Dessinateur, scénaristes, éditeur, toute l’équipe de Tanguy et Laverdure, lors d’une visite sur la base aérienne d’Istres, a longuement expliqué son travail. Casemate était là. D’où un dossier de 32 pages dans notre numéro 115. Il leur restait quelques points à préciser. Les voici.

Comment travaillez-vous ?
Sébastien Philippe (dessinateur) : Le synopsis me donne une idée de quels matériels, de quelles photos j’aurai besoin. J’attaque alors le story-board qui va m’indiquer quels axes je vais conserver. Je travaille énormément sur tout ce qui est cadrage, mise en page. La doc, les photos dont je dispose me serviront pour dessiner les détails, les rivets, les écrous, à compléter mon dessin. Mais je tiens absolument à garder ma liberté de cadrage, ne pas me sentir prisonnier de mes photos.
Comment avez-vous découvert la base d’Istres ?
La première fois où j’y ai été invité, je ne connaissais pas le scénario complet de Diamants de sable, ne savais pas du tout ce que j’allais dessiner ! J’ai discuté avec les navigants, regardé leurs combinaisons, leurs casques, leurs gilets, pris une masse de photos des Mirage 2000N (pour nucléaire) sous toutes les coutures, tous les angles, gros plans, trains d’atterrissage…
L’accueil du personnel navigant ?
Toujours très bon. On sent qu’ils sont au taquet, mais que, malgré cela, ils font tout ce qu’ils peuvent pour nous donner un coup de main. Ils répondent aux questions avec diligence. On les sent contents de se raconter.
Leur réaction devant les planches ?
Lors de nos premières visites, ils me voyaient griffonner des dédicaces sur les bouquins aéronautiques d’Alexandre Paringaux, donc sans avoir la moindre idée de ce que j’allais faire. Je sentais chez eux un intérêt moyen moyen. Il y a quelques mois, je suis revenu vers eux avec quelques pages : « Le tome 1 est terminé, j’attaque le deux, voici mon travail. » Là, ils ont découvert sur planches leur escadron, leurs avions, les endroits où ils bossent. Je suis très vigilant, j’essaie d’être le plus respectueux possible aussi bien du matériel que du travail des gens. J’adore être sur base et j’essaie de faire passer ce plaisir dans mon dessin. Et, là, j’ai vu leur regard, leur expression changer. Ils me regardaient d’une façon totalement différente.

“J’adore être sur une base aérienne, j’essaie de faire passer ce plaisir dans mon dessin”
— Sébastien philippe

Se retrouvent-ils visuellement dans vos planches ?
Non, leur métier n’est pas facile et ils doivent garder un certain anonymat. Lorsque j’ai commencé Tanguy, j’ai rencontré à Istres les membres de la célèbre patrouille Ramex Delta (l’indicatif radio d’Istres), aujourd’hui dissoute, qui présentait, en démonstration, un aperçu du travail aérien sur les théâtres d’opérations extérieures. À l’époque, ils donnaient des autographes dans les salons. Du coup, sans rien leur dire, je les ai glissés dans la dernière case de la planche 3, côté droit. Où on les voit trinquer lors de l’accueil de Tanguy et Laverdure à Istres. Le jour où j’ai présenté ces planches, l’un d’eux était là. Cela lui a fait super plaisir.
Et cela crée des liens bien utiles.

Effectivement. Les navigants comprennent que je ne fais pas ce travail par-dessus la jambe mais avec respect. Et quelques clins d’œil. Ce navigant, plus tard, m’a envoyé des vidéos d’angles de vue qui me manquaient. Depuis mon travail sur les Têtes brûlées, je suis en relation avec un mécanicien de la base. Un jour, j’ai eu un problème avec la trappe d’un Mirage, ne sachant pas si, à tel moment, au sol, elle était ouverte ou pas, branchée sur une prise de terre ou pas. J’hésitais aussi sur la perspective des deux verrières levées. Ce mécano, bien qu’en opération extérieure, m’a envoyé une photo par iPhone avec une petite note sur le fonctionnement de la trappe. Tout ce travail pour une seule case ! Et en plus durant une scène de nuit. Donc personne n’y verra rien. Tant pis, j’aurai dessiné les choses comme les professionnels m’ont expliqué qu’elles doivent être.
Je fais toujours valider mon story-board par l’escadron. Les commandants d’escadron de chasse me laissent leurs coordonnées pour que je puisse les consulter. Ils m’indiquent ce qui fonctionne bien. Ou pas.
Dessinez-vous sur la base ?
Non, et je regrette presque de devoir faire le plein de photos, tant cela me coupe du monde extérieur. Lors de ma dernière visite, j’ai pu suivre le départ d’un avion. La visite pré-vol de l’équipage, la sortie du hangar, le roulage, l’alignement sur piste, le décollage. Un spectacle émouvant auquel j’ai assisté pour la première fois. Faire des photos m’a empêché de profiter totalement de ce moment rare. J’espère le revivre un jour, sans photos à prendre.
J’ai changé de carrière par envie de raconter des histoires. Quand je suis avec des navigants, nous sommes entre passionnés. Ils parlent d’avions. Moi de dessin. Mais c’est le même langage, celui des tripes.

