Certains lecteurs, sujets sans doute à la peur du vide, nous demandent parfois s’il est facile de trouver chaque mois tant d’albums capables de passionner les fidèles de Casemate. La vérité c’est que nous souffrons de trop-plein plutôt que de vide. Ainsi, souvent, devons-nous nous contenter de traiter en chronique des albums pourtant de premier plan. C’est le cas, dans Casemate 123, de A comme Eiffel. Mais nous n’avons pu résister à l’envie d’appeler ses auteurs pour en savoir plus sur cette drôle de biographie mêlant joliment révolution industrielle de la fin du 19e et fable amoureuse en plein ciel. Résultat, un dossier, rien que pour les lecteurs de casemate.fr.

Plusieurs BD récentes évoquent Eiffel et ses réalisations.
Martin Trystram : Oui, j’ai suivi en prépublication dans mon quotidien régional Le Sang des cerises, tome 8 des Passagers du vent. Une BD très réaliste de François Bourgeon. Et le dernier Lucky Luke, Un cow-boy à Paris, lui très humoristique. Au début, cet engouement pour l’Exposition universelle de 1889 m’a un peu inquiété. Je craignais les doublons. C’est pourquoi nous avons pris le parti-pris original, mais sans prétention, d’aller vers la fable. Du coup, le traitement est très différent dans les trois albums qui ne se perturbent en aucune façon les uns les autres.
Comment aborder ce côté fable ?
Xavier Coste et moi sommes d’anciens Parisiens. La tour Eiffel fait donc partie de notre mémoire visuelle. Ma première idée a été de l’assimiler à un A majuscule gigantesque, une lettre que tout le monde a sous les yeux, mais sans la voir. Restait à se demander pourquoi Gustave Eiffel avait tenu à construire justement cette lettre-là. Très romantique, j’ai imaginé qu’il se cachait une femme derrière ce A. Une femme, donc un prénom… J’ai lu plusieurs bios d’Eiffel, dont une très fournie sur son enfance. Et je suis tombé sur Alice, sa cousine. Le récit de la vie de Gustave, sa mère dominatrice, son mariage, tout sauf un mariage d’amour, sa fille qui a pris beaucoup de place, plein de choses m’ont conforté dans ma vision romantique et poétique des rapports de Gustave et d’Alice au fil des décennies.
Alice a-t-elle existé ?
Oui, mais mon but n’est pas d’offrir au lecteur toutes les clés de ce récit. On sait seulement que ce fut le grand amour de Gustave Eiffel. Et même le seul véritable qu’on lui connaisse.
Pourquoi alors en épouse-t-il une autre ?
Elle lui est imposée par sa mère. Un arrangement où les sentiments n’ont pas leur place. En fait, la véritable Dame de fer de cette histoire n’est pas la tour, mais bien la mère de Gustave.

“La tour, comme un A majuscule gigantesque qu’on a tous sous les yeux, mais sans le voir”

