Raconter ce qu’il s’est passé à Vienne et à Prague avant le tournage du Troisième Homme, film mythique sur la Guerre froide, est le nouveau défi que se lancent Miles Hyman et Jean-Luc Fromental. Ils s’en expliquent longuement dans Casemate 102, et nous en apprennent de belles sur Graham Greene, écrivain, espion, à la vie personnelle fort peu catholique. Suite de leurs confidences.

Pourquoi Vienne n’a-t-elle pas connu le sort de Berlin-Est, dont le mur n’est tombé qu’en 1989 ?
Jean-Luc Fromental : Les Autrichiens, eux aussi, ont été d’une certaine manière victimes de l’Anschluss, annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938. Ils n’ont pas choisi de rentrer dans la guerre en tant que peuple. Et Vienne ne fut jamais, comme Berlin-Ouest, un kyste occidental au cœur d’un pays communiste. En 1955, l’Autriche est rendue aux Autrichiens et rejoint rapidement le bloc de l’Ouest.
Vous parlez beaucoup de Vienne, mais votre album se termine à Prague.
La Tchécoslovaquie de 1948 est gérée par une alliance de démocrates chrétiens et de socialistes bon ton. Puis tout bascule, trois défenestrations ont lieu à Prague, donc celle de Jan Masaryk, leader charismatique, espèce de Kennedy tchécoslovaque. Et le pays bascule de l’autre côté du rideau de fer qui est en train de s’ériger.
Qu’est donc la théorie du salami appliquée par les révolutionnaires communistes ?
Un travail de longue haleine qui consiste, plutôt que d’affronter l’ennemi en bloc, à éliminer l’une après l’autre les factions ennemies qui risquent de s’opposer à votre avance. Et à frapper quand il ne reste plus personne en face. C’est pour cela que Prague tombe sans coup férir du côté communiste, sans aucune bagarre.
Et en faisant la fête !
Oui, ainsi le bal à l’hôtel Alcron, que raconte Graham Greene. L’histoire de l’ambassadeur du Venezuela qui danse avec la grosse cuisinière dans les sous-sols de l’hôtel est de lui. Reconstituer cette époque fut très amusant, un véritable travail de Romains, fait d’accumulation, de lecture, de fragments de choses.

Il consiste à éliminer une à une les factions qui risquent de s’opposer à votre révolution

Un boulot d’historien ?
Alors là, méfiance. Je sens pointer, en tant qu’éditeur et observateur du terrain, une forte tendance à verser dans la BD pédago. Aujourd’hui, quel éditeur n’a pas son secteur qui va analyser les grands hommes, les grandes découvertes ? Ce n’est pas neuf. Dans les années quatre-vingt, quand Jack Lang, ministre de la Culture, s’intéressait à notre art, nous étions considérés dans les festivals comme des bêtes de concours. La tentation était forte de transformer les manuels scolaires en bande dessinée. J’avais écrit dans Métal Hurlant tout le mal que je pensais de cette idée. Pour moi, la bande dessinée se planque dans le livre de maths et pas le contraire.
Les Allemandes de Berlin et les Autrichiennes de Vienne n’ont, paraît-il, pas eu la vie facile durant les occupations d’après-guerre…
Comme toujours. Aujourd’hui, des Casques bleus se tapent des gamines de 12 ans contre un bol de riz. C’est l’horreur de l’occupation, très justement évoquée par Greene dans Le Troisième Homme. Le film s’inscrit exactement, mais plus discrètement parce que réalisé par des Anglo-Saxons, dans le travail de Rossellini type Allemagne année zéro, sorti en 1948. Le réalisateur italien est allé tourner dans les ruines fumantes. Le résultat est incroyablement plus intéressant que les images prises par l’armée américaine depuis ses Jeeps. Avec Rossellini, on est dans les ruines, on voit la gueule des villes dévastées. On comprend ce que les civils se sont pris sur la tronche. OK c’étaient des nazis, nos ennemis, c’était bien fait pour leur gueule. Et puis on réfléchit. Après tout, ces civils étaient des gens comme nous…
Au milieu des ruines de Vienne, la grande roue, intacte, tourne toujours.
Il y a du symbolisme dans Le Troisième Homme. Harry Lime, interprété par Orson Welles, se cache dans les égouts. Il propose alors au seul mec qu’il admire, en réalité son disciple, de le retrouver dans cette roue d’où ils découvrirent toute la ville. Et là, Lime se livre à un numéro de cynisme incroyable. « Si je te promets une fortune en dollars, appuieras-tu sur ce bouton, sachant qu’une vie, une petite lumière s’éteindra dans la foule à nos pieds ? » Là réside tout le paradoxe, l’ambiguïté métaphysique de Greene, fervent catholique qui a manqué de se faire excommunier pour avoir écrit La Puissance et la Gloire vingt ans après s’être converti au catholicisme. Il y décrit un prêtre alcoolique, hanté par ses démons. Le livre a été condamné par le Vatican.