“Dassault n’a plus acheté nos albums Zéphyr quand des Rafale ont commencé à s’y crasher”
– Alexandre PARINGAUX

L’armée a-t-elle son mot à dire sur votre travail ?
Alexandre Paringaux (éditeur de Zéphyr) : L’album a été relu par l’escadron et le service de communication de l’armée de l’air. Si on m’avait dit, par exemple, « dans telle séquence de combat aérien, nous préférons que le méchant s’éjecte », j’aurais dit aux scénaristes : « Débrouillez-vous pour qu’il arrive vivant au sol. » Mais on ne me l’a pas demandé.
Patrice Buendia (coscénariste) : Nos soucis ne sont pas les mêmes ! L’escadron a des problèmes militaires, j’ai des problèmes de dramaturgie.
Paringaux : Dans ce cas, il faut faire de la BD romantique !
Pendant le tournage du film Les Chevaliers du ciel, Dassault avait toussé devant le sort fait à l’un de ses Mirage.
Normal, un avionneur n’aime pas voir tomber ses avions. Dassault a cessé d’acheter les albums Zéphyr quand des Rafale ont commencé à se crasher dans nos albums ! On ne peut exploser leur matériel et leur demander d’être partenaire.
La logique commerciale voudrait donc que vous épargniez les Rafale et autres Mirage !
Si Tanguy et Laverdure s’étaient retrouvés en Syrie à affronter des avions russes, je pense qu’il aurait fallu envoyer des Rafale au tapis. Se frotter à l’armée de l’air russe est une autre paire de manches que de se battre contre l’aviation syrienne.
Charlier a tué deux pilotes* ayant fait preuve de lâcheté. Cela pourrait-il arriver à Tanguy ou Laverdure ?
Buendia : Non, bien sûr, mais la question mérite débat. Je me la pose pour le prochain, d’un point de vue purement dramaturgique. Montrer qu’un gars a des faiblesses est quand même ce qu’il y a de plus intéressant dans un scénario. Et, dès cet épisode, une fracture ne cesse de s’élargir entre les deux hommes…
Paringaux : Il y a incontestablement un certain durcissement dans les récits de guerre. Il y a encore quelques années, le méchant qui tentait de descendre le gentil s’éjectait avant l’impact. Aujourd’hui, il n’y survit pas.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate n°115 – juin 2018.

* Un Américain, Stinson, dans La Revanche des fils du ciel (Buck Danny #3), et un Français, Saint-Hélier dans L’École des Aigles (Tanguy et Laverdure – Intégrale #1).

Les Chevaliers du ciel
Tanguy et Laverdure #6,
Diamants de sable,
Sébastien Philippe,
Patrice Buendia
& Frédéric Zumbiehl,
Dargaud, 54 pages,
12 €, 22 juin.

Tanguy et Laverdure,
Intégrale #9,
Opération tonnerre,
Jijé, Patrice Serres,
Jean-Michel Charlier,
Dargaud,
168 pages,
19,99 €, 22 juin.


Objectif nucléaire

Dans les années soixante, quatre-vingt, les forces nucléaires françaises se tenaient prêtes à répondre par le feu nucléaire à toute menace visant l’intégrité du pays. Georges Fenech, alors chef des opérations au sein du 4/7 Limousin, à Istres, où il avait doublé Tanguy en 1967 lors du tournage du feuilleton télé Les Chevaliers du ciel (Casemate 92), faisait partie de ces pilotes « nucs » qui savaient qu’une telle mission serait sans retour. Souvenirs de la guerre froide.