Alice tombant d’un toit, une fracture du bassin la rendant incapable d’avoir des enfants, une fable aussi ?
Non, c’est vrai. Cousin, cousine, leurs familles étaient proches. Alice épouse un petit instituteur de province. On sait qu’elle et Gustave se sont côtoyés tout au long de leur vie. Le reste, je l’invente, je fantasme leur histoire.
On est donc loin d’une biographie crédible.
J’ai demandé à Casterman de rajouter une mention en quatrième de couverture : « Attention, tout ce qui est raconté dans ce livre n’est pas entièrement faux. » Je ne m’en cache pas, notre récit est une fable tournant autour de Gustave Eiffel, mais une fable documentée et réaliste. On y retrouve le fil réel de sa vie, mais, lorsque les éléments réels manquent, j’affabule en mode romantique. La scène d’ouverture avec la délégation des politiciens qui diminue étage après étage (l’ascenseur n’existait pas encore), tant et si bien qu’au sommet il ne reste plus qu’un petit bonhomme pour remettre la Légion d’honneur à Eiffel, est authentique.
Vous montrez Eiffel ayant des rapports surprenants avec sa sœur, sa fille. Affabulations, là aussi ?
Cousine, sœur, fille, Eiffel, tout au long de sa vie, a eu énormément besoin des femmes de sa famille. Et l’on peut se demander si, parfois, ce besoin ne les a pas entraînés très loin.
Ainsi lorsqu’il disparaît avec sa fille derrière des buissons ?
Voilà. On peut se poser des questions, y voir un côté incestueux. Oui, il a toujours eu des rapports très bizarres avec toutes les femmes de sa famille, les femmes de sa vie. Il est le mâle dominant qui les réunit toujours autour de lui. Sa famille l’entourera jusqu’à sa fin.
Je n’ai pas inventé la scène du buisson, d’autres l’ont racontée avant moi. J’avais l’intention d’être plus explicite, mais à la demande de l’éditeur nous avons levé le pied. Par prudence, mais aussi parce que nous voulions vraiment recentrer le discours sur l’amour de Gustave pour Alice, donc un peu moins charger le côté sœur ou fille.
Avec sa fille, ils se donnent des petits noms. Chérie… Bon, cela peut aussi être une preuve d’amour filial très fort. Mais beaucoup d’éléments de sa vie, qui pris isolément peuvent paraître anodins, commencent à peindre, rassemblés, un tableau très ambigu. Tout cela risque de ne pas plaire à ses descendants, mais nous n’avions pas l’intention de rendre un hommage scolaire à cet homme.

“Gustave Eiffel a toujours eu des rapports très bizarres avec toutes les femmes de sa famille”

Eiffel, un véritable génie ?
Disons qu’il n’est pas un inventeur, mais sait toujours s’entourer d’ingénieurs compétents. Une case le rappelle, Gustave parle de sa tour et son entourage corrige : « Notre tour. » Eiffel vole beaucoup autour de lui. Par contre, c’est un tacticien de génie, qui crée une méthode de travail très efficace. Ses constructions sont des modules, prémontés en atelier, et du coup emboîtables sur place en un temps record. Ses modules, son système de poutrelles, d’entretoises sont les mêmes, utilisés dans les ponts, les bâtiments, les gares.
Ce qui explique le peu d’accidents ? Un seul mortel pour la tour Eiffel, et encore en dehors des heures de travail.
Cette méthode permet de construire vite et de manière moins dangereuse. Eiffel n’est pas indifférent au sort de ses ouvriers. Lors de son premier grand chantier, le pont de Bordeaux, il plonge dans le fleuve pour sauver l’un d’eux. On imagine l’ingénieur collet monté en costume enlevant son chapeau haut de forme et se jetant dans le fleuve pour ramener un type tombé en boulonnant une poutrelle.
Vous montrez un Paris de 1889 subissant déjà une forte pollution.
Bien sûr, imaginez lorsque, le matin, toutes les locomotives à charbon de toutes les gares parisiennes étaient rallumées… Des panaches de suie retombaient sur la capitale. La pollution était, en cette fin du 19e siècle, une donnée importante, et avait une influence sur le niveau social du quartier. J’ai appris, à l’occasion de ce livre, pourquoi tous les quartiers bourgeois sont à l’ouest de la capitale : ils sont ainsi balayés par les vents d’ouest, dominants, plus purs. Tandis que les quartiers populaires, à l’est, subissent ce vent chargé de toutes les pollutions de la capitale.
Pourquoi, alors que vous êtes dessinateur, n’avoir pas réalisé l’album en solo ?
J’ai tout de suite dessiné quelques illustrations, quelques recherches graphiques. Mais je voulais travailler avec Xavier et trouvais que l’époque et le ton de l’histoire collaient bien avec son travail. Du coup, je me suis désengagé graphiquement de l’album.
La première image qui m’est venue est une rencontre romantique entre Gustave et Alice. Ils se retrouvent, en rendez-vous amoureux, dans une garçonnière tout en haut de la tour. Sous eux, Paris est caché par une mer de nuages. En haut, il fait beau, en bas, il fait moche. Finalement, tout l’album n’est qu’un prétexte pour raconter cette scène-clé. On découvre un couple au nirvana de son amour. J’ai voulu suggérer que Gustave s’extrait du commun des mortels, qu’il devient un mythe, en plein ciel, sur l’Olympe, la montagne des dieux. Seul à recevoir les rayons du soleil, alors qu’en dessous, la cité s’étale dans le brouillard, la pollution, les magouilles. En bas l’attendent les politiciens et les attaques des journalistes.

