C’est fait ! Dans UCC Dolores, Didier Tarquin, délaissant pour un temps plus ou moins long Lanfeust, fait vivre pour la première fois une héroïne en solo. Il présente, dans Casemate 122, Mony, jeune nonne confrontée à un monde futuriste rugueux, et Kash, dur à cuire alcoolo. Il restait certains points à éclaircir. Tarquin s’y emploie pour casemate.fr.

Depuis combien de temps rêviez-vous d’une histoire en solo ?
Didier Tarquin : Depuis toujours. Comme tout le monde, je me racontais des histoires. Comme tout le monde, je ne me sentais pas capable, ne me sentais pas la carrure pour les écrire. Il faut passer un cap. Ça a fini par venir. Les idées germent, poussent, donnent des fruits. Il faut alors avoir le déclic, les cueillir.
Vous aviez pourtant déjà écrit pour d’autres.
Oui, mais c’était différent. Du moment que cela plaisait au dessinateur, c’était OK pour moi. Se préparer à une traversée en solitaire est autre chose. Cela demande à être construit d’un certain bois. J’ai mis du temps à m’en sentir capable.
Content du résultat ?
Lorsque l’on tient enfin son livre entre les mains, avant même sa sortie, on en découvre tous les défauts, puis on en est content. C’est une sorte de yo-yo qui dure. Mais c’est bon signe, cela signifie que je suis encore un fan de BD.
En avez-vous souvent parlé avec Christophe Arleston ?
J’évoquais Dolores comme un nouveau jouet avec lequel je me faisais plaisir, dans lequel je me donnais à fond. Mais je ressentais une espèce de pudeur, de réserve, ou au moins de respect, ne voulant pas marcher sur ses plates-bandes, alors que lui aussi construisait un nouveau bac à sable avec sa collection Drakoo avec Bamboo. Je voulais le laisser tranquille.

“Travailler en solitaire demande à être d’un  certain bois. J’ai mis du temps à le devenir”

Travailler chez Glénat ou chez Delcourt, est-ce différent ?
Je ne peux parler que pour moi, et ne suis sans doute pas la meilleure personne pour en juger, parce qu’évidemment on a tendance à déployer le tapis rouge pour le cofondateur et dessinateur de Lanfeust. Je ne suis ni pro-Delcourt ni pro-Glénat, mais les gens de Glénat se sont particulièrement occupés de nous. Quand Lyse et moi avons signé, je leur ai dit : « Sur Dolores, je suis en contrat d’apprentissage, j’ai besoin d’apprendre. Donc qu’on m’explique. Qu’on argumente. Je veux des interlocuteurs souvent présents, et qui croient à ce projet comme j’y crois. Après, libre à moi d’être d’accord ou pas avec eux. »
D’où un réel travail de ping-pong ?
Oui, ils sont à la fois très présents à toutes les étapes et très discrets. J’aime être tranquille dans mon coin. Les dialogues ont été vraiment très travaillés. Ils m’ont appris des trucs…
Ressentez-vous une certaine lassitude sur Lanfeust ?
Parfois, évidemment. Après vingt-cinq ans, c’est normal. Alors, lassitude oui, rejet pas du tout. Lanfeust doit continuer. Comment, dans quelles conditions ; je n’en ai encore aucune idée. Trop tôt. Certains parlent de fin. Évidemment, Lanfeust peut s’arrêter, les Trolls peuvent s’arrêter. Mais Lanfeust est taillé pour l’aventure ! À ce jour, j’ai envie de projets plus légers que des cycles de six albums. Par exemple, dessiner un Lanfeust, un one shot, puis m’offrir un break avant de recommencer. Évidemment, on va me rétorquer que je suis fou, qu’il y a les banques, que la BD est aussi une industrie, qu’il faut alimenter la chaudière avec un album par an. Et donc que moi, dessinateur, ne dois faire que cela. Désolé, je n’ai pas envie de me retrouver employé de Lanfeust. Et tant pis si cela se répercute un peu au niveau des ventes. Maintenant, peut-être dans cinq ans, tiendrai-je le discours contraire pour x ou y raisons. Pour moi, rien n’est figé dans le marbre.
Quel est le tirage de Dolores ?
50 000. Les ventes de Lanfeust sont de 70 000 à la nouveauté.

“Ne pas tout expliquer éveille quelque chose chez les lecteurs, stimule leur imagination…”

Pourquoi les filles esclaves de Qarma ont-elles les paupières cousues ?
Content que vous l’ayez remarqué. Lorsque nous visitons un endroit, nous enregistrons des détails dont nous n’aurons pas toujours l’explication. Cela éveille quelque chose en nous, stimule notre imagination. C’est un des charmes des visites. J’ai cousu ces paupières, mais sans en donner de raison. Tout au plus ai-je glissé dans les dialogues que cette grosse limace de Qarma a l’air branché par les yeux verts. J’espère que quelques lecteurs attentifs chercheront une raison à tout cela. Cela voudra dire qu’ils s’approprient cet univers. Ce que je désire.
Pourquoi cet amour des grandes cases en largeur ?
Tout simplement parce qu’elles rappellent un écran de cinéma. La lecture se faisant de gauche à droite, cela incite le lecteur à observer, à se balader dans l’image. Je tenais à ce que Dolores soit du cinéma sur papier. Ce qu’est finalement la BD. Je veux que les lecteurs ressentent cela. La forme des cases, leur cadrage y fait beaucoup.
Comment, quand on a dessiné autant de jolies filles dans Lanfeust, arriver à imaginer une Mony originale ?
On nage dans les archétypes. Je voulais une rousse incendiaire, des cheveux très longs, peut-être en souvenir de Pelisse, l’héroïne de La Quête de l’Oiseau du temps. Et hyper gaulée parce que j’aime bien les dessiner ainsi. Évidemment, il en existe déjà une exactement de ce modèle dans Lanfeust. J’ai commencé par me faire du souci. Mais, finalement, où est le problème ? Au cinéma, refuse-t-on une actrice sous le prétexte qu’elle a déjà interprété d’autres personnages dans d’autres films ? Non, évidemment. Eh bien, c’est pareil en BD. Au départ, Blueberry c’est Jerry Spring, XIII c’est Bob Morane. Si le personnage occupe bien l’espace, incarne bien le rôle, on s’en fout !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate n°122 – février 2019.

