Elle ne lui a jamais pardonné la répression dans le sang des grandes grèves du début du siècle dernier. Pas si simple, Georges Clemenceau a fait voter nombre de lois sociales, proposé de taxer les grands patrons, régularisé le travail des enfants et des femmes. Dans Clemenceau – Le Crépuscule du Tigre, Benoît Mély raconte le dernier amour de cet homme politique de 82 ans qui se battit une douzaine de fois en duel. Et prédit la Seconde Guerre mondiale dès 1929. Une sorte de réaliste révolutionnaire bourgeois. Un brin réactionnaire. Suite de l’interview de l’auteur parue dans Casemate 167 (en vente).

Pourquoi Clemenceau ne s’est-il pas fait que des amis à gauche ?
Benoît Mély : Dès la Commune, il a souffert d’une image de conciliateur, exhortant les communards à rester dans la légalité, donc à ne pas être insurrectionnels, au risque de se faire accuser d’être du côté des versaillais. Sauf que ces derniers le détestaient. Position complexe où il soutient les révolutionnaires sans être pour la Révolution. Confronté à l’extrême violence de la Commune, côté communards d’abord, puis dans leur répression, il est horrifié par le sang versé lors de l’insurrection, ce qui explique pourquoi au moment des grandes grèves auxquelles il sera confronté plus tard, il privilégiera toujours l’ordre et le respect de la République contre la révolution sociale. Les évènements de la Commune éclairent les raisons qui l’opposeront ensuite à Jaurès.
Il a fait tirer sur les grévistes !
Certes. Question d’époque. La révolution russe de 1905 est passée par là. L’Europe bouillonne autour des idées de Rosa Luxemburg, Lénine, Karl Liebknecht et autres. Lui veut rester dans le droit fil de la république parlementaire. La droite soutient son opposition aux grévistes et à Jaurès, mais cela n’en fait pas un indécrottable soutien du patronat. Il ne faut pas oublier que beaucoup de lois sociales ont été votées sous sa présidence du Conseil. Le ministère du Travail a été créé. Il a proposé de renforcer l’impôt sur le revenu en augmentant la taxation des grands patrons, il a régularisé le travail des enfants et des femmes…
La répression armée contre les grévistes avait commencé avant lui.
Oui, mais fier de sa position de « premier flic de France » (il a réformé la police de fond en comble), il assume pleinement les exactions de ses troupes. Et se permet d’humilier le meneur de la révolte des vignerons du Languedoc, en 1907, en le faisant venir à Paris… et en lui glissant un billet pour payer son retour en train. J’y vois plus l’attitude d’un politicien manœuvrier que celle d’un représentant d’un courant de droite. Je pense Clemenceau inclassable. Ses racines plongent dans la Révolution française, dans le respect d’une république de l’Égalité et d’une France sociale, mais pas socialiste comme l’entend Jaurès.

“Ses racines plongent dans la Révolution, une France sociale, mais pas socialiste comme Jaurès”

Pendant la Première Guerre mondiale, pourquoi s’opposent-ils à Jaurès le pacifiste comme aux va-t-en-guerre ?
Clemenceau estimait qu’il fallait faire la guerre à fond pour pouvoir arrêter la guerre. Celle-ci terminée, la position du « Père la Victoire », son nouveau surnom, est soutenue par l’extrême droite et la droite, qui veulent poursuivre l’Allemand jusqu’à Berlin pour mieux l’écraser. Il a alors offert sa démission au président Poincaré, partisan de continuer le combat. De gauche ? De droite ? Question complexe.
Pourquoi certains, à gauche, persistent-ils à ne voir en lui qu’un tueur de grévistes et de mutins dans les tranchées de 14-18 ?
Je n’ai pas de réponse. Cela renvoie à une autre question : qu’est-ce qu’être de gauche aujourd’hui ? La chute du mur de Berlin a explosé le paysage politique. Le PS est-il toujours de gauche ? À quelle gauche appartiennent les communistes, les partis radicaux, les trotskistes ? On peut y croiser des prolibéraux comme des pro-ouvriers… Clemenceau a assumé les fusillades contre des ouvriers grévistes, figures iconiques sur lesquelles s’était bâtie la gauche française pendant plusieurs décennies, il ne peut plus être classé à gauche aujourd’hui. En revanche, beaucoup plus à gauche que Jaurès dès l’origine – qui lui était plus centriste –, il a défendu toutes les idées que la gauche a soutenues durant le vingtième siècle. En fait, Jaurès et Clemenceau incarnent à eux deux tous les tiraillements de la gauche d’aujourd’hui.
Un brin réactionnaire tout de même ?
Peut-être, mais tout ce qu’il a fait voter concernant l’amnistie des communards, l’anticolonialisme, la liberté de la presse, la séparation des Églises et de l’État, sans sombrer dans une laïcité outrancière, montre qu’il n’était pas aussi rigide qu’on pourrait le penser aujourd’hui. Je ne me considère pas comme son avocat, mais sur bien des sujets, il est délicat de vouloir l’enfermer dans une formule. On trouve tout de suite quatre ou cinq prises de position nuancées qui montrent qu’il est beaucoup plus large d’esprit, plus fluide qu’on ne l’imagine.