Du haut de la roue dominant la ville, Lime se livre à un numéro de cynisme incroyable…

Ce grand voyageur n’a-t-il jamais travaillé pour des journaux ?
Si bien sûr, la presse a occupé une part substantielle de sa vie professionnelle. Il fut rédacteur, critique cinématographique pour le Spectator, envoyé spécial pour le Sunday Times, Le Figaro et Paris Match. Mais son exercice préféré consistait à écrire des lettres au Times, vitupérant sur tous les sujets politiques. Évidemment, celles-ci n’avaient pas le sort de celles des habituels John Doe et faisaient le bonheur du titre. Greene s’emballe pour Cuba, pour Trujillo, le dictateur dominicain. Il analyse ce qu’il se passe au Vietnam avec une lucidité incroyable. Un américain bien tranquille est un des livres les plus prophétiques sur ce qui se déroule et va se dérouler en Indochine. Greene écrit alors que les Français s’y battent encore, et que les Américains sont sur le point d’arriver. Il comprend à quel point la guerre des Français et celle des Américains diffèrent. Que ces Américains, que Greene n’aime pas du tout comme tout bon Anglais qui se respecte, débarqueront avec leurs grosses chaussures jaunes, bardés de bonnes intentions sur l’amélioration de la vie des peuples, etc. En tant qu’éditeur, j’ai pas mal planché avec Marcelino Truong sur Une si jolie petite guerre, paru en 2012 chez Denoël Graphic. On voit bien que la guerre d’Indochine fut une guerre consanguine, une guerre où les adversaires, les Français et Indochinois, parlent la même langue, pensent de la même manière. Que l’élite intellectuelle indochinoise s’est rebellée en disant à leurs colonisateurs : « Vous êtes gentils, mais cassez-vous ! » À l’opposé, la guerre du Vietnam fut une guerre américaine, la guerre du plus fort au plus faible. Pas du tout déchirante. Juste barbare.
Quel livre de Greene conseiller à ceux qui ne le connaissent pas ?
Le Facteur humain, livre d’espionnage qui, encore une fois, est la leçon du maître à son disciple John Le Carré. Si on l’oppose à l’œuvre de Le Carré, que je respecte vraiment beaucoup, il n’y a pas photo. Lisez Le Facteur humain et laissez-vous porter. Vers un autre titre d’espionnage par exemple, merveilleux de drôlerie, Notre agent à La Havane. Évitez en revanche ses premiers titres d’avant-guerre, assez poussiéreux, qui portent leur âge. Certains de ses ouvrages sont même douteux. Orient-Express par exemple, livre très connu, a des relents d’antisémitisme. Greene tient des propos stéréotypés sur les Juifs un peu comme on le faisait pour les Auvergnats. Problème, il n’y a pas eu de génocide d’Auvergnats.
Comment, vous-même, l’avez-vous découvert ?
J’ai connu mon premier émoi littéraire avec les Bob Morane de Vernes. Je revois ces petits Marabout Junior jaunes, avec leur marabout en duffle-coat. À 10 ans, je les achetais avec mon argent de poche, quitte à mettre parfois la main, il y a prescription, dans le portefeuille de papa. Ils coûtaient 2,25 FF. J’ai ensuite découvert Sax Rohmer, Conan Doyle, toute cette littérature d’aventure qu’a soigneusement repiqué notre ami Vernes. J’ai beaucoup d’estime pour cet auteur qui a écrit de belles choses et a remis Jean Ray à l’honneur. Mon cheminement en littérature a été anarchique. Je lisais que machin s’était inspiré d’untel ? Hop, j’allais lire untel. C’est ainsi que j’ai construit ma culture, bien loin de toute logique critique, à travers des auteurs comme Conrad par exemple.

