« Vouloir cloisonner la fiction dans des règles absurdes est le contraire de notre métier. Pourquoi ne devrait-on évoquer que ce que l’on connaît ? » s’indigne Zep, à l’occasion de la sortie du Titeuf #18. Dans Casemate 170 (en vente), il prédit que l’intelligence artificielle va saccager l’univers des dessinateurs. Et, sur casemate.fr, s’élève contre certains oukases de la BD contemporaine.
Titeuf élu délégué, c’est inattendu !
Zep : J’avais déjà écrit des histoires autour de l’élection d’un représentant de la classe, sans en donner le résultat. Titeuf pourrait être élu, car il l’ouvre tout le temps, même s’il n’a pas trop le profil. Je me suis retrouvé délégué une année où personne n’avait voulu se présenter. On allait procéder à son tirage au sort quand un camarade a lâché : « Ça pourrait être Philippe. » Je n’étais pas très chaud. On a voté à main levée et ça m’est tombé dessus. Ça n’a duré que six mois et je n’en garde aucun souvenir marquant. Une expérience pas follement intéressante. Je ne me sens pas l’âme d’un porte-parole. Mais, à travers mon dessin, je veux bien être utile.
Titeuf reste vous, mais éternellement jeune ?
Je me glisse dans ce personnage. Enfant, je n’étais pas Titeuf, mais il me permet d’infiltrer l’enfance, d’y retourner régulièrement. Jeune, mon atelier donnait sur une cour de récré. C’est ainsi qu’a démarré Titeuf. Il m’est tombé dessus. Le premier album est arrivé tout seul. J’ai dessiné comme cela me venait, avec le sentiment de profiter d’une espèce de ticket pour l’enfance, une brève ouverture valable quelques jours, quelques semaines, au mieux quelques mois, pendant laquelle je pouvais écrire tout ce qui me venait sur cette époque de la vie. Pas forcément la mienne. Tout s’est fait dans un sentiment d’urgence.
Le temps d’un album ?
Même pas. Je dessinais les planches les unes après les autres dans l’espoir d’en publier quelques-unes dans un journal. Trente ans après, j’ai toujours la chance géniale de pouvoir me replonger en enfance. Devenu père entre-temps, mon rapport à l’enfance a évidemment changé, mais quand j’écris Titeuf, je suis Titeuf. C’est toujours la même démarche.
Comment vos personnages, qui gardent les mêmes vêtements, ne deviennent-ils pas ringards ?
Les codes de la bande dessinée nous ont habitués à ce que nos héros portent toujours le même uniforme. Mais les personnages secondaires sont typés dans leur époque, comme les voitures ou les décors. L’univers graphique de Titeuf est devenu de plus en plus réaliste. Dans les premiers albums, mon graphisme s’inspire uniquement de bandes dessinées. Je le dessine dans ma chambre. Quand j’ai besoin d’une voiture, je regarde dans Bob Fish de Chaland. Pour un réverbère, je pioche dans Franquin…
“On apprend à nos enfants qu’ils devront réparer nos erreurs. Quel paradoxe. Quelle hypocrisie !”
Comment avez-vous dépassé cet univers BD ?
Titeuf a ouvert mon dessin vers le monde. Son succès m’a permis de dessiner pour des causes diverses. J’ai été associé à tel groupe s’occupant de personnes handicapées, tel autre de gens psychiatrisés. Les responsables de ces milieux, notant que j’évoquais tout dans Titeuf, ont jugé que je pourrais parler de leur cause. Moi qui avais la trouille de me retrouver devant plus de dix personnes, me suis retrouvé bombardé dans des populations qui m’étaient complètement étrangères. Je me suis mis à dessiner le quotidien de ces gens-là. De cette période datent mes premiers carnets. Jean-Jacques Goldman les a découverts quand vous les avez publiés dans BoDoï. C’est ainsi qu’il m’a demandé d’illustrer ses Chansons pour les pieds.
J’avais deux types de dessin. Le dessin d’observation du monde dans mes carnets, et le dessin d’observation de la BD pour mes albums. Petit à petit, les deux se sont mélangés. Dans Titeuf, je garde les codes graphiques de personnages pas très réalistes, mais son monde, lui, est réaliste. C’est celui de la mort, du chômage. Titeuf a parlé de la Manif pour tous ou du Rwanda. Ce qui le lie à des époques précises. Dans les années 90, tous les enfants voyaient dans la rue des affiches de lutte contre le sida, croisaient des réfugiés du Kosovo… Titeuf ne vieillit pas, mais son environnement se met à jour. En filigrane, reste le rapport de l’enfance à l’injustice, à l’incompréhension du monde paradoxal des adultes qui disent des choses, mais en font d’autres. Ce qui dure de toute éternité et n’est malheureusement pas lié à une actualité. Il y a certains sujets que je suis content d’avoir abordés et d’autres que je ne retraiterais peut-être pas aujourd’hui.
Pourquoi ?
Notamment parce que je suis devenu père. Les enfants sont assez cruels entre eux, se moquent des particularités physiques. Redonnerais-je aujourd’hui un nom d’éléphant à Dumbo, la fille aux grandes oreilles ? Referais-je un gros ? Un Puduk ? Entre-temps, avec le recul d’un parent, j’ai perçu la détresse de certains enfants. J’ai beau me mettre dans la peau d’un gamin, je ne peux me départir complètement de l’adulte que je suis devenu. J’ai peut-être gagné une meilleure compréhension du monde qu’à mes débuts.
