Trente ans après sa victoire au Vendée Globe, Titouan Lamazou délaisse la barre pour le pinceau. Il vient de poser son sac en Polynésie, qu’il peint tandis que sa fille interviewe ses modèles. Résultat, un carnet qui en dit beaucoup sur les îles et les îliens du bout du monde. Suite de leur interview parue dans Casemate 151, en vente chez votre marchand de journaux.
Vos parents dessinaient-ils ?
Titouan Lamazou : Non. Mon père, ingénieur centralien, pratiquait le dessin industriel, mais n’était ni poète ni artiste.Ma mère était polytechnicienne.
Vous racontez le vert Véronèse de certains nuages. On est pourtant loin de Vérone.
C’est là qu’on imprime mes livres ! Le lagon est fluo, couleur me rappelant le Lot où des paysans sulfataient la vigne. Une couleur très chimique. Il y a du vert dans les nuages. Véronèse, c’est juste l’inscription sur mon tube de peinture ! Les nuages bleus des Tuamotu sont bien connus des navigateurs. Après une longue traversée, ceux-ci passaient d’une navigation nocturne, se repérant aux étoiles, à une navigation diurne. Leur premier indice est le vol des grands oiseaux marins type frégates ou paille-en-queue (pas les oiseaux migrateurs) qui pêchent jusqu’à 200 kilomètres au large. Mais nidifient sur une île où ils retournent tous les jours. À cette distance, il suffit de suivre leur vol pour la trouver. La plupart des lagons polynésiens culminent à deux mètres. Impossible de les voir avant d’être dessus. D’où nombre de naufrages. Les nuages de beau temps des tropiques sont blancs. Si vous en voyez un bleu, c’est le reflet d’un lagon.
Un autre Véronais et marin, Milo Manara, dessinait aussi les silhouettes des côtes lors de ses navigations.
Ce truc est en nous. Les découvreurs dessinaient déjà des profils de côtes. Pour moi, cette pratique pragmatique est devenue une expression artistique. Les formes des feuilles de l’arbre à pain, découpées par Matisse, sont du même ordre.
Vous avez eu Yvon Le Corre comme prof.
En seconde, ma dernière année au lycée. Il se revendiquait communiste et rebelle. Et vendait ses toiles au prix du SMIC horaire. Le nombre d’heures qu’il passait sur une toile déterminait son prix !
En peignant, discutez-vous avec vos modèles ?
Non. Mais poser étant ennuyeux, je me débrouille toujours pour que quelqu’un reste derrière moi et converse avec mon modèle. Zoé, par exemple, les interviewe. Je reste concentré sur mon boulot. Ça ne me perturbe pas.
“En Polynésie, on peut naviguer en se fiant aux oiseaux, mais aussi aux nuages bleus” — Titouan LAMAZOU
Votre récit est à la première personne. Zoé, par contre, s’efface derrière les propos recueillis.
Elle est tout de même présente à travers le choix des témoignages qu’elle a gardés et à travers les angles choisis.
Zoé Lamazou : Je n’ai pas voulu commenter les paroles des autres qui se suffisent à elles-mêmes. Cette mosaïque de témoignages, ces coeurs qui se répondent et dialoguent, offrent une vision assez panoptique de ces cinq archipels de la Polynésie. Ces gens racontent très bien leur histoire ou leurs légendes. La Polynésie cristallise bon nombre de clichés installés par des Européens de passage depuis Bougainville. Je n’avais pas envie d’y ajouter ma voix de visiteuse. Je préfère écouter les Polynésiens parler de leur Polynésie.
Titouan : L’oralité est une tradition en Polynésie où il n’y avait pas d’écriture. De nombreuses thèses ont été rédigées notamment sur les tatouages, très liés à la cosmologie océanienne. Les motifs sculptés sur bois sont périssables, mais il reste tous les pétroglyphes, dessins gravés sur la pierre. Chants et poésies transmettaient savoir et connaissances astronomiques. Les principaux auteurs, remarquables, de romans que publie Au vent des îles sont océaniens. Aborigènes, Papous, Maoris… Du niveau d’un Dickens.
Aujourd’hui, quel est le statut exact de ces territoires par rapport à la Métropole ?
Ce sont des collectivités d’outre-mer. Tahiti a un président, des ministres, une assemblée. Leurs lois à eux. Par exemple celle garantissant le prix unique du livre n’y existe pas. Ils gèrent les taxes et leur fiscalité. La plupart des profs viennent de l’Éducation nationale, mais ils sont de plus en plus d’origine polynésienne. Tout le régalien, lui, dépend de l’État français. La ZEE (zone économique exclusive) est française. C’est pour ce gigantesque espace maritime que la France conserve ces territoires et non pour le plaisir d’y injecter de l’argent. Ils représentent le deuxième domaine maritime au monde, derrière les États-Unis.
En quoi consistent les aires marines éducatives ?
Elles ont été créées à Tahuata, petite île des Marquises où les enfants ont voulu protéger leur environnement. Sur un bout de littoral, une aire leur est réservée. Ils peuvent y étudier les coraux, les poissons, tout ce qu’ils souhaitent. Ils y autorisent ou non la pêche. On en trouve aujourd’hui dans toutes les Marquises, Tahiti et même en Corse. Un moyen tangible, pragmatique, pour donner aux enfants conscience de la fragilité de la biodiversité. Hier encore, ils apprenaient « nos ancêtres les Gaulois ». Et le français. Aujourd’hui, on enseigne enfin le marquisien aux Marquises, le tahitien à Tahiti. La langue véhiculaire et officielle reste le français, mais depuis peu, les informations à la télé sont moitié en français moitié en tahitien.
