Si les Klarsfeld traquent depuis des décennies les nazis dans le monde entier, Pascal Bresson, qui avec Sylvain Dorange raconte leur parcours en BD, mène à travers la quasi-totalité de ses quarante-cinq ouvrages une lutte conte les injustices sous toutes leurs formes. Suite du dossier, consacré à leur dernière BD, publié dans Casemate 138. Un numéro d’été supplémentaire en compensation des deux magazines non parus au printemps pour cause de coronavirus.

Parlez-nous des deux fées qui se sont penchées sur votre berceau de futur dessinateur.
Pascal Bresson : Il s’agit de deux grands maîtres de la BD, Tibet, dessinateur de Ric Hochet, Chick Bill, et René Follet, celui des aventures d’Edmund Bell et de tant d’autres albums. J’ai découvert leurs travaux dès l’âge de 11 ans dans le journal Tintin. Et me suis enfui de chez ma grand-mère, à Reims, pour aller voir Tibet dédicacer dans une librairie. Je lui ai confié que je voulais devenir dessinateur de BD. Du coup, il m’a pris sous son aile. Pendant les vacances scolaires, il me formait au métier. J’ai appris à dessiner Ric Hochet en le regardant travailler. Tibet m’a représenté en flic véreux dans Le Jeu de la potence, 61e tome de la série. Et cite notre première rencontre dans sa biographie, La Fureur de rire, signée Patrick Gaumer.
Et René Follet ?
Je lui écris à 14 ans, et vais le voir à Linkebeek, près de Bruxelles. En me raccompagnant au train, il m’a pris dans ses bras. René était aussi sensible que moi ! Il corrigera mes dessins pendant de longues années, me donnant de précieux conseils tout en s’excusant, rituellement, trois jours après par courrier, de peur de m’avoir froissé. Nous avions une relation père-fils, nous téléphonions cinq fois par mois, nous écrivions trois fois. Ces deux grands auteurs m’ont permis de me construire. Ils étaient mon socle. Mes deux pères.

“Avec Follet, on s’est regardé dans les yeux, sans parler, sachant que c’était notre dernière rencontre”

René Follet était-il si dur que cela, pour s’excuser si souvent ?
Très rigoureux, absolument pas tolérant avec lui-même, ce maître incontesté ne me faisait pas davantage de cadeaux qu’il ne s’en faisait à lui-même. Quand je recevais mes dessins corrigés de sa main, il y avait de quoi être démotivé. Avant de se rendre compte qu’il avait toujours raison. Lui aussi m’a accompagné des années jusqu’à ce que je devienne professionnel.
Vos relations père-fils ont-elles continué ?
Jusqu’à sa mort. Je le savais hospitalisé. On m’a prévenu un soir à 22 heures qu’il était en train de partir. De Saint-Malo, j’ai sauté dans la voiture pour aller lui dire adieu à l’hôpital Saint-Luc de Bruxelles. On s’est surtout regardé dans les yeux, sans parler, sachant tous les deux que c’était notre ultime rencontre. Nous nous sommes pris dans les bras en pleurant. René est mort pendant le confinement. Tombé en dépression, j’ai dû accepter un suivi psychologique. Je suis toujours soigné pour arriver à faire son deuil. J’ai reçu un courrier – carrément illisible – de sa main trois jours avant son décès. Je garderai toujours, comme un réconfort, le fait qu’il ait pensé à moi alors qu’il sentait sans doute sa fin proche.
Bresson, l’homme aux trois pères ?
Non, deux. J’ai eu une éducation pas forcément à la Zola ni à la Germinal, mais pas loin. Abandonné par mes parents, élevé par ma grand-mère et des familles d’accueil, j’ai connu l’injustice très tôt. Elle reste le sujet principal de mes quarante-cinq livres qui rendent hommage à des victimes. J’ai commencé de bonne heure en m’attaquant au racisme aux États-Unis avec René Follet dans Plus fort que la haine, sorti chez Glénat en 2014. Passionné par l’Histoire, je me suis intéressé au sort des déportés juifs. D’où Simone Veil – L’Immortelle, paru en 2018 chez Marabulles.

“Abandonné petit, j’ai appris l’injustice très tôt.  Elle reste le sujet principal de mes 45 livres…”

L’avez-vous rencontrée ?
Oui, peu de temps avant sa mort, grâce à un ami, Claude Cancès, patron du 36, Quai des Orfèvres à l’époque Mitterrand-Chirac-Sarkozy. J’ai expliqué à Simone Veil vouloir raconter sa vie pour lutter contre l’oubli des jeunes générations. En me raccompagnant, elle m’a dit : « Vous savez, les gens pensent que mon plus grand combat était la loi sur l’interruption volontaire de grossesse. Mais ce fut surtout ma lutte contre tous les extrêmes. » J’étais dans un train vers la Bretagne lorsque son fils, Jean Veil, m’a appelé pour me dire que sa mère me donnait son accord. Et j’ai reçu un courrier signé par toute la famille m’autorisant à réaliser ce livre. Tout était collégial chez les Veil. J’ai signé chez le premier éditeur qui a répondu à ma proposition. D’autres éditeurs, qui ont refusé, sont revenus vers moi aussitôt connu le décès de Simone Veil, en juin 2017…
Revenons à Serge Klarsfeld, quels furent vos rapports ?
Petit à petit, nous sommes devenus intimes, il m’arrivait de lui écrire même tard le soir pour lui poser des questions qui me taraudaient sur l’histoire de la Shoah. Il me répondait dans la minute. J’ai suivi leur vie chronologiquement. Pas facile si l’on se rappelle, par exemple, que la traque de Barbie s’étale sur douze ans. Et que durant toutes ces années, ils n’ont pas arrêté de traquer d’autres nazis.

