Tango #3 sorti fin septembre, Tango #4 programmé fin janvier, Tango #5 promis fin 2020… la série signée Philippe Xavier (Conquistador, Croisade) et Matz (Le Tueur) va passer le cap des 100 000 exemplaires vendus. Dans Casemate 132, ils racontent, sur 32 pages, cet aventurier un brin inspiré par Bernard Prince qui voyage de pays en pays. Pour casemate.fr, Matz revient sur un point commun surprenant entre ses deux personnages…

Volontaire, cette similitude entre le destin de Tango et celui du Tueur ?
Matz : Non, c’est réellement une coïncidence. La genèse du nouveau cycle du Tueur m’est venue en discutant avec des copains flics qui évoquaient la situation extrêmement compliquée dans certaines villes. Avec des compromissions à tous les étages. Cela m’a semblé un bon cadre pour un retour du Tueur. Mais comment le faire intervenir dans ce contexte ? Je ne le voyais pas agir en électron libre. Ses motivations sont totalement différentes de celles de Tango. Celui-ci donne dans l’aventure pure, la fantaisie. Le Tueur, antihéros, évolue dans un monde de polar.
Bien malgré eux, Tango se fait recruter par la DEA américaine, votre Tueur par les services secrets français. Les États recrutent-ils vraiment ce genre de tueur ?
C’est une question que je me suis toujours posée. Je suis fasciné par l’idée que l’État puisse décider d’éliminer des gens. J’imagine que cela arrive, que cela a toujours existé.
François Hollande a reconnu avoir donné le feu vert à des éliminations de terroristes.
Oui, mais hors de nos frontières. On sait que les forces spéciales anglaises, américaines, etc., possèdent des listes de mecs de l’État islamique à éliminer. Mais à l’intérieur même du pays, c’est tout autre chose. La question a toujours été au cœur de la série du Tueur. Je vous conseille la lecture des Tueurs de la République de Vincent Nouzille qui détaille les assassinats et opérations spéciales des agents secrets français.
D’où vient la formule « traitement négatif » ?
D’Israël. Je l’ai découverte dans un bouquin passionnant écrit par un journaliste du New York Times, Ronen Bergman. Dans Rise and Kill First (lève-toi et tue le premier), il explique la sorte de guerre asymétrique, la philosophie des services secrets israéliens. Ils considèrent chaque groupe terroriste comme une voiture. Pas besoin de la réduire en cendres, détruire un de ses organes vitaux suffit à la mettre hors d’usage. Il faut donc identifier et éliminer les éléments vitaux du groupe pour l’empêcher d’agir. Ce que, dans ce monde, on appelle les traitements négatifs. Pour cela, ils appliquent une procédure claire et nette, « les papiers roses » qui doivent être avalisés par le Premier ministre. Impressionnant.

“Je suis fasciné par l’idée que l’État puisse décider d’éliminer des gens sur son territoire”

