Philippe Geluck, auteur, animateur, dessinateur, peintre et sculpteur, débarque avec vingt bronzes monumentaux du Chat sur la plus belle avenue du monde, les Champs-Élysées. Il s’en explique dans Casemate 145. Et, pour casemate.fr, évoque ses rapports avec le Net, ses lectures, le gag de sa décoration, explique pourquoi il n’a plus de chat…
Les réseaux sociaux vous mettent-ils le seum comme disent les jeunes ?
Philippe Geluck : Ce monde m’est un peu étranger. Un jour, j’ai lu des commentaires qui m’ont paru tellement glauques, tellement bas et loin de la réalité, et parfois tellement injurieux que cela m’a retourné les tripes. J’ai donc décidé de ne plus lire ce genre de littérature, comme je ne lis pas les graffitis dans les toilettes publiques.
Curieux pour quelqu’un qui a commencé par afficher ses œuvres dans les toilettes (voir Casemate 145) !
Elles n’étaient pas publiques !
Côté positif, on ne compte plus les pages sur vous sur Internet.
Ce n’est pas moi qui m’en occupe. Il y a un mois et demi, j’étais incapable de me connecter à Facebook. J’ai heureusement un collaborateur qui a pris en main ces choses-là. Un autre s’occupe des contacts avec les galeries, un autre des encadrements et des transports de toiles ou de sculptures. J’ai aussi un graphiste, un coloriste, une collaboratrice archiviste, etc. J’ai créé sept emplois à plein temps. Une PME.
Et des gagmen ?
Ah non, il n’y a pas à la cave une équipe qui me trouverait les gags que je dessine. Tout est de ma main et je n’ai jamais publié une ligne qui ne soit pas entièrement de moi.
Qu’est-ce que l’appli « Rosé Canicule » avec le Chat ?
De la réalité augmentée. Je travaille depuis une vingtaine d’années avec un bordelais, Jean-Christophe Icard, qui dirige le Château de l’Orangerie (un Entre-Deux-Mers à Saint-Félix-de-Foncaude), pour lequel j’ai dessiné des étiquettes. À partir d’un QR code, on pouvait voir l’histoire de l’étiquette en animation. Sur les 400 000 acheteurs, quelques-uns ont poussé l’expérience virtuelle qui nous a demandé des jours et des jours de travail. Mais ce fut un grand bonheur de le faire.
Et l’appli Le Chat ?
Je l’ai fournie quotidiennement pendant près de huit ans en dessins inédits, sons, vidéos, textes. Un matériel incroyable. Elle n’était plus disponible, mais renaît et sert d’audioguide pour l’exposition des Champs-Élysées. À chaque statue, je passerai un coup de fil aux visiteurs, histoire de leur envoyer quelques conneries supplémentaires.
“Les San-Antonio, quel pied ! Truffés de pépites, drôles, émouvants, brillants. Ils n’ont pas vieilli”
Quel souvenir gardez-vous de votre décoration de l’ordre de la Couronne ?
C’est une cérémonie des plus basiques. Tous les récipiendaires sont reçus au palais de Laeken dans un ordre très protocolaire. Avec mon épouse, nous étions les derniers à la file indienne pour serrer la pince au roi et à la reine. Lanternes rouges ! Je dis à ma femme : « On est vraiment des moins que rien » et, en me retournant, je découvre quelqu’un derrière nous. Je lâche qu’il est agréable de ne pas être le dernier. Et le gars de me répondre : « Non, moi je fais partie du service de sécurité ! »
Décoré, mais toujours pas passé à La Grande Librairie sur France 5 !
Jamais ! Un inintérêt ou une incompréhension de leur part. Je les suis et aimerais bien participer. Mais bon, j’ai tellement de chance par ailleurs, que je ne me plaindrai jamais de cela.
Et puis, sait-on jamais !
Voilà. Jusqu’à l’automne dernier, je n’avais jamais été reçu par Yann Barthès. Je m’étais dit qu’il n’était pas sensible à mon travail, bien que je le suive et trouve son équipe formidable. Eh bien, depuis, j’ai participé à Quotidien sur TMC et je me suis rendu compte que je tombais dans un nid de fans absolus. On se fait parfois des idées.
Au fait, avez-vous un chat ?
Là, on touche à ma vie privée ! Je devrais vous dire que oui, qu’il est la prunelle de mes yeux, etc., mais non. J’en ai eu beaucoup tout au long de ma vie, mais aujourd’hui nous habitons dans un endroit avec une terrasse et pas de jardin et je trouve que les animaux doivent être en contact avec la nature.
Vous êtes un stakhanoviste incroyable ! Combien de dessins faites-vous par jour d’atelier ?
Depuis trente-sept ans, quelques dizaines de milliers de dessins sur cette période. Certains jours deux ou trois, d’autres jours vingt ou trente.
Vous dites tout garder. Fétichiste ?
Pas du tout. Par précaution. Tout est archivé, numéroté, retrouvable. Depuis quelques mois – grâce aux séances rangement organisées pendant le confinement avec ma femme –, j’ai retrouvé dans des caisses et des fonds de placards des trucs dont je ne me souvenais pas du tout.
Séquence émotion ?
Oui, et parfois des moments de grâce lorsque je tombais sur un dessin fait à 17 ans et que je trouvais encore drôle aujourd’hui. Mais il ne faut pas trop s’attendrir sur le passé. Parfois, on découvre des choses dont on a un peu honte. Sans rien dire à personne, celles-là, je les ai détruites. Je veux qu’on garde de moi une bonne impression, donc pas question de laisser traîner les merdes.
