Une bio de Saint Exupéry de plus ? Oui, mais peut-être la plus humaine, la plus proche de sa vraie vie. Écrite par Bernard Chabbert, journaliste-pilote dont les parents ont connu l’auteur de Vol de nuit et du Petit Prince. Et illustrée par celui qui a relancé la BD d’aviation avec Au-delà des nuages, le dessinateur de la série Angel Wings. Suite du dossier de dix pages que lui consacre Casemate 139.

Pourquoi une nouvelle bio de Saint Ex alors que Bernard Chabbert reconnaît qu’il en existe déjà bien 1,50 mètre en linéaire ?
Romain Hugault : Nous voulions en toute modestie raconter sa vie, simplement. Sans fantasmes. Sans tomber par exemple dans tout le tralala qui entoure sa mort qui a dû être la plus conne du monde. Une panne ? L’attaque d’un avion allemand ? On ne le saura sans doute jamais réellement et c’est tant mieux. Nous peignons une période de gloire des ailes françaises. À Santiago du Chili, à Buenos Aires, en Terre de Feu, les gens voient arriver des Latécoère qui amènent le courrier de France. Leur courrier. Les pilotes sont français, les avions sont français, le système est français. L’idée est française. Une idée complètement dingue. Pierre-Georges Latécoère disait alors : « J’ai refait tous les calculs, ils confirment l’opinion des spécialistes : notre idée est irréalisable. Il ne nous reste qu’une seule chose à faire : la réaliser ! » Comme je le dis dans Casemate 139, on est loin du principe de précaution !
Quelle période de la vie de Saint Ex vous fascine-t-elle le plus ?
Peut-être New York, la plus folle. Imaginez… Ce type a connu la guerre, le désert et les attaques des Maures, les crashs, la guerre, la défaite de 1940. Il fuit l’Occupation, se retrouve avec son escadrille en Afrique du Nord. Là, on leur dit : « Les gars, c’est bâché, fini, on va peindre sur vos avions des bandes rouge et jaune car vous êtes désormais sous les ordres de Vichy. » Et il se barre pour New York. Imaginez… Un type criblé de dettes – c’est un flambeur aux poches percées qui aime les belles bagnoles, laid, mais dégageant beaucoup de charme. Le voilà sur un quai de New York avec sa valise en carton, deux paires de chaussettes et un tricot de peau de rechange. Un mec s’approche : « Bonjour, vous êtes M. de Saint Exupéry ? Je suis votre éditeur, votre livre Vol de nuit remporte ici un succès fou. Nous allons nous occuper de tout. »

“À New York, ce flambeur débarque avec deux paires de chaussettes et un tricot de rechange”


Quinze jours plus tard, le voilà vedette d’une réception de 1 500 couverts au Waldorf-Astoria, fêté par tout le gratin de la littérature new-yorkaise. Ses bouquins ont de plus en plus de succès. Il écrit Le Petit Prince. Arrive 1943. C’est plié, la puissance de feu des Américains est telle que l’Allemagne est fichue. Saint Exupéry est pressenti pour le Nobel de littérature. Il pourrait poursuivre une vie pépère. Les femmes l’adorent, il a de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, des amis partout, et voilà qu’il décide de tout plaquer pour aller se faire tuer. Il repart se battre, avec sa valise, en cuir cette fois. C’est fou, il est trop vieux pour piloter des engins de guerre. Déjà quadra, cassé de partout, le corps couvert de cicatrices, mais il emmerde tellement Eisenhower qu’il se retrouve sur un Lightning – un avion de reconnaissance à haute altitude délicat, fait pour des jeunots de 28-30 ans. On lui concède cinq missions. Il en effectuera neuf… Chacune d’elles est une partie de roulette russe, il en était très conscient. D’autant que les Français volent sur des avions américains de seconde main, ayant déjà beaucoup servi, que leur refilent les Américains lorsqu’ils en touchent des tout beaux tout neufs.
Par pur héroïsme ou pour retrouver les sensations de ses 20-30 ans ?
L’avion, j’en sais quelque chose, est une drogue. En vous coupant les ailes, on vous brise. Je pense aussi que Saint Ex s’est permis décrire Pilote de guerre, parce qu’il a été pilote de guerre. Il répétait qu’il faut vivre les choses avant de les raconter. Que la prose de mecs décrivant le monde de leur canapé, fussent-ils les meilleurs littéraires du monde, sonnera toujours faux.