“Lors de son premier chantier, à Bordeaux, il plonge dans le fleuve pour sauver un ouvrier”

Eiffel s’élève, au propre comme au figuré ?
Voilà. C’est cohérent. Si j’avais raconté l’histoire d’un constructeur de locomotives, j’aurais cherché l’horizontalité, et non la verticalité. Toute la vie d’Eiffel est hantée par la notion de hauteur. Dès son enfance, il veut monter sur les toits pour jeter des graines aux oiseaux. Ses travaux, la tour, la statue de la Liberté à laquelle il collabore, s’élèvent vers le ciel. À la fin de sa vie, il devient un précurseur dans un autre domaine touchant le ciel, l’aéronautique. Ce mégalo – car il est cela aussi – rêve de s’élever vers quelque chose d’idéal, d’un peu divin.
Pas de regrets ?
Oh si, il y a tant d’anecdotes à raconter, on pourrait écrire de nombreux albums sur la vie d’Eiffel, avec tant d’entrées différentes. J’ai dû beaucoup couper. En particulier une scène que j’adore, mais qui nous faisait trop sortir du cadre romantique. Maupassant venait souvent déjeuner au premier étage de la tour. Cet homme qui la détestait racontait qu’il s’agissait du seul endroit de Paris d’où on ne la voyait pas. Il faisait partie des signataires de la lettre d’artistes opposés à la tour, parue dans Le Temps. Tour qu’ils appelaient la tour de Babel. Je montrais donc Maupassant croisant Eiffel et lui balançant une vacherie alors que celui-ci dînait avec Buffalo Bill, total cow-boy à moustache et veste à franges. Buffalo Bill qui, vainqueur d’une guerre indienne, parcourait le monde avec son cirque et ses figurants indiens ! J’adorais cette scène. J’ai écouté l’éditeur, et surtout Xavier qui estimait qu’elle rajoutait peut-être un peu trop d’humour et nous éloignait de la romance.
L’écrivain Émile Zola, le musicien Charles Gounod et bien d’autres bataillaient contre la tour.
Verlaine n’était pas le dernier ! J’ai dû adoucir un texte homophobe d’Eiffel qui répondait à une violente attaque de Verlaine contre sa tour.

“Lui et Alice, sa cousine, en amoureux dans une garçonnière là-haut au dernier étage de la tour”

Allez-vous, pour changer, raconter l’histoire forcément horizontale d’un constructeur de locomotives ?

Non, mais vous brûlez. Nous allons faire revivre l’expédition du Kon-Tiki, ce radeau en balsa qui traversa le Pacifique en 1947. Là aussi, nous partons sur une base réaliste, avec des personnages réalistes, mais prendrons également pas mal de libertés. Une histoire complètement horizontale. J’ai déjà prévu une couverture à rabats qui permettra une vision encore plus large, un horizon encore plus grand. 150 pages racontant la vie sur l’océan. La nuit, la tempête, le calme…
À paraître aussi chez Casterman ?
Non, entre-temps, Xavier a publié chez Sarbacane et nous avons tout naturellement signé chez eux.
Allez-vous revenir au dessin ?
Oui, sur un autre projet que j’affine et qui correspondra sans doute mieux à mon envie de dessiner des BD épiques, d’aventures. Nous serons toujours à la même époque, lors de l’expo de 1889, mais cette fois à Londres dans le quartier de Whitechapel où sévit Jack l’Éventreur.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate n°123 – mars 2019.

A comme Eiffel,
Xavier Coste, Martin Trystram,
Casterman,
125 pages,
21 €,
20 mars 2019.


