En une seconde, la mémoire de tous les ordis du monde s’est effacée. Le salut viendra peut-être de l’espace. Ou le coup de grâce. Et cela tandis que les animaux nous regardent. Bilal livre une fable pas si invraisemblable que ça. Suite et fin de son interview parue dans Casemate n°109.
N’envoyez-vous pas le bouchon un peu loin ?
Enki Bilal : Non. On me l’a trop reproché dans La Tétralogie du Monstre, et la trilogie du Coup de sang. C’était vrai. Ici, au contraire, je suis tenu par le sujet et son réalisme. Ce qui arrive est énorme, mais plausible. Absolument plausible. Cela peut nous tomber dessus demain, mais évidemment pas sous la forme que je propose. Je m’arrange pour n’avoir pas à expliquer pourquoi ni comment arrive ce big bug.
Nicher toute la mémoire informatique du monde dans la tête d’un seul homme, est-ce bien raisonnable ?
C’est vous qui le dites. Cet homme est plus vraisemblablement un simple relais. Avoir intégré un alien dans l’histoire me permet d’être à l’abri de tout pinaillage de scientifique. Ouf !
Votre explication finale sera-t-elle du tonneau de la terre cubique d’Animal’z ?
Là, les continents bougeaient, c’était un vrai bordel. En fait, j’ai eu cette idée trois semaines avant de la dessiner. J’entendais des détracteurs dire que je me la pétais, qu’ils ne comprenaient rien à mon histoire. J’ai donc poussé la chose à l’extrême. Une terre cubique : qu’ils se démerdent avec ! Ont-ils compris que je me foutais d’eux ? Attention, d’eux, pas du lecteur. Pour Bug, fable réaliste, je suis revenu à une narration plus classique, loin des fables délirantes, plus excessives, du triptyque Coup de sang qui permettait davantage une narration éclatée. En fait, j’ai traité Bug comme je traiterais une série télé. En filmant.
Savez-vous exactement où vous allez ?
Je sais comment Bug se terminera. J’ai en tête les trois dernières pages qui lèveront le mystère. Mais je ne détaille pas mes scénarios à l’avance. Le reste est, en grande partie, ouvert. J’ai ce privilège. À un débutant, un éditeur demande de lui raconter son histoire en détail. Je peux me contenter de leur dire dans quel esprit je vais travailler. Figer trop vite un récit, c’est prendre le risque de l’affaiblir, de ne pas en tirer le maximum. Je suis libre, travaille seul. Et personne n’ose me proposer de go-between pour m’épauler. J’ai également découvert une autre sorte de liberté en travaillant sur des cases indépendantes que je réunis ensuite pour composer mes planches. Changer le rythme d’un épisode, inverser une action, tout bouleverser sur une planche en cours, oblige souvent à tout recommencer. Donc parfois on hésite. Moi, je joue au puzzle avec mes cases.
« Ce que j’imagine est énorme, mais plausible. Cela peut nous tomber dessus demain matin »
Donc vous naviguez à vue ?
En partie, je sais où je vais et je sais déjà ce qu’il va se passer dans les dix premières planches du deuxième tome.
Et dernier.
Pas forcément. Je prendrai ma décision à la fin du prochain. Il y a tant de domaines à explorer avec un postulat pareil. Bug pourrait être un diptyque ou une série en dix tomes. Je verrai.
Certaines taches bleues sur certains visages en rappellent d’autres.
Dans mon deuxième film, Tykho Moon, les dictateurs avaient tous des taches de ce genre. Il s’agissait alors d’une malédiction. Ici, elles ne semblent pas du tout dangereuses, mais contagieuses. Et encore, pas pour n’importe qui.
Bug est riche en dialogues courts et bien sentis. Un plaisir ou une corvée ?
Un plaisir. Cet album, finalement pas très spectaculaire, est dédié à la narration qui passe au premier plan. Il faut être efficace, aller droit au but sans que le résultat soit lourd. J’ai toujours énormément travaillé les dialogues, éléments extrêmement importants. Jusqu’à ce qu’ils soient comme une musique. Un mot, une virgule peuvent changer une phrase. Une fois le travail terminé, je me relis beaucoup. Il m’arrive parfois de me dire que mon premier jet était mieux que le corrigé. Mais ça, personne ne le sait.
« Je m’arrange pour n’avoir pas à expliquer pourquoi ni comment se produit ce big bug »
Le langage phonétique des adolescents vous fait-il peur ? Vous déconcerte-t-il ?
Peur non, je m’en amuse. Je rentre dans leur jeu, dans un type de narration nouvelle, néoclassique. Je ne me force pas, ça me vient tout naturellement. Une façon, aussi, de dire que nous ne prenons pas tout cela trop au sérieux.
Comment travaillez-vous ?
Dans l’ordre des pages. Toujours. Déjà, lorsque je travaillais avec Pierre Christin, il m’arrivait le matin d’avoir envie de dessiner une scène située plus loin parce qu’elle m’excitait. Et que celle que je devais attaquer m’ennuyait. Céder à cette envie c’est foutre l’album en l’air. Ce que j’aime, c’est me réveiller plein de rêves et d’envies, avec une idée pour une séquence plus lointaine. Du coup, dans ma hâte d’y arriver, je retrouve une fraîcheur qui m’aide à réaliser des planches moins excitantes, d’accord, mais qui vont me conduire au passage qui me séduit.
Qu’est-ce qui vous ennuie ?
Ce qui m’ennuie fortement, pour ne pas dire autre chose, c’est dessiner des voitures dans la rue. C’est pour cela que j’affectionne les véhicules qui volent. Les dessiner en suspension dans l’air est bien plus amusant !
« Les animaux nous regardent… »
J’ai dit cela lors d’une émission 21cm sur Canal+. C’est bien de m’y faire repenser. Dans le monde que j’imagine, les portes des zoos ont dû s’ouvrir. Des animaux doivent roder autour des villes. On verra ça dans le tome 2. Ou le tome 6 ou 7.
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI & Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate n°109 – décembre 2017.
Bug #1,
Enki Bilal,
Casterman,
82 pages,
18 €,
dispo.