Comment vous entraîniez-vous ?
Georges Fenech : Dans l’escadron de chasse 4/7 Limousin, sur Jaguar, à Istres, l’entraînement se faisait de deux manières. Classique, quotidiennement, à basse altitude, à la bombe, à la roquette, au canon. Nucléaire, plusieurs fois par an, en répétant des procédures spéciales qui commençaient par le chargement, car un avion n’est jamais au repos avec sa bombe. La charge nucléaire arrive par convoi spécial. il faut ensuite l’introduire dans la bombe qu’on est censé emporter. Une procédure lourde, compliquée, extrêmement stricte que pilotes, mécanos, et gens chargés du nucléaire connaissent parfaitement.
Chaque année, une compétition spéciale était organisée entre tous les escadrons nucléaires français, la coupe Centaure. Trois épreuves : un exercice de tir de jour, un autre de nuit (on larguait en fin de navigation sur nos champs de tir habituels une « bombinette » de quelques kilos ayant les performances aérodynamiques de la bombe réelle). Enfin, un exercice de jour de largage à Cazaux d’une maquette grandeur nature de la bombe réelle, devant tout un parterre d’autorités. Avec nos Jaguar rudimentaires, nous étions défavorisés par rapport aux escadrons utilisant des Mirage IIIE équipés de radars de navigation. Et pourtant, le 4/7 Limousin a eu le grand honneur de remporter la coupe Centaure 1981. J’avais moi-même obtenu la « médaille » du meilleur tir de nuit !
Tous les matins, après le briefing météo, nous avions ce qu’on appelait les dix minutes d’identification. L’officier spécialisé du renseignement de l’escadron nous projetait des diapos montrant les avions de chasse, les bombardiers de l’ennemi désigné de l’époque, tous les engins que nous étions susceptibles de frapper au sol, chars, etc. Et aussi des images des matériels alliés.
À votre époque, chaque pilote avait-il une cible précise ?
Bien sûr, à chaque mission nucléaire prévue correspondait un objectif spécifique. Les détails de nos missions étaient entreposés dans une salle spéciale, la salle opérationnelle nuc. J’allais la consulter régulièrement. En tant que chef ops, je devais également vérifier que les autres pilotes connaissaient parfaitement leurs missions respectives.

“La charge nuc à introduire dans la bombe arrivait par convoi spécial”

Que connaissiez-vous de vos objectifs ?
Évidemment, il était hors de question d’aller voir sur place. Pour mon objectif, je disposais simplement de cartes et de photos ramenées de vol de reconnaissance.
Ces missions hantaient-elles vos esprits ?
Il fallait être capable de les effectuer à tout moment, mais elles restaient en arrière-plan de nos pensées. C’était vraiment le conflit ultime.
Combien d’avions était-il prévu de lancer ?
Si le pire arrivait, s’il y avait frappe nucléaire sur la France, tout le monde devait y aller. Les vingt, vingt-cinq appareils nuc d’Istres auraient décollé pour ce qui aurait été un baroud d’honneur.
À quoi cette riposte aurait-elle servi ?
On pouvait imaginer qu’un président, conseillé par ses généraux, se dise : « Nous avons pris une bombe, nous allons riposter en espérant que cela refroidira l’ennemi avant que la France ne soit totalement vitrifiée. » Mais cela aurait été évidemment un constat de faillite. Si vous devez en venir à appliquer votre politique de dissuasion, c’est que cette politique a échoué.
Quelles auraient été vos chances de survie ?
Le retour de nos Jaguar, après frappe, était programmé à moyenne altitude pour économiser le pétrole. Ce qui veut dire rester à portée des missiles sol-air des escadrilles ennemies qui nous auraient loupé à l’aller et nous attendraient au retour. Personne ne se faisait beaucoup d’illusions. Nous partions avec simplement une carte sur les genoux ! Et sans navigateur, la version Jaguar biplace étant réservée à l’entraînement.
Comment vous entraîniez-vous en vol ?
Dans des corridors réservés à des vols rapides à très basse altitude. De jour comme de nuit. À l’époque, sur Jaguar, sans les moyens techniques d’aujourd’hui (ni GPS ni pilote automatique), on maintenait souvent le manche entre les genoux pour pouvoir lire la carte. Il fallait arriver très bas pour ne pas être intercepté, cabrer, larguer la bombe, passer sur le dos et dégager au plus vite pour ne pas être rattrapé par le souffle et l’éclair de l’explosion. D’où des casques équipés de la fameuse visière dorée destinée à atténuer le choc lumineux de l’éclair nucléaire. Étant censés attaquer à plusieurs, nous devions la baisser dès que nous entrions sur le théâtre d’opérations, les copains de droite et de gauche pouvant frapper avant nous. Un éclair nucléaire aveugle à 40 kilomètres.

