Aucun détail de sa paternité n’a échappé à Didier Tronchet. Depuis que la tornade Antoine est entrée dans sa vie, chaque étape de croissance de l’héritier « descendu du ciel pour réenchanter le monde » a fait l’objet d’un roman plein de charme, de poésie et de réflexions profondes sur le statut de père. Ton père, ce héros réinvente les grands moments d’un ouvrage paru il y a dix-huit ans. Il s’en explique avec émotion dans Casemate 181 sur trois pages. Ce n’était visiblement pas assez…
Le livre* avait-il bien marché en 2006 ?
Didier Tronchet : Oui. C’était la suite du Journal intime d’un bébé formidable. Deux titres que j’avais fait paraître l’un à la suite de l’autre sur le thème du bébé d’abord, puis de l’enfant à partir de 4 ans. Un sujet porteur : les bébés et les enfants, tout le monde en a plus ou moins. Mais, alors, je n’avais pas pensé à la BD. Vingt ans plus tard, je me suis demandé si tous ces petits récits d’enfants n’étaient pas typiquement un langage BD, plus fort encore en images. En reprenant l’idée, j’ai retrouvé intactes, à travers ma relation avec mon fils, toutes mes émotions d’enfant et de père. Comme gravées dans le marbre.
Adapter vos romans, une habitude maison ?
J’avoue, je suis le roi de l’auto-adaptation. Je ne connais personne ayant autant auto-adapté. Jean-Claude Tergal en film, en stand-up, en livre. Puis Le Chanteur perdu et surtout L’Année fantôme. Chaque fois, je suis reparti d’un manuscrit. Ton père, ce héros contient le meilleur de ce que je pouvais imaginer d’après le livre. J’ai l’impression d’avoir scénarisé la vie de mon fils avec ses grands moments et ceux un peu difficiles. Un auteur a la tentation de tout scénariser. Avec un enfant, très disponible et malléable, c’est facile. Au début, très respectueux de son père, il fait ce qu’on veut. Je ne dirais pas la même chose de l’adolescent qu’il est devenu. Disons que j’ai bien profité de cette période-là.
Réécrire, est-ce améliorer ?
En tout cas, ce n’est pas prendre littéralement les évènements traités. Ici, très peu de textes sont conformes à l’original. C’est réinterprété d’après l’émotion ressentie. Il faut repasser par la case émotion, sinon cela n’a pas de sens.
“Partager une histoire, nous amuser de notre ridicule, de nos moments de joie, de souffrance”
Mettre en cases ou écrire, quel est le plus facile ?
Chaque genre porte ses épreuves particulières. L’écriture permet de descendre dans la profondeur de l’histoire et des personnages avec une extrême précision. Et on dispose d’une liberté totale côté longueur. Rien n’arrête un effet littéraire, c’est formidable ! Mais je suis avant tout quelqu’un de l’image. En dessinant, je fais un travail d’épure absolu, de concentré, de résumé. Dans le roman, j’ai tout dit. Pour la BD, je ne prends que le plus fort, le plus intéressant, le plus résumé. J’écrème énormément sans aucune frustration.
Donc, cette doublette ne soigne pas une schizophrénie « plumitive » ?
Mais il n’y a pas de schizophrénie ! La même personne s’exprime de deux façons. Les modes d’expression différents nous obligent à réinventer l’histoire, à la comprendre autrement. Le livre permet d’accéder à des choses plus intimes, à passer un long moment avec eux. En BD, l’essentiel du personnage est saisi à un moment donné grâce à l’image. Pas besoin de texte, il suffit de voir la tête du personnage et on comprend ce que ressent le gamin, le père. Voilà la gloire, la grande force de la BD.
Vous avez aussi tâté du cinéma.
C’est encore autre chose. Les acteurs incarnent une partie de ce que j’ai mis, en y ajoutant leur personnalité, leur physique. J’atteins ainsi une fascinante troisième dimension. Chaque média m’a surpris par ses capacités de réinvention de l’histoire. Mon but est toujours de partager une histoire avec les lecteurs. Pour nous amuser de notre ridicule, de nos moments de joie, d’enthousiasme, de souffrance. L’auteur est là pour apporter un peu de consolation, de réconfort à un lecteur confronté aux mêmes difficultés que lui. Et si mes livres lui disent « mais t’es pas seul, mon gars ! », j’ai gagné mon pari.
Avez-vous vécu la jeunesse d’Antoine un carnet toujours à la main ?
Absolument ! Un carnet de notes sur moi en permanence. Sinon, tout s’envole. J’ai adoré noter tous ses bons mots. Quelle invention, c’est formidable ! Chaque enfant est différent. Tous les parents ont en mémoire ces petites inventions verbales. Et quand l’enfant commence à comprendre le monde, à le mettre en mots, cela vire au vrai bonheur. En me relisant, je m’exclamais : « Qu’est-ce que c’est drôle ! Ce type est un génie ! » Et en plein surréalisme permanent, en décalage complet avec la réalité. Ce qui est bien nécessaire !
