Haber, prix Nobel de chimie, bienfaiteur de l’agriculture, a inventé ensuite les gaz de combat de 1914, puis le Zyklon B des nazis (1). Quant aux travaux d’Einstein, pacifiste convaincu, ils enfanteront Hiroshima et Nagasaki… François de Closets, célèbre journaliste scientifique, raconte dans Casemate 129 comment, avec le scénariste Corbeyran, ils ont exploré les vies de ces deux savants que liaient étroite amitié et fascination réciproque. Éric Chabbert, dessinateur de ces Guerres d’Albert Einstein, revient ici sur son travail, qualifié de classique, sa fascination pour l’architecture. Et la recherche du détail vrai.

Corbeyran et vous, c’est une vieille histoire…
Éric Chabbert : Je travaille avec ce scénariste depuis Uchronie(s), une série Glénat que Casemate avait saluée dans son premier numéro, en 2008. François de Closets a insisté pour réaliser cette histoire dans un style classique. Terme pas du tout péjoratif dans ma bouche. Pour moi, le classique c’est beau. En BD classique, et même si on trouve dans certains romans graphiques des dessins sophistiqués, c’est dans ce genre qu’on peut encore véritablement travailler sur les décors, creuser les détails et la précision. J’aime bien ce genre de démarche et François de Closets y était tout à fait ouvert.
Ne seriez-vous pas un architecte refoulé ?
Ça apparaît avec le temps. Un dessinateur doit maîtriser différentes disciplines. Jean Giraud disait que chacun devait en développer une plus particulièrement. Le goût de l’architecture m’est venu un peu par hasard en dessinant le troisième Docteur Monge (1). J’y ai pris de plus en plus de plaisir et ressenti l’envie de pousser l’exercice. Au lycée, j’avais commencé une adaptation du Ravage de René Barjavel et dessiné une ville entière avec toutes les maisons en plongée. Donc mon envie d’architecture remonte quand même à loin ! Sans compter mon admiration pour Schuiten et, auparavant, pour Druillet découvert dans Métal Hurlant. Ah, ses architectures fantastiques et spectaculaires en contre-plongée ! Le travail sur les architectures donne toujours un côté grandiose. Ce sont mes cases à effet « wahou » !

“Ah, les architectures fantastiques, et les spectaculaires contre-plongées de Druillet”

Einstein vous a-t-il demandé beaucoup de recherches documentaires ?
Depuis que je fais de la BD, c’est peut-être avec cette histoire que je suis allé le plus loin. Il y a des détails extrêmes. Par exemple, dans le scénario, on parle d’un passeport suisse en 1914. Or, j’ai découvert que le premier passeport suisse datait en fait de 1917. J’ai donc remplacé le passeport que l’on voit sur la table de Mileva Einstein par le formulaire qu’on utilisait à l’époque en lieu et place de passeport. C’est allé assez loin dans les micro-détails pour Berlin, mais ça fait partie du job. Dans les intérieurs, je soigne la lumière, essaie de mettre des luminaires de l’époque. Je cherche même des meubles. Toujours cette volonté d’aller assez loin dans le réalisme. Travailler sur la guerre de 14-18 oblige évidemment à se documenter très sérieusement. Ce n’est pas toujours possible. Pour Ypres, par exemple, on ne retrouve pratiquement rien en documentation visuelle. J’ai visionné des petits reportages sur le sujet, mais j’y ai relevé des erreurs, notamment dans les costumes. En fouillant bien, j’ai découvert que les soldats français ne portaient pas de casques à ce moment-là. Ils avaient des uniformes bleu horizon. J’en ai eu la confirmation un peu plus tard en visionnant une petite série sur la guerre de 14.
Les masques à gaz vous ont-ils donné du fil à retordre ?
Au moment de la bataille d’Ypres, lorsque les gaz sont employés massivement, les Allemands n’ont pas de masques à gaz proprement dits et se couvrent le visage avec des sortes de bâillons. Problème, lorsqu’on doit dessiner quelque chose de manière réaliste, il faut trouver un modèle. Et là, il n’y en a pas.

“Les premiers masques à gaz ? Des sortes de bâillons”

La guerre, l’amour, la mort… la dramaturgie de François de Closets rassemble tous les ingrédients pour développer une BD.
Il y a une dramaturgie particulière liée à la vie des personnages, qui plus est dans un contexte général déjà très particulier. Oui, on a tous les éléments de la violence de cette époque. Mais ce qui est très original, c’est la découverte qu’a faite l’auteur. On ne connaissait pas très bien tous ces éléments qui relèvent de l’amitié Haber-Einstein. On ne les avait pas mis en avant de cette façon jusqu’à maintenant.
Votre technique de travail ?
À l’ancienne, toujours classique, sur du papier Schoellershammer assez difficile à se procurer dont j’ai pu faire un stock avant la fermeture de Dubois (2). Pas de tablette graphique. Bérengère Marquebreucq fait les couleurs à la tablette. Cette grande spécialiste de la célèbre série XIII est une des rares coloristes à travailler avec les outils numériques tout en gardant le côté naturel des éclairages et des lumières.


Où en est le tome 2 ?
Déjà cinq ou six pages dessinées. L’album devrait sortir l’année prochaine à la même époque. Presque un an de travail, parce qu’une fois par semaine, j’abandonne mes planches pour donner des cours de BD à l’école Jean Trubert, à Paris. Du nom d’un auteur, ancien de Pilote, qui avait entre autres choses réalisé un Roman de Renart. C’est pour cela qu’il y a eu Astérix. Au départ, pour le lancement de Pilote, Goscinny et Uderzo – le parrain de l’école – avaient pensé adapter ce Renart. Apprenant que l’idée était déjà prise, ils cherchèrent un autre sujet…

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°129 – octobre 2019.

1. Voir à ce sujet l’excellent Fritz Haber en quatre tomes par David Vandermeulen (Delcourt).
2. Six tomes, scénario Daniel Bardet, Glénat. Un des titres phares de la collection Bulle Noire créée à la fin des années 90.
3. Magasin parisien de matériels d’arts graphiques définitivement fermé.

Les Guerres d’Albert Einstein #1/2,
Éric Chabbert,
François de Closets & Corbeyran,
Robinson,
64 pages,
14,95 €,
16 octobre 2019.

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