“Arriver très bas, cabrer, larguer la bombe, passer dos, dégager pour échapper au souffle”

Effectuiez-vous des manœuvres combinées avec d’autres pays ?
Oui, dans le cadre de l’OTAN. Une mission, par exemple, consistait à simuler des attaques de porte-avions américains en Méditerranée. Enfin, d’essayer. Ils nous shootaient à 200 km ! Impossible de les approcher. Ensuite, on s’offrait le plaisir de survoler plus ou moins leur flotte. Aujourd’hui, avec les missiles, la donne a changé. Malgré les missiles antimissiles, protéger une flotte est très difficile. Sur une vague de missiles envoyés par des sous-marins nucléaires, un finirait toujours par passer. Et cela suffirait pour mettre un porte-avions hors de combat.
Les escadrons nucléaires de la guerre froide étaient-ils composés de volontaires ?
Non, cela faisait partie du métier, le commandement décidant des affectations. Demain, l’escadron 2/4 La Fayette d’Istres va être dissous, les navigants dispatchés, certains outre-mer, d’autres instructeurs à Salon-de-Provence, à la défense aérienne, ou dans les forces nucléaires tactiques. Le nucléaire est un poste comme un autre. Tout le monde pouvait être désigné… sauf si votre femme émargeait au parti communiste !
Sérieux ?
Un de mes copains de promo volait sur Mirage IV. Son épouse, enseignante et gauchiste, participait à des manifestations devant la base, avec pancartes dénonçant la force de frappe. Une situation ni confortable ni agréable. Il a quitté le nucléaire et je l’ai retrouvé moniteur à Tours.
Aviez-vous une préparation psychologique ?
À mon époque, non. Je prenais sur moi d’en discuter avec mes jeunes pilotes pour leur faire comprendre que nous n’étions pas dans un aéro-club de luxe. Qu’être pilote de chasse voulait dire que nous devrions peut-être assumer des missions gravissimes. Je pensais important de faire passer ce message.

“Il valait mieux ne pas avoir une épouse antinucléaire venant manifester devant la base…”

Le spectre de ce vol ultime vous donnait-il des cauchemars ?
Ça pouvait arriver, entraîner certains états d’âme. Nous faisions « le canard », c’est-à-dire n’abordions pas le sujet hors exercice. Mais on se sentait concerné, motivé, avec parfois « la paille aux fesses » en nous disant que cela pourrait arriver un jour.
Un regret ?
Oui, celui de ne jamais être allé voir de mes yeux le site sur lequel j’étais censé larguer une bombe nucléaire. Il faudrait que je me décide à effectuer ce voyage ! Et dire que de braves gens vivaient (vivent encore ?) de part et d’autre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI


L’effet G

Une carrière de pilote de chasse a-t-elle une incidence sur la durée de vie ?
Georges Fenech : Tout ce que je peux dire, c’est que la vie très saine que nous devions mener est un gage de longévité. Le problème le plus fréquent reste au niveau des hémorroïdes, les accélérations, les fameux G, envoyant à chaque fois le sang vers le bas du corps. À force… Sinon, un pilote qui s’est éjecté peut développer un problème de dos. Le record est de trois éjections, le gars est toujours vivant et a écrit un bouquin là-dessus.
Fréquentes, les visites médicales ?
Tous les six mois. Une interne avec le médecin de la base, une autre dans un centre d’expertise médicale du personnel navigant. Une journée entière. Tout y passe, les yeux, les oreilles, le cerveau, le cœur, le rachi, l’état général, les urines, j’en oublie.
La plus grande crainte ?
Les yeux. On avait tous 10 ou 11/10. La barre est 9. En cas de perte, le risque était d’être renvoyé dans le transport ou ailleurs. Donc on reposait nos yeux avant un contrôle. Pour être à 8 h à Marseille, je partais parfois d’Orange la nuit. Pour ne pas être ébloui, je mettais un cache sur mes yeux et mon épouse conduisait. Un mois avant, je prenais un médicament censé améliorer la vision nocturne, délivré sans ordonnance. Un peu l’équivalent de la myrtille qu’utilisaient les pilotes anglais pendant la dernière guerre. Je crois qu’il s’agissait surtout d’un effet placebo.
Notre profil médical devait être 1111. Le second 1 correspondant à la vue. J’ai terminé avec 1211. Un peu tangent, mais c’est passé parce que j’étais alors un vieux chibane, un vieux de la vieille. Depuis, j’ai connu un pilote de chasse portant des lunettes…

3 Commentaires

  1. Excellent article sur cette série mythique qui mérite vraiment un vrai nouveau départ et un rythme de parution plus régulier.
    Comme ceux de Francis Bergèse, les avions de Sébastien Philippe ont l’air de voler.
    Bravo !
    Vivement le 22 juin !

  2. C’est bien de donner la possibilité de télécharger le supplément gratuit, mais je ne retrouve pas l’interview du navigateur. Dommage !…

Répondre à popelotAnnuler la réponse.

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