Montrer l’Algérie de l’indépendance à nos jours. C’est le pari de Jacques Ferrandez, auteur des célèbres Carnets d’Orient. Dans Casemate 146, il raconte, en feuilletoniste, l’arrivée de pieds-rouges, le retour de certains pieds-noirs, le pouvoir militaire, la montée islamiste… Et rappelle le massacre de milliers de supplétifs de l’armée française.

Quel rapport votre héros a-t-il avec Jean-Paul Mari de l’Obs, qui signe la préface ?
Jacques Ferrandez : Aucun, sinon amical. Je connais Jean-Paul depuis vingt ans. Pied-noir, il a raconté son expérience de grand reporter et son parcours personnel dans La Nuit algérienne (Nil Éditions). J’avais été sidéré de retrouver dans son livre des gens que je connaissais, des lieux dans lesquels j’avais traîné mes guêtres et sur lesquels j’avais moi-même écrit des livres. La manière dont il parlait de son retour à Alger avec une espèce de surgissement de la mémoire m’avait séduit.
Vous a-t-il aidé ?
Oui, ainsi en m’avertissant : « Fais attention, si ton personnage doit retourner en Algérie au moment de la décennie noire (la guerre civile qui a opposé gouvernement militaire et islamistes entre 1991 et 2002), il doit obligatoirement posséder la double nationalité. Sinon impossible d’obtenir un visa. » Des petits conseils de cet ordre m’ont permis de resserrer les boulons au niveau véracité de mon récit.
Votre chauffeur de taxi, nostalgique des Français, est-il représentatif ?
Je ne sais pas quelle est la proportion d’ironie dans ses propos. J’entends souvent ce discours à Alger. « Pourquoi vous n’êtes pas restés ? », « C’est avec les Français et les pieds-noirs qu’on s’entend le mieux ! » Vous tombez de votre chaise. Les anciens parlant ainsi se souviennent d’une époque moins bordélique où l’on trouvait encore du travail. Époque que la plupart des Algériens n’ont pas connue : 75 % de la population a moins de 30 ans, 90 % est née après 1962. Donc cela procède plutôt du fantasme, d’un dépit face à la situation actuelle. Les gens estiment être soumis à un système encore plus corrompu que le système colonial. Et davantage méprisés. Au moins, pensent-ils, à l’époque on savait où étaient nos ennemis, aujourd’hui, c’est nous-mêmes.

“l’élimination de ces supplétifs pro-français me semble relever du crime de guerre”

La corruption, un mal national ?
Pour qu’il y ait des corrompus, encore faut-il qu’il y ait des corrupteurs ! Toutes les strates de la société algérienne participent de cette corruption qui commence avec les bakchichs, les petits passe-droits, le graissage de patte pour obtenir un petit boulot, faire rentrer son fils dans telle ou telle administration. Tout le monde est partie prenante d’un système très gangréné. Au sommet, les plus grands corrompus et, en descendant, toute la population participe à ce système. On ne peut parler de vertueux d’un côté, de corrompus de l’autre. Une situation difficile à démêler. Tout le monde est innocent et tout le monde est coupable.
Dans Lisa et Mohamed*, un harki vivant en France de nos jours craint toujours d’être retrouvé et exécuté. Plausible ?
Je comprends qu’il ait la trouille ! De retour au pays, comme les autres harkis, il se retrouverait face aux nationalistes de la dernière heure, particulièrement virulents, ceux qu’on a appelés les « marsiens » en référence aux accords d’Évian signés le 19 mars 1962. Je raconterai cela dans le tome 2. Les harkis restés en Algérie ont connu un sort terrible. Tous n’ont pas été massacrés, mais certains l’ont été dans des conditions particulièrement abominables. Le terme harki désigne encore les collabos, les affreux, les méchants de l’histoire. Une espèce d’analogie s’est faite, abusivement, pour se donner une image de héros à bon compte : la France en Algérie serait le pendant de l’Allemagne nazie pendant l’occupation. Le FLN c’est Jean Moulin, luttant contre la Gestapo. Oui, il y a eu épuration après les accords d’Évian. Un sujet tabou. Le dire aujourd’hui vous vaut de passer pour un abominable révisionniste. Ce qui s’est passé à la fin de la guerre d’Algérie a été d’une certaine façon « héroïsé » : l’Algérie avait vaincu l’oppresseur colonial, même si c’était avec des moyens dénoncés par Albert Camus à l’époque.
Camus pas franchement indépendantiste.
Pied-noir déchiré par ce drame, mort en 1960, l’auteur de La Peste, n’a pas assisté à la fin du conflit. Les intellectuels de gauche, et encore plus les Algériens, lui en veulent toujours de ne pas avoir choisi le bon camp. Dans la préface des Damnés de la terre de Frantz Fanon (La Découverte), Jean-Paul Sartre explique que tuer un Européen c’est faire d’une pierre deux coups : un homme mort et un homme libre… on imagine que Camus ne pouvait admettre cette radicalité.