“Jaurès et Clemenceau incarnent, à eux deux, tous les tiraillements de la gauche d’aujourd’hui”

Beaucoup de socialistes l’ont absous, Valls, Chevènement… Jean-Luc Mélenchon (LFI) et André Chassaigne (PC) ont même initié un hommage officiel à l’Assemblée nationale en l’associant à Jaurès !
Et Emmanuel Macron, comme ses prédécesseurs, fait fleurir sa tombe tous les ans. Clemenceau est à la fois la France et ses contradictions. Tout le monde s’y retrouve et personne n’arrive à le saisir complètement. Certains personnages historiques, comme de Gaulle, donnent l’impression de blocs inattaquables. Ce qui m’a intéressé dans Clemenceau c’est justement qu’il ait été assailli de toutes parts. Il questionne énormément de problématiques de la France. Est-ce le pays des droits de l’homme ? Du militarisme ? De la paix ? C’est tout cela en même temps ! Il faut relire les débats Jaurès-Clemenceau à l’Assemblée, deux verves incroyables qui s’affrontent. Passionnant. Jaurès propose un idéalisme de gauche qui a fait rêver des générations de gens et Clemenceau, plus pragmatique, mais pas seulement, pratique une sorte de réalisme révolutionnaire bourgeois, si l’on peut dire.

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°167 – avril 2023.

Clemenceau,
Le Crépuscule du Tigre,
Benoît Mély,
Des ronds dans l’O,
120 pages,
23 €,
19 avril 2023.

Moderne et visionnaire

Clemenceau, c’est aussi une grande fidélité à son ami d’enfance, Claude Monet, le père des Nymphéas. « Un personnage qui a questionné l’art, note Benoît Mély. Passionné de duels [on lui en prête quarante-sept, mais n’en a probablement pratiqué qu’une douzaine], il est allé jusqu’à provoquer en combat singulier des gens qui avaient craché sur la peinture de Monet. » En 1928, un an avant sa mort, il consacre un ouvrage à celui qu’il appelle affectueusement « mon vieux crustacé » ou « mon vieux maboul », des mots doux qu’on se donne entre vieux amis. À la mort de Monet, Clemenceau arrache le crêpe noir qui recouvre le cercueil de son ami en pestant rageusement : « Pas de noir pour Monet ! »
« Clemenceau est encore moderne dans son rapport à la nature, à la Vendée, aux territoires, aux hommes, ajoute Benoît Mély. Comme dans son attitude lors de la Première Guerre lorsqu’il montait au front visiter les soldats, sans aucune protection, au risque de se faire tuer ou prisonnier par les Allemands. Ce qui a bien failli se produire, comme l’a raconté l’historien Pierre Miquel. »
À 82 ans, il signe un ouvrage sur les conséquences de la guerre livrant une vision très prémonitoire de l’avenir. Il prévoit qu’un prochain conflit sera mené par l’Allemagne d’ici à dix ans – on est en 1929. Et que les grandes puissances – États-Unis, Royaume-Uni et Japon – finiront par entrer dans la danse. Il affiche une certaine méfiance vis-à-vis des amis américains jamais loin pour imposer leur vision du monde. « C’est un peu de la téléologie, avance Benoît Mély, mais on peut imaginer avec le recul que l’opposition française à la guerre en Irak a relevé d’une même posture. »


Enterré avec les fleurs d’un poilu

Pas de funérailles nationales pour Clemenceau ?
Benoît Mély : Non, il a été enterré avec un souvenir de son père et quelques fleurs des champs. Lors d’une visite d’inspection sur le front, un poilu lui avait offert un bouquet improvisé avant de monter à l’assaut. Ce geste l’avait bouleversé au point d’avoir conservé les fleurs séchées toute sa vie et demandé à partir avec dans la tombe. Alors qu’il aurait pu avoir des funérailles nationales, comme Foch, il repose en Vendée sous une dalle sans inscription avec son bouquet dans les mains. On peut détester Clemenceau, mais ce symbole-là, je le trouve magnifique.

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