Dans Casemate 151, Jean Van Hamme raconte les dessous du Dernier Espadon, sa quatrième contribution à l’univers de Blake et Mortimer. Lui restait à préciser quelques détails sur la suite du Rayon U annoncée, un petit accroc à la chronologie à justifier, une anecdote sur sa vie de vendeur de produit antirouille pourri. Et un commentaire désabusé sur l’avalanche de bios et récits vécus qui envahissent la BD. Ce qui chagrine fort le père de XIII, Thorgal, et autre Largo Winch, grand prêtre d’un imaginaire à la portion de plus en plus congrue dans la bande dessinée franco-belge.

Le Dernier Espadon est parsemé de clins d’œil, de décors bien connus…
Jean Van Hamme : J’ai relu Le Secret de l’Espadon pour avoir bien en tête les décors caractéristiques que je voulais voir reproduits dans mon histoire. Et lu évidemment les deux tomes de La Vallée des Immortels, le diptyque imaginé par Yves Sente, puisque j’allais travailler pour la première fois avec les deux dessinateurs néerlandais qui se partagent les planches. Quand je change de dessinateur, je lis toujours un ou deux de ses albums précédents pour m’imprégner de la manière dont il organise ses dessins, de sa façon de découper les planches.
Le lecteur sait tout de suite qui est Olrik. N’est-ce pas se priver d’une surprise ?
Oui, mais je joue avec le lecteur, lorsque le colonel est démasqué, je commente d’un « à la grande surprise du lecteur »…
C’est un jeu entre lui et vous, comme vous l’avez souvent dit pour XIII ?
Pas au départ de l’histoire de mon amnésique. Mais ça l’était très vite devenu. Le jeu consistait à faire croire que la vérité est là, puis à démontrer d’une manière que j’espère imparable qu’elle est ailleurs. Lorsqu’au cinéma, vous vous apercevez que ce que vous imaginez est faux, que le scénariste vous a eu, cela doit vous faire plaisir, non ? Moi, à chaque fois, je dis chapeau. Côté surprise, je suis assez content de la manière dont Mortimer, Olrik et Nasir s’évadent. Trouver du nouveau dans ce domaine – loin du gag du gars qui dit avoir mal au ventre et assomme le geôlier inquiet qui entre – est ce qu’il y a de pire pour un scénariste.
Pourquoi montrer un Blake sombre, très sombre ?
Logique. Un gosse l’accuse d’être responsable de la mort de son père. Et c’est vrai. Je voulais faire un peu réfléchir aux héros à la James Bond. Diriger un service de renseignement ou de contre-espionnage veut dire envoyer forcément des agents à la mort et en provoquer d’autres. Je tenais à montrer cela, et un Blake qui en est pleinement conscient. Lui et Mortimer ont toujours le même âge et n’ont jamais changé de métier. Mais on peut creuser ces personnages. On n’a jamais beaucoup parlé de Blake. C’est pour cette raison, pour le mettre en lumière, que j’ai écrit L’Affaire Francis Blake, mon premier titre dans la série, où j’ai vraiment exploité son métier.

“Un gosse accuse Blake d’être responsable de la mort de son père. Et c’est vrai…”

N’y a-t-il pas une certaine incohérence au niveau des dates ?
Oui, j’en suis parfaitement conscient, Yves Sente m’en a fait la remarque. Sa Vallée des Immortels se déroule entre septembre 1949 et mars 1950. Et je situe Le Dernier Espadon en janvier 1948.
Ce qui ne colle pas puisque l’histoire se déroule après, votre Nasir évoquant d’ailleurs leurs « mésaventures chinoises » !
Exact. Mais qui sait aujourd’hui que Le Secret de l’Espadon se déroule entre 1946 et 1949 ? Tout le monde s’en fiche ! Jacobs n’a jamais précisé aucune date, pas plus dans l’Espadon que dans Le Secret de la Grande Pyramide. J’avais besoin de situer mon histoire en janvier 1948, à cause de l’indépendance du Pakistan. Et c’est, me semble-t-il, la seule date précisée dans l’ensemble des albums. Yves Sente inclut parfois des personnages réels, comme les Beatles, sans les nommer, dans La Machination Voronov. J’évite soigneusement.
Et vous aimez les fausses pistes, ainsi quand un nazi évoque le 23 mars…
… il s’agit effectivement d’une date importante dans la carrière d’Hitler, mais cela je ne l’ai appris qu’après ! Le choix de cette date répond à une tout autre motivation. C’est une coïncidence et non pas une fausse piste.
Au club de Blake, les deux amis carburent au saint-émilion 1937. Minimum 1000 euros sur le Net. Connaissant votre souci d’exactitude, l’avez-vous goûté ?
Non, n’étant pas du tout connaisseur en vins, j’ai choisi un nom que tout le monde connaît et indiqué une année au hasard. Mais, c’est vrai, j’aurais pu poser la question à un œnologue parisien qui fait partie de notre famille.
Dans Casemate 151, vous évoquez une reprise du Rayon U, première histoire de Jacobs. Va-t-on enfin savoir en quoi il consiste exactement ?
Je n’ai pas écrit une reprise, mais une suite. Désolé, je n’ai aucune explication sur ce qu’est le rayon U. J’imagine très bien Jacobs, en 1943, pressé de pondre cette histoire, sans trop se soucier de cohérence ou de quoi que ce soit d’autre. On voit juste, sur la première planche, le professeur Marduk brandir devant Sylvia, sa collaboratrice, une sorte de double ampoule rayonnant d’une lumière jaune. Plus kitsch tu meurs. C’est vraiment très drôle. L’album fera 43 planches, comme l’album de Jacobs. Je me suis beaucoup, beaucoup, beaucoup amusé à l’écrire, je crois que le dessinateur s’amuse aussi, tout le monde s’amuse. C’est l’essentiel. L’association Les Amis de Jacobs a reproduit mon synopsis dans leur magazine. Je trouve très attachant leur mélange de naïveté et d’amour pour Jacobs. Leur association, à Angoulême, parvient tous les trois mois à remplir un magazine. C’est émouvant. Jacobs n’a jamais connu autant d’honneurs, d’hommages de son vivant.