“Devenu riche, adulé, il repart combattre…”

Il sait, il écrit que le Lightning n’est pas fait pour lui. Trop compliqué. Pas au niveau pilotage, lui qui volait sur Breguet 14 et Latécoère 28, mais parce que c’est un vrai bazar, machine hallucinante avec plein de boutons partout, il se sent conducteur de loco. Ses derniers mots, dans une lettre jamais envoyée et retrouvée sur son bureau, furent : « La termitière future m’épouvante. Et je hais leurs vertus de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier. » Tout est là. C’est la fin de la guerre, il voit les gens se placer, les clans se disputer le pouvoir. Les petites gens essayer de construire leur petite vie tandis que pointent les robots. Je ne crois pas du tout à la thèse du suicide, mais peut-être l’avenir qui se pointait ne lui faisait-il pas forcément envie.
Vous n’en faites pas un saint, loin de là !
Bien sûr, Saint Ex a ses parts d’ombre. Sûrement imbuvable à vivre, mari volage, peut-être. Mais à regarder son itinéraire, ne trouvez-vous pas que nous agissons, aujourd’hui, en petits joueurs ? Ces pionniers se lançaient des défis, écrivaient des livres qui resteront pour l’éternité. Si l’on va aujourd’hui en avion à Barcelone, c’est parce qu’une poignée d’hommes ont décidé de transporter le courrier par les airs. D’accord, depuis, on a marché sur la Lune. D’accord, on va y retourner. Quel exploit ! Qu’a fait de grandiose notre génération ? Je cherche…
Tout le monde ne peut pas être pilote d’exception !
Mais, justement, ces héros d’Afrique, d’Amérique du Sud, etc., n’en étaient pas ! Les pilotes de voltige d’aujourd’hui sont exceptionnels. mais pas Saint Ex, Mermoz et les autres. Juste des laboureurs qui faisaient la navette entre deux points du monde sur de vieux avions pourris.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°139 – octobre 2020.


L’homme ou 40 g d’informatique ?

Comment expliquez-vous les risques insensés pris par les hommes de l’Aéropostale ?
Bernard Chabbert : Ils sortent de la Première Guerre mondiale, 20 millions de morts. Tout de suite après arrive la grippe espagnole. Les plus réalistes ou raisonnables parlent de 20 à 30 millions de morts dans le monde, d’autres montent la barre à 100 millions. Il n’existe pas d’institut de sondage à l’époque. En 1921, Saint Ex a l’âge de son siècle. Les gens sont alors accoutumés à l’idée que la vie a une fin qui s’appelle la mort. Qu’on doit tous y passer et parfois plus vite que prévu. Donc autant vivre, et profiter de la vie. Une philosophie qui, aujourd’hui, me semble-t-il, a largement disparu.
Vous parlez du 19e siècle comme celui de la vitesse dans tous les domaines.
On l’oublie, mais tout a connu une accélération phénoménale. Du côté de mon père, on était notaire de père en fils. Depuis cinq siècles, sa famille vivait du côté de Mazamet, dans la région de la forêt noire. Au début du 20e siècle, mon grand-père se rendait auprès de ses clients en carriole tirée par une jolie jument. Son univers était alors limité à ce que sa monture pouvait parcourir en une matinée. Celui de mon père, pilote chez Latécoère, s’est élargi à ce que franchissaient ses avions en une journée, 600-800 km. Et moi, son fils, rentrant de Cap Canaveral, je lui racontais l’histoire de mecs qui venaient de se poser sur la Lune. Tout ça en l’espace de soixante-dix ans. Vertigineux.