“Mes dizaines de milliers de dessins sont tous archivés, numérotés, retrouvables !”
Bonne philosophie ! Au fait, aimez-vous les philosophes ?
Je les vois passer comme tout le monde, mais je n’ai pas lu un philosophe, ni Montaigne, ni Confucius, ni Heidegger. Sauf si on considère François Cavanna et Frédéric Dard comme des philosophes. Il y a trois semaines, j’ai ressorti de ma bibliothèque mes San-Antonio. Quel pied ! C’est truffé de pépites, prenant, drôle, émouvant, brillant. Ça n’a pas vieilli du tout. Ma femme s’y est mise aussi.
Vous habillez-vous en noir pour rendre hommage à Pierre Soulages, un de vos peintres préférés ?
Non, c’est à cause de ma femme qui trouvait que cela m’allait bien. Un jour, j’ai essayé la couleur et elle m’a dit : « Non, ce n’est pas toi ! » C’est pratique, le matin, quand vous n’avez que du noir à vous mettre, vous ne vous posez pas de questions. Tout va ensemble.
Vous taquinez souvent Soulages…
Il me fascine, comme Pollock. Devant un immense tableau de Pollock au MOMA, à New York, les larmes me sont venues toutes seules. L’art abstrait peut être extrêmement bouleversant, prenant. Oui, certaines fois, ridicule. Rassurez vos lecteurs, je ne fonds pas en larmes devant toutes les œuvres contemporaines, conceptuelles ou abstraites. Si c’était le cas, c’est que j’aurais un problème de canal lacrymal ou une conjonctivite.
Avez-vous vraiment arrêté la télé à la RTBF, en pleine gloire, par peur de devenir la Dorothée belge ?
J’avais dit cela en 1985, après cinq ans d’émission. Avec Lollipop, on a dynamité la télé pour enfants et le ton un peu gnangnan, un peu obligé dans ce genre de programmes. Du coup, notre truc très insolent, très second degré, était regardé par tout le monde. Oui, j’ai arrêté par peur qu’on me colle une étiquette à vie. Mais pas abandonné la télé pour autant. J’ai fait plein d’autres émissions en Belgique et, bien sûr, en France avec Michel Drucker et Laurent Ruquier. Des gens me disent encore « Ah ! On vous regardera dimanche chez Drucker sur France 2 ». Au début, je répondais que je n’y participais plus depuis 2008. Aujourd’hui, je lance : « Oui, oui, à dimanche ! »
Pourquoi avoir arrêté Vivement dimanche ?
J’aurais détesté qu’on me mette un jour la main sur l’épaule en me disant « écoute coco, faudrait penser à arrêter parce que les gens en ont marre ». Mais surtout parce que je voulais récupérer du temps pour peindre, dessiner et sculpter. Dernièrement, je me suis beaucoup consacré à la sculpture pour préparer l’exposition itinérante. Des sculptures dont j’ai extrait les douze modèles que j’ai fait agrandir pour réaliser ces pièces monumentales, et j’en ai réalisé huit nouvelles depuis 2018.
“Débarquant en France, j’ai parfois dû donner le mode d’emploi de certains de mes gags…”
Comment expliquer que le succès belge précède toujours la reconnaissance française ?
Pendant longtemps, les Français regardaient un peu les Belges de haut, les prenant pour des demeurés, et les histoires belges faisaient florès. D’autre part, il y a depuis très longtemps dans les gènes belges une part de second degré, de surréalisme, un côté un peu tombé de la lune moins pratiqué en France. Et, effectivement, en débarquant à France Inter, puis Europe 1 et France 2, j’ai parfois dû donner un peu le mode d’emploi pour certains de mes gags, certaines de mes approches.
Comment s’est déroulée l’expo commune avec votre frère ?
Formidablement bien. Une première pour nous deux. Il a fait une longue et belle carrière de graphiste puis est revenu brillamment à ses premières amours : le dessin et la peinture. J’adore son travail, aux antipodes du mien. Et lui ai proposé cette expo. Mais nos styles étant très différents, nous avons exposé côte à côte dans des salles différentes. La succession des deux univers est vraiment intéressante. Des tas de gens souhaitaient découvrir le travail de Jean-Christophe.
Lui ferez-vous une petite place dans votre musée bruxellois ?
Euh… je ne vois pas trop comment. Lors d’une expo aux Beaux-Arts, à Paris, j’avais montré son travail de graphiste et celui de mon père qui pratiquait également le dessin d’humour dans sa jeunesse. Je le ferai d’une manière ou d’une autre, mais il a plus sa place dans mon cœur qu’au musée.
Vous sentez-vous plus Belge ou Français ?
Je me sens Belge et non pas Français, mais francophile, inspiré par tant de choses qui viennent de votre beau pays. Et aussi par nombre de dessinateurs comme Chaval, Topor, toute l’équipe d’Hara-Kiri. Jeune, je pensais que HK était le journal que la France entière s’arrachait et dévorait. Puis Choron et Cavanna m’ont raconté combien leur journal était très mal vu et assez peu diffusé. C’était tellement mon langage que je pensais que c’était celui de tout le monde.
Pratiquez-vous un instrument ?
Je sais jouer de la clarinette et du saxophone, mais pas assez bien pour que ce soit supportable. J’ai préféré laisser cela à des gens plus compétents que moi.
Vous avez déjà choisi votre épitaphe : « Homme à tout faire. » Et aussi le lieu de votre dernière demeure ?
J’attends encore un peu pour avoir la date de fin la plus précise.
Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°145 – avril 2021.
Le Chat déambule,
Philippe Geluck,
Casterman,
160 pages,
25 €,
dispo.