L’Indochine ? Une guerre consanguine. Le Vietnam ? Juste une guerre barbare…

Ou Graham Greene ?
De Vernes à Greene, il y a un chemin, mais pas tant que cela. Je ne me souviens plus du domino exact qui m’a mené de l’un à l’autre, mais il y avait à l’époque un emballement pour la littérature anglaise romanesque. Conrad, Stevenson… Encore qu’à 11 ans L’Ile au trésor m’a barbé. Je l’ai relue il y a peu, c’est un chef-d’œuvre absolu. En revanche, Docteur Jekyll et M. Hyde m’intéressait prodigieusement. Quant à Graham Greene, son œuvre étant extrêmement diverse, j’ai mis longtemps à bien la saisir. On passe de l’aventure à des choses beaucoup plus pointues. Il y avait pas mal de ses ouvrages dans la bibliothèque familiale. Ça aide !
Après Bob Morane, j’ai adoré passionnément James Bond. J’ai appris l’anglais pour pouvoir lire les quatre inédits de Fleming qu’il restait après sa mort. Tous les deux mois, je téléphonais à Plon, son éditeur en France. Ils n’en pouvaient plus d’entendre un môme de 13 ans leur seriner : « Quand allez-vous sortir The Man with the Golden Gun ? » Ça a fini par un : « Laissez-nous votre adresse, on vous préviendra. » Ne voyant rien venir, je me suis mis à l’anglais.
007 est un espion plutôt fantasmé…
Tout à fait. Les gens du renseignement mènent le plus souvent une médiocre vie de fonctionnaires, dans des bureaux plutôt miteux, attrapant des hémorroïdes à force d’être assis toute la journée, se brûlant les yeux à déchiffrer des documents. Les assassinats entre eux existent, mais loin des poursuites en moto ou sur les toits des églises, ce sont des meurtres plutôt crades.
Vous montrez une explication rugueuse dans une église.
C’est une des difficultés du genre. Quand on touche à un personnage existant, on ne peut guère modifier son comportement. Pas question de montrer Greene, pétard en main flinguant à bout portant. Nous avons donc suivi la technique utilisée avec José-Louis Bocquet dans Les Aventures d’Hergé : tout ce qui est de la fiction se passe à la périphérie du personnage qu’on essaie de garder intègre dans sa réalité réelle, si l’on peut dire.
Y a-t-il eu des guerres rangées entre espions ?
Dans l’espionnage français, par exemple, quand, à la fin de la guerre d’Algérie, la branche issue de la résistance se divise entre Comités pour la défense de la République d’un côté et OAS de l’autre. Là, ça vire à la baston ultra sévère. Une époque très intéressante. Et pas mal creusée actuellement par des bandes dessinées s’intéressant aux débuts de la Ve République. Un des faits marquants de cette guerre est l’histoire de cette villa occupée par l’OAS que fait exploser un karatéka vietnamien. Lui et les occupants sont d’anciens résistants. L’OAS étripait aussi joyeusement les barbouzes envoyés par Paris. Où pétaient les bombes de l’OAS. Les indépendantistes algériens n’étaient pas en reste. En rentrant de l’école, j’ai été pris dans une bataille à la mitraillette au métro Bonne-Nouvelle entre les flics en pèlerine et un commando FLN.

Pris dans une bataille à la mitraillette au métro entre les flics en pèlerine et un commando FLN

Greene est envoyé à Vienne par un producteur de films. Le cinéma anglais coopérait-il avec les services secrets ?
Non, mais le producteur Alexander Korda, lui, travaille pour les services secrets britanniques pendant la guerre. Ce juif hongrois, à l’origine cinéaste, venu en Angleterre, s’y fait une place au soleil incroyable. Il monte la London Film Productions, énorme compagnie anglaise qui produit tous les blockbusters de l’époque. C’est drôle, on a découvert par exemple dans les papiers de sa société des fiches de paie surprenantes, dont une au nom de Winston Churchill. Celui-ci aurait soi-disant écrit un scénario pour la London Film, scénario dont personne n’a jamais retrouvé trace. Ça ne vous rappelle rien ?
Comment Korda et Greene se rencontrent-ils ?
Ça commence très mal entre eux. Avant la guerre, Greene, qui est aussi critique de cinéma, attaque les films de Korda, devenu richissime, avec une violence incroyable, parlant carrément de son mauvais goût sémite. Korda, malin, décide d’acheter Greene et lui tient à peu près ce langage : « J’adore ce que vous faites, voici 9 000 livres sterling pour écrire un scénario. » Ce sera Le Troisième Homme. De quoi acheter non pas un, non pas trois costumes, mais l’immeuble d’en face. Greene, avec toutes ses collaborations, gagne alors 1 000 livres sterling par an. Avec ça, vous vivez bien à Londres. 9 000 livres sterling, c’est une fortune.
Où Greene a-t-il fini sa vie ?
À Antibes. Dans J’accuse, publié en 1982, il s’en prend vertement à Jacques Médecin. Et cela au moment où la justice rattrape le maire de Nice. La raison de cette colère : Greene vit alors avec une Française, Yvonne Cloetta, sa dernière compagne, qui a eu des problèmes avec l’administration de Médecin. On a même parlé de menaces de mort. Greene, qui approche les 80 ans, pète les plombs et publie un pamphlet anti-Médecin d’une violence inouïe ! Ce sera son dernier combat.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI et Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate 102 – avril 2017.