“Bien sûr, l’homme peut, parfois, être plus ou moins en panne. Mais cela fait partie de la vie”

Quelles sont vos sources ?
Mes parents et Saint Ex, amis, se voyaient beaucoup. La dernière fois en 1943, à Casablanca, quand il fut temporairement interdit de vol sur les P-38. Toute une bande de copains se retrouvait dans le plus grand appartement disponible, celui de mes parents. C’est donc un personnage dont j’ai toujours entendu parler. Voilà pour le côté humain. Pour le côté aviation, en tant que pilote, et journaliste, j’ai eu la chance de voler sur quelque 250 appareils de types différents. De l’ULM classique aux plus gros transports modernes*. Et connu quelques petites aventures d’aviateur, y compris une panne sévère et un atterrissage sur le ventre. On m’a aussi demandé d’être le parrain d’une réplique du Breguet 14 volant en France… Deux ou trois vols à son bord m’ont permis de mieux comprendre ces machines dont mon père m’avait déjà beaucoup parlé. Des appareils assez agréables à piloter, mais dont la stabilité dépendait beaucoup du métier de l’homme aux commandes. Aujourd’hui, on estime que 40 g d’informatique possèdent plus de bon sens qu’un homme. C’est dangereux. Saint Ex disait que l’important, c’était l’homme. Bien sûr, il y aura des jours où celui-ci sera plus ou moins en panne. Mais il faut l’accepter, cela fait partie de la vie.
Avez-vous connu aussi cette fascination du désert qu’évoquent les pilotes, mais aussi un écrivain comme Joseph Kessel ?
Étudiant, j’ai pendant trois mois pu voler à Djibouti comme copilote et balayeur de hangars. Tous les matins, on allait et on revenait d’Aden. L’après-midi, on effectuait la circulaire autour de Djibouti. Les paysages vous serraient la gorge. À voler bas, à petite vitesse, nous nous sentions coupés du monde, un peu extraterrestres. Oui, on pouvait se croire sur Mars. C’est pourquoi je suis si content que Romain ait dessiné le Breguet 14 au-dessus de cette ville du désert dans le Sud marocain (pages 56-57, Casemate 139). Je crois que c’est là que Saint Ex a chopé le virus. Sans désert, il n’aurait pu atteindre ce niveau d’écriture. Et le Petit Prince ne serait sans doute jamais apparu à un pilote perdu dans les sables.
Expliquez-nous pourquoi le pilotage est un art proche de celui d’un musicien ?
La musique, gamin puis ado, j’ai beaucoup pratiqué. Puis gagné ma vie pendant deux ou trois ans avec ma guitare en interprétant du rock’n’roll. En commençant à piloter à 16 ans, l’analogie entre vol et mélodie m’est venue naturellement. Un morceau, c’est une intro (le décollage), puis une mélodie qui développe ses thèmes (la navigation et ses actions répétitives) et un final (l’atterrissage). Autre analogie, le toucher. Il y a concordance entre ce qu’on ressent en touchant des cordes et le manche à balai d’un petit avion. Oui, le pilotage est un art. Les avions (je ne parle pas des gros transporteurs) ont leur personnalité, comme les instruments de musique. Avec qui on peut, ou pas, entrer en communion. Certaines guitares sont des planches dont ne sortira jamais rien parce qu’elles ne parlent pas. Je parlerais de relation sensuelle entre la machine et l’homme. Un pilote, c’est quelqu’un qui prend une machine et lui fait accomplir des évolutions, déroulant une mélodie, raison d’être de cette machine.

“Saint Ex, par des manœuvres acrobatiques,  tente d’assommer un lionceau fou de peur…”