Zoé : Chantal Spitz, écrivaine polynésienne, raconte que, dans les années 90, son fils rentrant de l’école lui explique avoir eu un cours sur Pōmare, le roi des sauvages. Elle lui explique : « Tes grands-parents, tes arrière-grands-parents étaient-ils des sauvages ? Non ? Eh bien, Pōmare était leur roi. »
“Les aires marines éducatives des Marquises pour les enfants ont essaimé jusqu’en Corse” — Titouan LAMAZOU
La France assume-t-elle les conséquences des essais ?
Titouan : François Hollande les a reconnues. Les Polynésiens souhaitent que Macron demande pardon, ce qu’il n’a pas fait. Mais il vient d’admettre que la France avait une dette. On n’a pas demandé leur avis aux Polynésiens pour organiser les essais nucléaires. Les anciens combattants ont au moins droit à une retraite. Aujourd’hui, des associations se battent pour qu’on dédommage les familles impactées par les radiations. Certains souffrent de plusieurs cancers. Mais ni l’armée ni le CEA ne veulent déclassifier les informations.
Avant de partir pour le Vendée Globe, vous affirmiez que pour vous c’était « gagner ou rien ».
C’est le principe de la course. Autrement, il faut faire autre chose !
Les marins sont connus pour être des bricoleurs de génie.
L’occupation principale d’un marin du Vendée Globe, c’est la caisse à outils. Avant le GPS, il fallait savoir naviguer aux étoiles et au soleil. Un marin doit savoir tout faire, même chercher des sponsors ! Comme diraient les Haïtiens, c’est quand même d’un autre niveau qu’un footballeur qui se fait fournir une paire de baskets !
Ça devait être génial d’avoir un papa bricoleur.
Zoé : Quand il était là ! J’ai beaucoup vécu avec ma mère, écrivaine et aussi très bricoleuse. Mon enfance fut privilégiée avec deux parents voyageurs et artistes. Ils abordent les gens d’une façon profonde, attentive, lente aussi, car les deux voyagent en prenant leur temps. Il n’est donc pas très étonnant qu’aujourd’hui je fasse du documentaire ou du reportage.
Titouan : Je cite souvent David Hockney, artiste relativement conventionnel. Pour lui, le dessin permet de faire ce qu’on ne fait jamais : observer. Personne ne se plante 5 heures devant un arbre. Pourtant, il n’y a pas un cocotier qui soit semblable à un autre. Pareil pour n’importe quelle patate de corail que j’ai pu observer sous l’eau pendant des heures.
“15 jours après mon arrivée aux Marquises, c’est le confinement. J’ai tiré un bon bord !” — Titouan LAMAZOU
Vous avez eu la chance de passer le confinement en Polynésie.
En 2016, le musée du Quai Branly m’offre une carte blanche pour une expo. Je leur propose une navigation imaginaire en lien avec mon projet de bateau-atelier : escale aux Caraïbes avant les Marquises. Pour ces dernières, mon sujet principal, je travaille avec des archéologues. Nous mettons en avant des objets anciens en phase avec la philosophie du musée. Les conservateurs de celui de Tahiti et des îles, à la vue de cette expo, me demandent de la remonter chez eux. Problème, la Polynésie, en plus des Marquises, est composée de quatre autres archipels. Tous plus ou moins en bisbille avec l’organisation postcoloniale ou jacobine, calquée sur l’administration française, qui a fait de Papeete la capitale de la Polynésie. Donc on me demande d’intégrer tous les archipels. Parfait, la perspective de retourner aux Tuamotu, aux îles Australes ou aux îles Sous-le-Vent me va très bien. Ça me prend deux ans. Zoé, ayant participé activement à ma dernière exposition, m’accompagne. Début 2020, je loue une petite maison sur place… une quinzaine de jours avant le confinement. Super ! J’ai tiré un bon bord ! Je viens seulement de rentrer en métropole. Et je ressens de plus en plus l’envie de m’installer là-bas.
Comment s’est déroulé votre confinement ?
De façon très détendue. Malgré le pic de l’été dernier. En août 2020, lors de la deuxième ou troisième vague, Zoé et moi sillonnions les îles Australes. Et sentions une certaine méfiance à notre arrivée, ce que nous comprenions très bien. Depuis Bougainville, les maladies arrivent par la mer. Pourtant, nous venions de Tahiti, pas d’Europe ou de Chine. Pour n’agresser personne, on a dessiné que les cocotiers !
Zoé : Et notre logeuse.
Pourquoi vendez-vous peu d’originaux, mais plutôt des reproductions ?
Titouan : Je vends à ceux qui me le demandent ! Je me débrouille avec mes bouquins, des produits dérivés ou en trouvant des mécènes. Mon expo au musée de l’Homme fut financée par L’Oréal, un gros sponsor. Mais j’en suis sorti exsangue. Pour boucler le financement, j’avais hypothéqué mon seul bien : la jolie maison héritée de ma maman. N’ayant pu rembourser à temps, je l’ai perdue. Je ne suis ni navigateur ni artiste. J’ai mon mode de vie. Je fais des carnets de voyage. J’ai exposé au Louvre, ou dans des institutions qui n’ont rien à voir avec le marché de l’art qui ne s’intéresse pas à mon travail. Difficile d’être considéré comme un artiste quand on a gagné le Vendée Globe…
Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°151 – novembre 2021.
Escales en Polynésie,
Titouan & Zoé Lamazou,
Au vent des îles,
272 pages,
35 €,
dispo.