un argument intéressant. Qui va reconnaître Staline ? Même Kennedy n’est plus une figure contemporaine.
Aymond : Je suis reparti dans d’autres directions. Imaginé un Christin en gros plan sur un fond double, western d’un côté, ville de l’est de l’autre. Et finalement proposé une rue coupée en deux, avec à gauche un monument américain, à droite un monument stalinien. Au milieu de la chaussée, Pierre est incliné sur le capot de sa voiture.
L’ensemble me plaisait bien, mais je sentais que ce n’était pas tout à fait ça. Sous mon crayon est né Pierre non pas devant, mais au volant de la voiture qui roule vers le lecteur. C’était parfait pour lui qui ne souhaitait pas être mis en avant.
Côté décor ?
Il fallait intégrer beaucoup d’éléments symboliques de chacun des mondes, et cela sans tomber dans la caricature. Ce fut un peu compliqué.
Pas de manichéisme, le ciel est aussi bleu au-dessus de l’Amérique que de l’URSS…
Je voulais une certaine unité. Et un beau ciel bleu peut être chaud ou froid ! À un paysage de désert torride correspond un ciel bleu intense donnant l’impression de voir une couleur chaude. Le même bleu intense, sur un paysage de neige, devient une couleur froide. C’est ce bleu que j’ai utilisé ici.
Pourquoi intituler l’album Est-Ouest et non Ouest-Est alors que la couverture, comme vos voyages, commence par l’Ouest ?
Christin : Curieusement, ça ne marche pas à la lecture. On dit toujours est-ouest. Sans doute depuis le célèbre poème de Rudyard Kipling, The Ballad of East and West, la ballade de l’Est et de l’Ouest, où il évoque les deux faces de son existence.

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