Mermoz attend un chat pour décoller, Saint Ex se bat avec un lionceau en vol…
À l’escale du Cap Juby, au Sahara, vit Paf le baladeur. Ce chat embarque dans les avions-courrier quand il le veut. On a vu Mermoz l’attendre avant de décoller. Avant-guerre, à bord des paquebots de la Transat sur la ligne New York-Le Havre, le chat Léon traverse régulièrement l’Atlantique, changeant de bateau à chaque escale.
Non, Saint Ex ne se bat pas avec un lion. À Dakar, un copain d’Air France lui offre un lionceau. Effrayée, la bête, en vol se venge toutes griffes dehors sur André Prévot, le mécanicien de Saint Ex. Ce dernier, pour essayer de l’assommer, enchaîne des manœuvres acrobatiques qui envoient le félin valser aux quatre coins de la cabine.
Ces gens aimaient bien les animaux. Un chien, aussi nécessaire qu’un bon cadenas pour protéger le matériel de nuit, faisait partie de la dotation de chaque base. Mon père, basé à Villa Cisneros, au nord de Cap Juby, en avait deux. Un nommé Laté 28, l’autre Smara, non arabe d’une étoile. Il les adorait tellement qu’un copain mécano, un peu sculpteur sur bois, lui a offert une pièce représentant les deux têtes. Je l’ai toujours chez moi.
Comment expliquez-vous que Saint Ex et de Gaulle se soient autant ratés ?
Leur relation est pipée depuis le début. Il rencontre ses premiers gaullistes à New York. Des gens extrêmement sectaires, finalement eux aussi, loin de la vraie bataille. Je crois que Saint Ex détestait bien plus les ayatollahs du gaullisme que de Gaulle lui-même. Mais c’est vrai, on peut rêver d’une association entre les deux. Saint Ex ne serait peut-être pas mort à 44 ans…
Aujourd’hui, dans quelles cases mettriez-vous Mermoz et Saint Ex ?
Mermoz, homme de droite, ne serait certainement pas au Front national. Il persiste, dans le socle de ce parti, des scories venant du père Le Pen, la guerre d’Algérie, etc., une forme de séparatisme. Alors que Mermoz n’en avait rien à foutre. Il avait des potes arabes, me disaient mes parents, et se moquait de l’origine des gens. Donc je le verrais à la droite des Républicains, genre Estrosi, le maire de Nice.

“Je crois que Saint Ex détestait bien plus les ayatollahs du gaullisme que Charles de Gaulle”

Ah bon ? Pas loin de Macron, alors ?
Avec une différence fondamentale. Mermoz estimait que si culture et intelligence ne sont pas accompagnées d’expérience et de respect de l’expérience, elles ne servent à rien.
Je crois qu’on touche là à un des ressorts de la philosophie de Saint Ex. On peut être brillant, de grande culture, comme les Vilmorin – il fut très amoureux de la célèbre Louise – ou très intelligent comme l’écrivain philosophe Jean-Paul Sartre, si on ne va pas plonger les mains dans le cambouis, on reste un théoricien. Théoricien qui peut devenir dangereux parce qu’il n’intègre pas la vie réelle dans ses analyses.
Quant à Saint Ex, je lui trouve un petit côté Manuel Valls. Peut-être l’influence espagnole. Idéaliste, mais également raisonnable, essayant de mener les choses à bien, de les faire aboutir.
Pourquoi ne jamais évoquer la Citadelle, qui fut son imposante œuvre posthume ?
Pendant huit ans, Saint Ex jette sur le papier ses réflexions qui pourraient lui servir un jour. Cherchant un moyen de les mettre en scène, il imagine de les mettre dans la bouche d’une sorte de sage de tribu. D’où un ton parfois très sentencieux. Résultat, 1500 pages écrites à la main, très raturées. Pas de chapitrage, ni début ni fin. Un éditeur a récupéré le manuscrit et, avec deux ou trois fidèles et littérateurs distingués, a essayé de reconstituer ce puzzle. Résultat, un non-livre, un fourre-tout de remarques, de réflexions, avec un côté presque Tolkien. Je ne pense pas que Saint Ex l’ait jamais imaginé sous cette forme.
Oserais-je avouer n’avoir jamais pu en venir à bout ?
Vous n’êtes pas le seul. Cela dit, c’était le livre de chevet, le compagnon d’insomnie de Michel Rocard, ancien Premier ministre de Mitterrand et grand amateur de discours, disons, parfois complexes. Je le connaissais un peu. Il pilotait et fut très inspiré par Saint Exupéry.

JPF

* « L’aviation provoque seulement 2,5 à 3 % de la pollution causée par les rejets de pétrole mondiaux », affirme Bernard Chabbert dans sa défense de l’aviation (Casemate 139). Un rapport que vient de publier l’Université de Reading parle de 3,5 %. « 1,5 % revient aux émissions de CO2 (lors des vols et de la construction des avions) » et le reste, 2 %, aux autres facteurs tels, surprise… « les traînées de condensations » ! (Le Point, 10 septembre).

St Ex – Un prince dans sa citadelle,
Romain Hugault, Bernard Chabbert,
Paquet,
174 pages,
29 €,
7 octobre 2020.

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