Des ados piégés, formatés par le nazisme ou le communisme. C’est ce que racontent les deux albums signés par le dessinateur Sébastien Goethals et le journaliste-homme de radio Philippe Collin. Au-delà de ces plongées dans deux horreurs totalitaires, le but du duo est de réussir une gageure : à l’époque des écrans omniprésents, réunir les différentes générations d’une famille autour de cet objet magique qui parle à tous : une BD… Suite du dossier de six pages, dont quatre planches commentées, à lire dans Casemate 138.

Est-ce le succès du Voyage de Marcel Grob qui vous a poussé à écrire La Patrie des frères Werner ?
Philippe Collin : On ne s’attendait pas à de telles ventes. L’histoire de Grob, ce Français enrôlé dans la Waffen SS, fut d’abord tirée à 12 000 exemplaires. Il s’en est vendu dix fois plus. Un succès extraordinaire. En fait, je traîne ces histoires – une troisième est en gestation – depuis l’enfance. Et j’ai passé un an et demi à amasser de la doc auprès de sources diverses.
Ces deux histoires se répondent-elles ?
Je voulais, à travers deux livres miroirs, raconter d’abord comment une jeunesse européenne a été kidnappée et broyée par la machine nazie. Et montrer, dans le deuxième tome, comment elle a pu être façonnée intellectuellement par l’autre idéologie totalitaire qu’est le communisme. Dans les deux cas, on s’empare de gens souvent jeunes pour en faire des êtres à son service. D’où des couvertures assez proches pour présenter les histoires de trois gamins qui ont à peu près le même âge quand leur histoire commence.
Des gosses, en Allemagne de l’Est, parfois obligés de dénoncer leurs parents.
Nous n’avions pas assez de pages pour tout raconter. Les deux orphelins, espions de la Stasi, dans un pays vivant sous une chape de terreur, espionnent tout le monde. Car tout le monde espionne tout le monde. Mais en même temps, ils sont parties prenantes dans le système. Encore qu’au début le système communiste est assez souple. Certains peuvent encore s’échapper de l’Allemagne de l’Est.
Un point commun entre les deux Allemagne, la nazie et la communiste : la paperasserie.
Des championnes de la bureaucratie ! Un trait de caractère de ces sociétés qui n’ont qu’une idée : faire triompher ce qu’elles croient être juste.
Qui a écrit ce long article historique De la chute du nazisme au match de football RFA/RDA de 1974 ?
Fabien Archambault, un des plus grands historiens du football européen. Depuis toujours, il travaille pour comprendre comment la politique s’insinue dans le football. Son texte est sérieux et accessible à tous. Un lycéen peut le lire sans problème. Fabien a relu notre travail deux fois, et émis quelques remarques importantes. Ainsi avions-nous exagéré le côté « crève-la-faim » des Allemands en RDA. Contrairement à la Bulgarie ou à la Roumanie, dans l’Allemagne communiste, pays riche au niveau de vie assez élevé, on mangeait à sa faim.

“Deux livres miroirs sur des jeunes broyés par le nazisme ou par le communisme…”

La « dénazification » a-t-elle fonctionné avec la même intensité dans les deux Allemagne ?
Beaucoup moins en RFA. La RDA a vraiment essayé d’épurer au maximum, ce fut le pays antinazi. Certains se sont fait piéger après la fermeture de la nasse par les Russes. D’autres se sont échappés. Je me suis inspiré de l’histoire d’Erich Priebke, ancien SS mort dans son lit en 2013, à Rome. Mais comme je voulais qu’un des gamins bute un ancien nazi, j’ai maquillé son identité.
Pas gênant de prendre des libertés avec la réalité historique ?
Un livre d’Histoire est un livre d’Histoire, une BD est une BD. Écrire un livre d’inspiration historique, c’est se mettre à la place des acteurs. À l’inverse des historiens qui n’ont pas le droit de se projeter dans la psychologie des personnages. Ce qui m’importe est de créer de l’émotion chez les lecteurs pour qu’ils comprennent les enjeux d’un pays ou d’une Europe tiraillée entre les idéologies.
L’Europe et la réconciliation semblent toujours d’actualité…
Peut-être, mais on n’a pas le choix. Nous nous sommes tous officiellement réconciliés depuis l’après-guerre. Quitte à paraître utopiste, nous avons vécu quatre-vingts ans de tranquillité en Europe, période de paix la plus longue depuis mille ans. L’Europe peut être dysfonctionnelle, injuste, parfois cruelle, pleine de choses à corriger, mais nous n’avons pas d’autre choix que de traverser la rivière. Je suis effondré devant ce qui s’est passé pendant la Covid. Tout le monde s’est replié, refermé. Un réflexe qui m’angoisse. La démonstration que le fonctionnement de nos administrations est foireux. Réfléchissons à ce que cela ne s’aggrave pas. Trouver une sorte d’allant européen, sans nier nos spécificités culturelles qu’il faut entretenir, tel est l’objectif. Désunis, nous sommes morts.
Êtes-vous historien de formation ?
J’ai arrêté mes études d’Histoire, parce qu’il me fallait travailler. Les reprendre est mon ambition de fin de vie.