Sfar et Pratt sur l’épaule

Comment mêler réalité et fiction ?
Martin Trystram : En écrivant cette histoire, j’ai beaucoup pensé à Hugo Pratt et Joann Sfar. Dans ses carnets, le second raconte qu’il travaille toujours avec un petit Hugo Pratt sur l’épaule qui lui chuchote des choses à l’oreille. Moi, je travaille avec un petit Sfar sur l’épaule, qui lui-même a un petit Pratt sur son épaule. Pratt qui confiait avoir un petit Milton Caniff sur la sienne…
Donc vous travaillez sous influence de Sfar ?
Pas exactement, mais ses réflexions m’intéressent. Sfar parle souvent de la liberté historique que se permettait Pratt, et dont il s’est inspiré lorsqu’il travaillait sur son film Gainsbourg, réaliste et documenté. Mais dans lequel il se permet un côté fable en montrant un démon matérialisé en marionnette, par exemple. En cela, il suit Pratt qui disait que la plupart des gens essayent de raconter une fiction de la manière la plus réaliste possible. Alors que Pratt faisait le chemin inverse en essayant de raconter la réalité comme si c’était la fiction.
Exemple ?
Saint-Exupéry – Le Dernier Vol, son ultime album. Les passionnés de Saint-Ex, dont je suis, y retrouvent plein d’éléments connus, son mariage, son accident, etc. Pourtant, il s’agit avant tout d’un album sur un héros qui aurait pu être inventé. La structure même de l’album est explosée. Tout se passe pendant un vol au cours duquel Saint-Ex sera abattu en pleine mer par la chasse italienne. L’album est entrecoupé de nombreux flashs-back sur sa vie, eux-mêmes non racontés dans l’ordre. Celui sur l’enfance peut arriver en fin d’album, celui sur son mariage au début. Puis on le voit marcher sur un nuage, parler à des moutons. Cet album de Pratt a été mon livre de chevet durant la conception de A comme Eiffel.


Alice, cette inconnue

Peut-on se fier à l’aspect physique de vos personnages ?
Xavier Coste : Pour Eiffel et les gens célèbres qu’il côtoie, pas de problème. J’ai déjà réalisé plusieurs biographies. En revanche, il fut plus difficile d’imaginer les personnages sur lesquels on en sait peu. Pour Alice, on la disait simplement très maigre et blonde. J’en ai fait plutôt une rousse. Quand j’ai découvert la description de la femme de Gustave par Martin, grosse et grasse à merveille, j’ai trouvé qu’il exagérait. Or ce sont les propres termes d’Eiffel dans une lettre à sa mère. Le moins crédible est parfois le plus véridique. Vu le nombre de personnages, j’ai accentué certains côtés physiques. Ainsi le gendre de Gustave représenté très grand, très mince pour qu’on puisse l’identifier de loin.
Pas trop influencé par le Bourgeon et le Lucky Luke ?
C’est drôle, en feuilletant ces deux albums, j’ai découvert que Achdé, François Bourgeon et moi nous sommes parfois inspirés des mêmes rares photos. Chacun la traitant à sa manière. Par exemple, la représentation de la construction de la statue de la Liberté.
Allez-vous continuer à dessiner des biographies ?
Après celles de Schiele et Rimbaud, j’avais décidé d’arrêter. Martin me parlait d’Eiffel depuis cinq ans, me montrait ses nombreux croquis, me proposant le projet. Moi, embêté, je lui rétorquais trouver ça génial, mais qu’il serait plus naturel qu’il le dessine lui-même. Chaque année, il revenait vers moi. J’ai fini par dire oui, simplement parce que j’avais de plus en plus envie de lire cette histoire ! Martin a réalisé certaines pages de story-board. Et il est arrivé que nous fassions certaines mises à la couleur à deux. En page de garde, nous signons tous les deux la mise en scène de cette histoire. Aujourd’hui, j’ai vraiment mis les bios de côté et travaille sur l’adaptation d’un roman connu. Elle devrait paraître dans un an et demi, deux ans, avant notre projet sur le Kon-Tiki, avec Martin.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.