UCC Dolores #1/3,
La Trace des nouveaux pionniers,
Didier Tarquin et Lyse Tarquin,
Glénat,
46 pages,
13,90 €,
dispo.


Une couverture pur geek

Facile, la mise au point de cette couverture ?
Didier Tarquin : J’avais envie de quelque chose de très épique. Très cinéma, avec des détails partout. Y glisser aussi un peu d’orgueil : vous allez voir ce que vous allez voir ! Monter sur le ring dans une nouvelle catégorie est un bon moteur. Mais elle fut longue à venir. Au départ, je suis parti sur des couvertures où ne figurait que la belle Mony. Et puis certains souvenirs sont remontés. UCC Dolores est tout simplement la somme de plein de choses avalées et digérées durant mon adolescence de pur geek des années quatre-vingt. Finalement, dans cette couverture, on retrouve l’esprit des affiches de cinéma de Star Wars, Indiana Jones, composées avec des personnages les uns sur les autres.


La couleur ? Un langage

Comment travaillez-vous la couleur avec Lyse, votre compagne ?
Didier Tarquin : À sa demande, avant de commencer un album (elle travaille déjà sur Lanfeust), nous faisons l’inventaire de tout ce que nous désirons mettre dans l’histoire : films, bandes dessinées, illustrations, peintures, etc. Avec Lyse, férue d’histoire de l’art, nous faisons notre marché. Ça, on prend, ça, on ne prend pas. Ensuite, je ne lui parle pas de couleurs, mais de ce que je ressens. Par exemple, nous sommes dans un endroit pollué. À elle de choisir le bon outil, les bonnes couleurs. Je n’impose rien. Sinon, il n’y aurait pas création de sa part. Je veux qu’elle craque pour telle et telle couleur. Ce qui voudra dire qu’elle s’investit, donc qu’elle apporte quelque chose que je ne soupçonne pas et qui va transformer le tout. Qu’elle n’est pas simplement le prolongement de ma main.
Exemple ?
L’hologramme bleu clair qui surplombe le monastère flottant dans la grande vue de la cité que vous publiez dans Casemate. Elle a eu cette idée pour attirer l’attention du lecteur. Et c’est très efficace.
Êtes-vous toujours d’accord ?
Non. Et si ce qu’elle imagine ne me convient pas, je ne lâche pas facilement. D’où des discussions qui peuvent durer deux heures. Mais nous sommes sans ego, dans une confiance totale. Ce qu’on va trouver sur la page sera une idée qui nous convient à tous les deux. La couleur est un langage. J’ai réalisé mes premiers albums en couleur directe, compris alors que c’était un métier. Mais pas le mien.
D’où vos deux noms à égalité sur la couverture ?
J’ai toujours eu envie que les noms des coloristes figurent sur les couves de Lanfeust. Cela ne s’est jamais fait. Question d’époque. Les nommer est une manière de considérer le travail de ces artistes, d’éduquer le lecteur aussi. Parce qu’un album doit aussi éduquer. En voyant leur nom sur une couverture, peut-être va-t-il, en feuilletant l’album, porter son attention davantage sur le travail de la couleur. Si cela se produit, je serai content.


Adieu Lanfeust Mag, adieu les kiosques

Vous avez dessiné l’ultime couverture de Lanfeust Mag. Et en avez profité pour répondre à une question qu’on se posait depuis le premier numéro du magazine. Triste ?
Didier Tarquin : Surtout pour mon camarade Arleston. Oui, j’ai fait la couverture du dernier. L’idée de ce magazine vient de lui. Très attaché à la BD sous forme de presse, Tof continue à acheter chaque semaine son Spirou en kiosque. Mon cas est un peu différent. Dès le début, j’ai tenu à être clair : je travaille pour les albums, pas pour le magazine. Mais, évidemment, j’écrase une larme. Tant de souvenirs y sont liés. Mourad Boudjellal qui a donné son feu vert  à l’aventure, tous les petits jeunes que je drivais à l’époque…
Une fermeture surprise ?
Non, nous connaissons tous les difficultés que rencontre la presse papier. Guy Delcourt avait pris sa décision depuis un moment, mais a laissé du temps à l’équipe pour s’y préparer.
Que représente la presse papier pour vous ?
Ma culture vient d’elle. Ses difficultés me touchent, me font mal. Au départ, je suis un petit gamin de 10 ans qui arrive en France. Chaque jour, en sortant de l’école primaire, je m’arrête dans un kiosque sur le chemin de la maison. Je feuillette Strange, Pilote, Métal Hurlant. Oui, toute ma culture vient de là. Un kiosque, pour moi, à la limite, est un lieu sacré. Les jeunes ne ressentent plus cette délicieuse sensation. Normal, heureusement le monde bouge, sinon on en serait toujours à Gutenberg. Les kiosques disparus* seront remplacés par autre chose qui ne nous conviendra pas autant, car nous sommes formatés différemment. Mais c’est comme ça. En attendant, j’en aurai bien profité, à la fois comme consommateur et comme acteur. Pas mal, non ?
* Six cents points de vente presse disparaissent chaque année en France.

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