Le Coup de Prague,
Miles Hyman, Jean-Luc Fromental,
Dupuis – Aire libre,
106 pages,
18 €,
14 avril.


Hyman : éviter les pièges de la couleur

Le Troisième Homme a-t-il marqué l’homme d’images que vous êtes ?
Miles Hyman : Je l’ai vu jeune, puis redécouvert plus tard. Ce film reste pour moi un repère, comme certains livres, gages de qualité, qu’on découvre à 15 ans, qu’on interprète alors d’une certaine façon avant de les redécouvrir à 28 ou 30 ans. À chaque fois, on en tire quelque chose de différent. On le comprend différemment. Et chaque vision, chaque lecture enrichit votre expérience. C’est particulièrement vrai pour le film et les romans de Graham Greene.
Comment vous partagez-vous entre bandes dessinées, peintures et illustrations ?
La peinture nourrit la bande dessinée et inversement. L’illustration me permet de rebondir sur la bande dessinée avec des idées neuves. Ma façon de rester inspiré. Ces différentes activités autour du dessin me conviennent tout à fait. Cela dit, la bande dessinée occupe le principal de mon temps, tant elle est chronophage et demande un grand investissement personnel et artistique. D’autant plus que je réalise mes couleurs.
Comment arrivez-vous à garder une telle luminosité dans des couleurs pourtant souvent foncées ?
Je peux apporter une réponse artistique et une réponse technique. L’artistique : j’ai travaillé longtemps en couleur directe avec le pastel, en cherchant à capturer l’esprit des fusains noirs et blancs que j’utilisais au tout début. Capturer cette intensité, cette lumière, malgré le travail de couleur numérique dessus. Cela m’a procuré quelques outils de base, quelques points de référence permettant d’éviter les pièges des couleurs sombres qui, à l’impression, perdent de leur intensité.

Une palette de nuances permet de traiter le quotidien, apporte des solutions étonnantes

Si l’on suit tout simplement les règles de la couleur, questions de dominante, de couleurs complémentaires, de valeurs, toutes ces choses qu’on apprend avec beaucoup de lassitude en école d’art, alors, que ce soit en couleur directe ou en numérique, on arrive à un résultat correct. Il ne faut pas tomber dans les pièges de la couleur, se dire qu’un arbre est forcément vert et le soleil jaune. On possède en fait toute une palette de nuances permettant de traiter les choses quotidiennes, d’apporter des solutions étonnantes.
D’un point de vue technique, j’essaie toujours d’éviter d’avoir tout simplement une couleur sur un fond blanc. Il y a toujours de la matière derrière les couleurs qui donnent ce trouble, même si c’est très léger, une texture à la couleur qui nous ramène au travail des dessins organiques. À aucun moment le travail numérique ne prend le dessus sur le travail manuel. Une question de principe pour moi. J’adore beaucoup d’artistes qui travaillent purement en numérique. On est en train de vivre une grande conversation graphique entre le manuel et le numérique. Il est intéressant d’explorer tous les mariages possibles entre les deux pour que la main ne soit pas perdue dans ce processus. Finalement, c’est ce qui, pour moi au moins, donne toute sa force aux dessins.
Mes dessins sont beaucoup plus grands qu’une fois imprimés. Je travaille sur papier, au fusain, puis je scanne mes dessins. Je mets en quelque sorte beaucoup de transparence dans le dessin, puis glisse dessous une sorte de voile de couleur.

JPF