“Je ne demande pas à la BD de me raconter mon quotidien. Mon Titeuf emmène les enfants ailleurs”
Titeuf se lit-il indépendamment de son contexte, comme Le Petit Nicolas se déroulant dans les années 60 ?
Et surtout dans une école de garçons. C’est la force de la fiction. Petit, je dévorais Lucky Luke, ce cow-boy qui tirait sur des gens… On n’a pas forcément envie de lire ou de s’attacher à un personnage qui est exactement comme vous. Parfois oui, parfois non. Il existe aujourd’hui une espèce de folie qui exige de ne raconter que des choses pour lesquelles on a une légitimité. Un non-sens. J’aime la fiction parce que j’aime inventer. J’ai commencé à écrire parce que je m’ennuyais à l’école, que j’étais dans la lune. Je voyageais dans la lune alors que je n’étais pas cosmonaute ! Juste un petit garçon qui grandissait dans une banlieue de Genève, mais avec la capacité de s’envoler, d’imaginer d’autres vies. J’ai développé un monde imaginaire et pris l’habitude de raconter des histoires parce que je me faisais chier ! On invente une vie, on devient un menteur. Me refuser le droit de raconter une histoire avec des filles au prétexte que je ne suis pas une fille ? C’est justement pourquoi j’ai envie de raconter une histoire de filles. Tout comme je peux raconter une histoire du 16e siècle sans l’avoir vécu. Vouloir cloisonner la fiction dans des règles absurdes est le contraire de ce métier. Je n’ai pas encore subi les foudres du wokisme, sinon sur des détails. On me reprochera peut-être un jour de me moquer de Ramon à cause de son accent. Tout le monde se fout de sa gueule parce qu’il ne parle pas très bien français. Je peux comprendre cette envie de surprotection. Mais ça fait finalement plus du mal que de bien. Je sais qu’enfant, je n’aurais pas supporté qu’on m’impose uniquement des BD avec pour héros des enfants qui vont à l’école comme moi. Je ne demande pas à la BD de me raconter mon quotidien. Titeuf est comme les enfants d’aujourd’hui, mais il les emmène ailleurs.
Pas tenté par l’animalier ?
J’ai donné avec Les Minijusticiers, très liés à l’enfance. J’y retournerai peut-être quand j’aurai des petits-enfants. Il était question que je dessine un Donjon, car j’adore dessiner des animaux humanoïdes. Il m’amuserait de dessiner Titeuf en petit cochon.
Que Ramatou, végétarienne, ne mangerait pas !
J’ai déjà évoqué les menus religieux à l’école, sujet plus polémique à Paris qu’à Genève, ville très internationale. Aujourd’hui, énormément de jeunes deviennent végétariens. Un mouvement très fort, lié à une prise de conscience environnementale que je voulais relayer. Mais sans militantisme, n’étant pas végétarien. Deux de mes enfants ont arrêté de manger de la viande. Un combat que je trouve plutôt admirable. Titeuf, lui, y voit juste un bon moyen pour récupérer le dessert de Ramatou.
“Pourquoi me refuser de raconter une histoire de filles au prétexte que je n’en suis pas une ?”
Le prof de sport se gratte les roubignoles en cours…
Il y a certainement des profs de sports super, mais les miens étaient vraiment chiants. J’ai le souvenir de gars avec le sifflet rivé à la bouche, la main dans le slip, passant leurs cours à se gratter les couilles. Or, à son âge, Titeuf est obsédé par les maladies et les microbes dont il apprend l’existence. Il imagine des spermatozoïdes sur les doigts de son prof qui se disséminent sur le ballon. Et le ballon devient un instrument de reproduction. Titeuf n’a pas lu le Guide du zizi sexuel !
Jamais tenté par un autre guide, sur un autre thème ?
Pas trouvé de sujet aussi fort. J’ai tourné autour de l’environnement, puis renoncé. Titeuf n’est pas donneur de leçons. Et il y aurait une hypocrisie, en tant qu’adulte, à écrire un guide pour l’environnement pour les enfants alors que ce serait à nous de faire quelque chose. Et on leur apprend qu’ils devront réparer nos erreurs ! Ce paradoxe me met mal à l’aise. Je veux bien que Titeuf s’institutionnalise, mais je ne veux pas l’institutionnaliser.
Vous mettez en scène un cosplay. Avez-vous déjà croisé des personnes déguisées en Titeuf en festival ?
Un magazine suisse a organisé un concours de sosies de Titeuf et Nadia. J’avais départagé la soixantaine de participants. Certains avaient dressé leurs cheveux avec du gel, d’autres s’étaient fabriqué des postiches en carton ou en mousse. Les Nadia s’étaient laqué les cheveux pour obtenir son espèce de frange. Lors de mon dernier anniversaire, tous les invités m’avaient fait la surprise de se déguiser en personnages de Titeuf. Un adulte en Titeuf est forcément assez ridicule, mais les Manu étaient assez drôles.
Aujourd’hui, vos enfants grands, où puisez-vos vos idées ?
Mon écriture ne s’appuyait pas sur l’observation de mes enfants, mais sur une bonne documentation. Notamment de leurs nombreux copains qui dormaient à la maison. Je voyais leurs fringues, leurs jeux, leur manière de jouer, de se parler entre filles et garçons. Je n’ai plus cette source.
Ne craignez-vous pas la panne d’inspiration ?
Pour chaque album, je story-boarde une centaine de pages et n’en garde qu’une petite moitié.
Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°170 – juillet-août 2023
Titeuf #18,
Suivez la mèche,
Zep,
Glénat,
46 pages,
11,50 €,
31 août.