“Mon plus grand combat ne fut pas pour l’IVG, mais contre les extrêmes, me dit Simone Veil”

D’où venait leur force, leur obstination de chasseurs ?
Ce sont deux personnes à part. Le père de Serge est mort roué de coups en déportation. À la naissance de son fils Arno, Serge est allé à Auschwitz pour s’imprégner de l’horreur et forger sa détermination à rendre justice aux victimes de la Shoah. Beate, elle, s’occupait du côté allemand où, à l’époque, on trouvait nombre d’anciens nazis. Même après la chute du mur de Berlin, beaucoup, condamnés à mort par contumace, sont rentrés au pays et ont repris une vie ordinaire dans leur ville d’origine. Certains étaient même dans l’annuaire… La justice allemande ne s’est pas précipitée pour les traduire devant les tribunaux. Côté français, les Klarsfeld se sont pris beaucoup de bâtons dans les roues, mais ont pourtant continué malgré tout, sans jamais se décourager.
Vos projets ?
Je travaille sur le drame des quarante-quatre enfants d’Izieu déportés par Barbie. De cette toute petite commune de l’Ain sont parties plus de quatre-vingts dénonciations… Tout le monde a trempé dans cette affaire. Je termine un autre livre, tiré d’un ouvrage de Dominique Missika, la responsable du Mémorial de la Shoah, sur Simone Veil et ses sœurs*. Un complément à Simone Veil – L’Immortelle. Elle raconte l’après-déportation. Simone, sa sœur Madeleine et leur mère étaient à Auschwitz en tant que juives, tandis qu’une autre sœur, Denise, l’était à Ravensbrück en tant que résistante. Après-guerre, on a beaucoup plus parlé des résistants que des rescapés de la Shoah. Ce qui a durablement altéré la bonne entente entre les sœurs. L’Immortelle ressort le 14 octobre avec de nouvelles pages. Raconter Simone Veil en 72 pages n’était pas évident ! Je rajoute notamment tout son parcours d’académicienne. Et son action en faveur de l’Europe.

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°138 – septembre 2020.

* Les Inséparables – Simone Veil et ses sœurs, Seuil, 2018.

Côte à côte avec Cabu

Pascal Bresson : Ado, je rencontre Cabu à Reims et lui montre mes dessins, presque des plagiats de Ric Hochet. Il me dit en rigolant : « Toi, tu ne feras jamais de l’humour ! » Il ne se trompait pas… On a dédicacé côte à côte, à Boulogne-Billancourt, le 16 décembre 2014. Un mois après, il était assassiné lors du massacre dans les locaux de Charlie Hebdo. Très généreux, il savait toujours prendre du temps pour les autres.


Sylvain Dorange

Trois pages par jour, mais ensuite…

Qu’avez-vous bien aimé dessiner dans cette histoire ?
Sylvain Dorange : Les huis clos, mais, sur 200 pages, en abuser aurait été vite lassant. Heureusement, les Klarsfeld ont beaucoup voyagé. J’ai bien aimé découvrir, sur écrans, La Paz, la capitale de la Bolivie. Ça m’a permis de m’évader.
Pas ressenti la tentation d’aller sur place ?
Ce n’était pas dans mes moyens.
Le plus difficile ?
Peut-être les scènes sombres, les passages très dramatiques pas toujours simples à représenter. Montrer la Shoah sans trop édulcorer pour ne pas être accusé de tomber dans le style Leni Riefenstahl, la cinéaste propagandiste allemande.
Dessinez-vous vite ?
Plutôt. Je peux tomber trois planches en une journée. Et ensuite m’arrêter six jours ! La vitesse varie en fonction du travail. J’accélère pour rattraper le retard autant que pour prendre de l’avance. Ce qui me laisse du temps pour réfléchir.


Avec une typographie bien à vous…
Je l’ai confectionnée exprès. Le lettrage de mes premières BD, à la main, était illisible !
Quid de la couleur ?
Au départ, Pascal Bresson voulait faire du noir et blanc. J’aime bien, mais il me semble que les couleurs permettent une sorte de chronologie de la mémoire. Le noir et blanc symbolise les années 1920-1940. Après, la couleur arrive. Et des filtres plus forts. J’ai choisi les mêmes codes, les mêmes gammes de couleurs qu’au cinéma. Avec un peu de vert pour les années 1930. J’ai rajouté des filtres noir et blanc pour les années 1950 et plus tiré sur les couleurs orange pour les années 1960-1970.
Vos projets ?
J’attaque une BD sur l’écologie pour Milan jeunesse. Et travaille sur quelques projets plus personnels pour la Boîte à Bulles.

AB

Beate et Serge Klarsfeld,
Un combat contre l’oubli,
Sylvain Dorange, Pascal Bresson,
La Boîte à Bulles,
192 pages, 25 €,
9 septembre 2020.

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.