“Je me suis inspiré de l’histoire d’Erich Priebke, ancien SS, mort dans son lit en 2013 à Rome”

Mûr pour l’université du troisième âge ?
J’adorerais ça ! En fac à Brest puis à Rennes, jusqu’à la maîtrise, je côtoyais des retraités. Je me souviens d’un médecin de 67 ans, en DEA. Il avait repris le cursus depuis le début, trois ans auparavant. J’ai toujours dit que je me réinscrirais à l’université pour terminer ma thèse lorsque j’aurai 64 ou 68 ans.
Comment passe-t-on de la radio, du journalisme à la BD ?
Trois raisons principales. Gamin d’un milieu populaire – père officier sous-marinier, mère auxiliaire puéricultrice –, je suis arrivé à la lecture par la BD, Tintin, Les Tuniques Bleues… qui m’a conduit vers les romans et les classiques. À 18 ans, je m’enthousiasme pour Maus d’Art Spiegelman. Ainsi la BD permet de raconter des choses comme la Shoah ! Ensuite, j’ai lu Candide de Voltaire, mais sans oublier Tintin.
Deuxième raison, j’ai toujours aimé mélanger les genres. La page de garde de mon mémoire de maîtrise est une planche du Lapinot de Lewis Trondheim dans laquelle le personnage parle de Boileau et de sa vision de la justice. Un parfait écho à la justice de l’épuration à la Libération, sujet de mon mémoire. À la soutenance de maîtrise, l’Université a levé un sourcil avec bienveillance sur mon travail.
Troisième raison : j’ai 45 ans et, ado, il n’y avait à la maison qu’une télé avec trois chaînes. Tout le monde regardait les mêmes choses. D’où des vecteurs culturels communs. Aujourd’hui, chaque famille possède, entre téléphones, iPad, ordis, sept, huit, dix écrans. Et presque personne ne regarde la télé sur un poste de télé. On n’est plus ensemble ! Reste quand même deux vecteurs transgénérationnels, la radio et la BD. Laissez une BD sur la table basse du salon, tout le monde va la prendre, même les parents.

“Laissez une BD sur la table basse du salon, tout le monde va la prendre, même les parents”

Et la radio, média que vous connaissez bien ?
Avec Le Voyage de Marcel Grob, j’ai commencé à raconter l’histoire sur France Inter. Tout le public Inter s’est précipité pour acheter le livre. Des libraires m’ont raconté que des clients d’un certain âge tordaient un peu le nez en découvrant qu’il s’agissait d’une BD, mais l’achetaient quand même. Notre pari, avec le dessinateur Sébastien Goethals, consistait à tenter de faire partager les mêmes lectures à plusieurs générations. Je voulais que les gamins nous lisent, que leurs grands-parents nous lisent et qu’ensuite ils en discutent. J’ai compris que nous avions fait mouche en 2018, lors d’une grande tournée des librairies, dans l’est notamment. Quatre-vingt-dix dates dans la France entière. En Belgique, en Allemagne aussi, dix jours sans Sébastien qui terminait Werner, pendant la période pré-Covid. Je discutais avec des jeunes. J’ai vu des grands-parents prendre trois albums d’un coup pour leurs petits-enfants. Des gamins de 14 ans mettre 24 euros sur la table pour l’acheter à leur grand-père ! Peu de vecteurs culturels permettent cela. La BD a un avenir fantastique que l’on n’imagine pas encore.
Avez-vous enquêté sur place ?
Pour Marcel Grob, j’avais refait son voyage, tout photographié et documenté. Pour Werner, nous avons fait appel à Klara Fröhlich de Leipzig. Cette journaliste de Arte, étudiante en Histoire, nous a rendu un document incroyablement précis et détaillé. En tant qu’Allemande, elle a eu accès à des sources que je ne soupçonnais pas.
Votre style a-t-il évolué d’un livre à l’autre ?
Le récit des Frères Werner est plus âpre. Après le succès de Marcel Grob, j’ai pensé que nous pouvions nous montrer exigeants tout en écrivant pour tout le monde. Montrer que la BD est une forme de littérature à part entière. Mélanger les genres, toujours. Mon obsession.

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°138 – septembre 2020.

La Patrie des frères Werner,
Sébastien Goethals
& Philippe Collin,
Futuropolis,
132 pages,
23 €,
dispo.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.