“Toutes les strates de la société algérienne, du  haut en bas, sont gangrénées par la corruption”

Des horreurs n’ont-elles pas été commises des deux côtés ?
Bien sûr, s’en prendre de manière aveugle aux populations civiles, supplicier avec une cruauté raffinée les harkis, énucléés, émasculés, sciés en deux vivants, écorchés ou brûlés vifs, on en passe, vaut très largement les exactions de l’armée française. Tout cela sortira peut-être un jour. Mais il existe fort peu d’archives… On a éliminé les collabos dans des conditions qui me semblent relever du crime de guerre ou de crime contre l’humanité. L’Histoire tranchera. D’autant que ces méthodes ressurgissent, trente ans après 1962. Les livres de Yasmina Khadra sur cette époque proposent une clé de compréhension évidente. En France, on s’est alors demandé d’où venait la sauvagerie des islamistes – populations de villages massacrées, femmes éventrées, fœtus arrachés du ventre de leur mère… Il suffisait de se reporter trente ans en arrière. Raconter cela pour essayer de comprendre m’intéresse.
Contrairement aux harkis, les terroristes islamistes des années 1990 ont eu droit au pardon.
Une guerre civile n’est pas une guerre d’indépendance contre un pays colonisateur. Dans le premier cas, quand le pouvoir reprend la main, il doit jouer la réconciliation nationale, la concorde civile.
Donc on oublie tout ?
Bien sûr que non, les atrocités restent dans les mémoires. On n’oublie pas facilement que le voisin de palier ou celui de la maison d’en face a tué son frère, son cousin, sa mère. La guerre d’indépendance ne fut pas non plus exempte de paradoxes. Dans une même famille, on pouvait avoir un fils au maquis et l’autre chez les harkis. Certains attendaient de voir de quel côté l’Histoire allait pencher. J’en parlerai.
Que penser de l’opération de réconciliation entamée par Emmanuel Macron ?
C’est le premier président de la République française né après l’indépendance. Pour lui, ce rapport est une manière d’en finir, de cesser de ressasser cette histoire en permanence, et aussi de donner des gages à la partie d’en face. Problème : chaque fois que les politiques français parlent de repentance, ou d’examen de conscience sur ce qui s’est passé en Algérie, au lieu de calmer les esprits, cela rajoute de l’huile sur le feu. Des Algériens réclament toujours, avant tout, des excuses de la France et plusieurs milliards d’euros d’indemnités. C’est vrai, la France a commis des crimes en Algérie, crimes relevés par des historiens. Mais que les Algériens fassent le même boulot par rapport à leur propre histoire !

“La France commence à reconnaître les crimes commis. Aux Algériens de reconnaître les leurs”

Avez-vous lu le rapport Stora remis au président de la République ?
Survolé. Benjamin Stora a l’inconvénient d’être assez marqué. Il n’a pas une très bonne presse parmi les Français d’Algérie. L’association Harkis et droits de l’Homme, pas extrémiste, estime que les conclusions du rapport sur les harkis sont un peu légères, leur condition pas assez prise en compte. Et ce rapport ne pouvait satisfaire entièrement les autorités algériennes actuelles. Mais il reconnaît enfin certains crimes comme l’assassinat du militant nationaliste d’Ali Boumendjel par l’armée française. L’ouverture des archives françaises classifiées couvrant la période est également une bonne chose.
Stora ne dit mot sur trois siècles de colonisation et d’occupation turque.
Qu’est-ce qu’une nation, sinon une colonisation qui a réussi ? Des Algériens se réclament de l’islam et de l’arabité. Mais la conquête arabe ne s’est pas faite avec du lait, du miel et des roses. L’Espagne musulmane a été essentiellement envahie par des Berbères du Maghreb convertis par des Arabes sous la bannière du Coran. Il y a eu des résistances, des héros et même des héroïnes, comme la Kahena, une princesse judéo-berbère – enfin, on ne sait pas trop – qui a résisté à l’islam et l’invasion des Arabes. Avant cela, il y avait les Romains. Après, il y a eu les Turcs. Tout cela est occulté aujourd’hui. En Algérie, la tradition de la violence ne date pas de l’arrivée des Français.

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°146 – mai 2021.

* Lisa et Mohamed. Une étudiante, un harki, un secret…, Mayalen Goust, Julien Frey, Futuropolis, 108 p., 20 €, chroniqué dans Casemate 145.


La Bleuite, plus efficace que la torture

Vous affirmez que la torture côté français a fait perdre à l’Algérie ses meilleurs éléments algériens…
Jacques Ferrandez : Elle ne sert à rien. La torture fait raconter n’importe quoi. La guerre psychologique, elle, fut bien plus efficace. La plupart des officiers français revenus d’Indochine avaient compris que la guerre ne pouvait plus se mener comme avant. C’est ce que montre le film de Jean-Paul Mari, La Bleuite, l’autre guerre d’Algérie*. Les victimes de ces purges au sein du FLN, plutôt des intellectuels, des lycéens, des étudiants, ont été broyées dans l’opération d’intox menée par quelques officiers français. Ceux-ci ont su porter le ver dans le fruit pour que l’ennemi s’autodétruise. La Bleuite a dépassé toutes leurs espérances, bien plus efficace que les combats traditionnels. Notamment dans la Wilaya III, en Kabylie, où la purge lancée par le commandant Amirouche Aït Hamouda a éliminé beaucoup d’innocents. Je fais dire à Octave une parole attribuée à Danton : « Dans une révolution, ce sont les plus scélérats qui finissent par l’emporter. »
Qui avait gagné sur le terrain en 1961 ?
Du point de vue militaire, avec ou sans torture, la France. De Gaulle a déjà l’idée de négocier. Mais, pour qu’il puisse garder la main, il fallait d’abord mettre l’ennemi à genoux. C’est ce qu’a réussi le plan Challe. Mais ceci est une autre histoire.
* Retourner des combattants algériens, qui vont infuser de fausses informations dans les maquis pour les dresser les uns contre les autres.

Suites algériennes 1962-2019 #1,
Jacques Ferrandez,
Casterman,
130 pages,
16 €,
2 mai 2021.

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