“Qui sait que Le Secret de l’Espadon se déroule entre 1946 et 1949 ? Tout le monde s’en fiche”

Finalement, avez-vous connu des échecs professionnels ?
Je garde un souvenir mitigé d’une boîte américaine pour laquelle j’ai travaillé trois ans avant de rentrer chez Philips, à la fin des années 60. Je devais vendre un produit antirouille destiné aux coques de navires. Malheureusement, il était d’une nullité totale. Je me souviens d’un banc d’essai. On mettait un bâtiment à sec et chaque produit en concurrence était étalé sur toute une bande de la coque. Remise à l’eau et verdict six mois plus tard. Et là, le seul endroit incrusté de coquillages était celui recouvert de mon produit. Quand j’en ai eu assez de me faire engueuler, envie d’être plus heureux au boulot, j’ai démissionné et suis entré chez Philips en répondant à une petite annonce.
Sans la BD, vous auriez pu finir PDG de Philips !
Grâce à ce groupe, j’ai voyagé pendant cinq ans sur tous les continents, ce qui me plaisait bien. Mais, quand on m’a nommé directeur des appareils ménagers à Bruxelles, je me suis demandé où j’allais. Devenir président-directeur général de Philips Belgique. Et alors ? Je ferais partie du Rotary et autres machins, et à 65 ans on me dirait merci. Non. J’avais vraiment envie de raconter des histoires. Fils unique, orphelin de mère, mon père m’avait installé dans une école à six kilomètres de chez nous. Donc, n’ayant pas de copains près de chez moi, je lisais des romans genre Fenimore Cooper. Et je rêvais, moi aussi, de raconter des histoires. Un beau jour, j’ai commencé. Par des nouvelles. Et cela à la grande surprise de mes deux secrétaires !
J’ai d’abord essayé le roman, en sortant onze pour un total de 80 000 exemplaires. Certains à 900 ex. seulement. Difficile d’en vivre. Et puis, un jour, Grzegorz Rosinski m’a amené à la bande dessinée. Et nous avons lancé Thorgal. Dans la vie, des occasions se présentent toujours. Le tout est de saisir celles qui doivent être saisies et de ne pas aller dans une mauvaise direction. Nos vies sont faites ainsi, parfois on choisit bien, parfois on choisit mal.

“Mon épouse dit parfois que si je sortais XIII aujourd’hui, ça ne marcherait peut-être pas”

Aucun éditeur ne vous a-t-il proposé d’adapter en BD votre pièce de théâtre jamais montée ?
Non. Et c’est logique. Trop années 50, pas assez incisive. On s’y renvoie la balle d’une manière terriblement classique. Tout le monde est coupable potentiel, comme dans un Agatha Christie. Je comprends très bien qu’on n’ait pas envie de monter ce genre de pièces vieillottes. Même si, à la limite, ça pourrait être sympathique à regarder.
Quelle leçon tirez-vous de Kivu, dessiné par Christophe Simon (dossier dans Casemate 117) ?
40 000 exemplaires vendus. Ça a marché gentiment, je ne m’attendais pas à un miracle. Le public belge était davantage concerné que le français, à qui le Kivu, cette ancienne province de la République démocratique du Congo, ex-Congo belge, ne dit pas grand-chose. Mais nous avons eu de la chance : en 2018, peu après la sortie de l’album au Lombard, le médecin-chef de l’hôpital de Kivu qui accueille les femmes violées, Denis Mukwege, a reçu le prix Nobel de la paix. Résultat, je n’ai eu jamais autant de presse sur un de mes albums !
Que pensez-vous du troisième Largo Winch sans vous qui sort début novembre ?
Yves Sente m’envoie les synopsis de XIII. Philippe Francq, non. Je serais ravi de lire le bouquin. Et j’espère être agréablement surpris. J’aime autant que Largo marche. Non pas parce que je touche un pourcentage dessus, je peux vivre sans. Simplement, je trouverais dommage qu’un personnage que j’ai créé dégringole.
Vous qui en avez tant vendu, lisez-vous de la BD ?
Mon épouse me dit parfois que si je sortais aujourd’hui des personnages à la XIII, peut-être ne marcheraient-ils pas du tout. Elle a probablement raison. Prenez les derniers numéros de Casemate, une grande partie des albums traités sont des biographies ou des histoires vécues. Où est l’imagination dans tout cela ? Non, je ne lis plus de BD depuis des années. En revanche, j’ai une énorme bibliothèque et l’envie de me replonger dans des tas de bouquins.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI et Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°151 – novembre 2021.

Les Aventures de Blake et Mortimer #28,
Le Dernier Espadon,
Teun Berserik & Peter van Dongen,
Jean Van Hamme, d’après Edgar P. Jacobs,
Éditions Blake et Mortimer,
62 pages, 15,95 €,
19 novembre.

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