“Et si les jeunes enfants étaient parachutés sur la planète Terre pour la réenchanter ?”
4 à 8 ans, le meilleur âge pour vous ?
Les parents vous diront que tous les âges sont formidables. Mais il y a dans le 4 à 8 ans le début de la conscience du monde, de soi, des autres. Et de la verbalisation. Quel bonheur de voir un enfant commencer à parler, à avoir accès au sens des mots, à soulever le capot de la voiture pour voir comment fonctionne le moteur. Avant, on a son regard, ses habitudes, ses pleurs, ses rires. Mais pas les mots. Puis, dès 4 ans, il commence à nous raconter comment il voit, interprète les choses. Comment il nous voit et comment il se perçoit. Un enrichissement fabuleux de la connaissance du monde. Dans la préface, je me demande si ce n’est pas sa vision à lui qui est la vraie. Moi, rationnel, j’ai presque compris tout. Lui, arrivé d’une autre planète depuis très peu de temps, balance des trucs renversants. Peut-être les jeunes enfants sont-ils parachutés sur notre planète pour la réenchanter. Nous nous sommes habitués à la beauté du monde, mais il suffit de regarder un enfant porter une attention minuscule à des petites choses, à des petits évènements, à des petits insectes. Il vous réapprend le goût du détail, du vrai, de l’authentique qu’on a sans doute perdu. Oui, tous ces bébés, ces enfants débarquent sans doute sur Terre pour nous sauver de l’ennui, de la répétition et de l’abrutissement d’un réel mal vécu.
Antoine aura-t-il éternellement cet âge-là dans votre cœur ?
Oui. Dans mes livres, il change très peu entre 4 et 8 ans. C’est la même entité. Bien sûr, il va bouger, grandir, parler autrement. Mais en gardant la même naïveté, la même fraîcheur, la même candeur et la même malléabilité par rapport aux adultes. Il se plie à tout. Il accepte les expériences. Avant de devenir un peu plus méfiant, un peu plus distant par rapport aux parents qu’il va défier. Il se dira « le père n’est pas du tout un héros. Finalement, il ne nage pas très bien et, au foot, est plutôt moyen ». Il va commencer à découvrir toutes mes petites faiblesses.
Antoine vous a réconcilié avec le récit à la première personne. Ce qui vous énervait au départ, non ?
Et ça m’énerve toujours, cette complaisance à se raconter, se mettre en scène, en s’apitoyant forcément un peu sur soi. Là, j’accepte parce qu’Antoine reste la vedette. C’est lui que je raconte. En miroir, je me montre souvent un peu ridicule ou décalé. En tout cas pas comme un père parfait donneur de leçons, tout ce que je déteste.
Avec un petit côté mère juive ? Jamais lui sans moi, jamais moi sans lui !
Bien sûr. Je me dis : « Mais lâche-le un peu ce garçon ! » Gentil, il ne m’a pas dit : « Vas-tu me laisser ? Dégage un peu ! » J’étais un père trop hyper présent. Il faut laisser une marge de manœuvre à l’enfant. J’estime que les pères absents sont un gâchis total pour l’enfant et le père. Mais les pères hyper présents doivent faire gaffe, savoir trouver la mesure.
Antoine est-il papa à son tour ?
Il en est loin, tout occupé à réussir sa vie artistique de rappeur. La réussite absolue d’un père ou d’une mère c’est peut-être cela : donner suffisamment confiance à son enfant pour qu’il n’ait peur de rien, et fasse ce qu’il veut sans se demander s’il est à la hauteur.
Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°181 – juillet-août 2024
* Ton père ce héros, Flammarion, 210 pages, 15,30 €, 2006.
Mon yéti à moi
Côté famille mise à nue, L’Année fantôme* est-il votre album le plus abouti ?
Didier Tronchet : Dans l’absurde, sans doute. Il rassemble tous les éléments biographiques que j’avais mis un peu en vrac dans d’autres récits, notamment Le Fils du Yéti, son pendant. Il raconte un peu ce père mythique que l’auteur voit comme le Yéti dans Tintin. L’Année fantôme explique ce qu’on devient quand on a été confronté à cette perte du père et comment s’en sortir. Souvent, les enfants ayant perdu des parents très tôt se tournent vers l’humour noir. Il permet de reprendre un peu la main sur la situation et d’être celui qui, maintenant, fait des blagues sinistres. Je raconte comment on devient humoriste à partir d’un élément fondateur comme celui-là. Et j’éprouve le sentiment de m’y reconnaître.
* L’Année fantôme, Dupuis, 180 p., 27 €. Dossier de six pages dans Casemate 166.
Ton père, ce héros,
Didier Tronchet,
Delcourt,
48 pages,
12 €,
29 mai 2024.