En France ?
Nous savons qu’il existe des opérations Homo destinées à tuer, a priori, à l’étranger. Après tout, on peut comprendre, et même espérer qu’un État cherche à éliminer ceux qui veulent le détruire. Est-ce si condamnable ? Il a toujours existé des hommes qui, comme mon Tueur, commettent des assassinats sur ordre. Cela fait partie de la nature humaine, même si le sujet reste tabou. On s’est bien félicité de l’assassinat du leader de l’État islamique. La morale est souvent à géométrie variable.
Vous documentez-vous beaucoup ? Que lisez-vous ?
Tout ce qui me tombe sous la main, les journaux de gauche, de droite, des bouquins d’Histoire, des enquêtes. Je parcours internet. J’ai rencontré, comme je vous l’ai dit, des flics qui me parlent tant ils en ont gros sur la patate. Dans Tango #3, je m’inspire du scandale des Panama Papers. L’homme politique français en exil et en fuite ne s’appelle pas Muller par hasard, c’est un clin d’œil à Didier Schuller (1). J’ai lu dernièrement La Fabrique du monstre, bouquin très intéressant de Philippe Pujol sur Marseille. Ses malversations immobilières, ses constructions au bord de la mer interdites, enfin pas pour tout le monde… Passionnant. Un autre ouvrage m’a inspiré Le Tueur. On y montre comment les Frères musulmans financent les mosquées en France. Ils achètent des terrains, construisent et filent du blé à des municipalités qui ferment les yeux. Bonjour l’opacité. Les rouages sont toujours les mêmes. Les magouilles existent depuis l’Antiquité. Ça n’a pas changé d’un iota.
Quand le Tueur donne des leçons sur la société, le sort des pauvres salariés qu’il juge d’une médiocrité absolue, qui parle, lui ou vous ?
Tout le monde me pose cette question. Cela dépend. Le Tueur est un personnage bien à part, avec ses contradictions, ses complexités, ses points de vue. Je ne lui colle pas a priori mes propres idées. Mais tente de réfléchir à la manière dont un homme comme lui voit la vie, les gens, les choses. Parfois, je suis d’accord. Comme dans la séquence sur la corrida. J’essaie de me mettre à sa place, de réfléchir comme lui. En me baladant en scooter dans Paris, j’imagine par exemple que c’est sans doute la meilleure manière d’éliminer quelqu’un.
Jouissif d’imaginer un personnage ayant droit de vie ou de mort sur les autres ?
C’est simplement le métier d’écrivain ! À la sortie en 2011 de mon roman La Nuit du vigile, on m’a souvent demandé si j’avais exercé ce métier. Non, simplement le boulot du scénariste, du romancier est de se mettre à la place d’un personnage, de lui donner vie. Faire qu’il devienne une excroissance de vous-même. C’est valable pour le Tueur. Parfois, je pense comme le lecteur que c’est un salopard. Parfois, je me dis qu’il n’a pas toujours tort.

“Le tueur est un personnage à part, avec ses contradictions, ses complexités, ses points de vue”

Facile de se créer une empathie envers le personnage sans avaliser tout ce qu’il dit, ce qu’il fait ?
Il faut, me semble-t-il, le rendre suffisamment complexe pour que s’établisse entre lui et son auteur une relation d’amour et de haine. De ce point de vue, il me semble que Le Tueur est une BD assez littéraire.
Son côté donneur de leçon est parfois parfaitement insupportable !
Justement. Vu sa position, tout est compliqué pour lui. D’où un besoin de rationaliser les choses, de justifier sa vie. Quitte à biaiser certaines références historiques pour les faire correspondre à son propos. Mais beaucoup de gens agissent ainsi, s’arrangent avec la réalité pour vivre en paix avec eux-mêmes. Le Tueur fait pareil. Les États aussi ! L’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs.
À quand le deuxième prequel du Transperceneige Extinctions ?
Jean-Marc Rochette le dessine. Je pense que sa sortie se calera sur celle de la série télé (2).
Quelqu’un y affirme que la Terre ne pourrait nourrir normalement que 500 millions de personnes. D’où tirez-vous ce chiffre ?
Je l’ai entendu je ne sais plus où. Une théorie comme il s’en publie treize à la douzaine actuellement. Il me fallait ce genre de théorie catastrophiste pour justifier une telle réduction de la population. Les prêcheurs qui se préparent à l’après-cataclysme me fascinent. Des Américains se regroupent à la campagne, construisant des sortes de ranchs avec dedans, et surtout dessous, tout ce qu’il faut pour survivre longtemps. Encore faudrait-il, en cas d’attaque nucléaire, avoir le temps d’aller s’y réfugier ! Je me demande toujours quel intérêt il y aurait à survivre dans un monde devenu désert. Où l’on ne pourrait plus se rendre dans une librairie acheter un bon bouquin. Faut avoir envie de courir après des souris pour pouvoir bouffer !
Mais rien de nouveau, beaucoup dans les années 70 annonçaient déjà la fin du monde imminente. Je suis d’accord avec ce que dit un des personnages du prequel : certains espèrent la fin du monde parce qu’ils n’ont pas envie que le monde survive après leur propre mort. Un sentiment bizarre.

“Je trouve un côté parano naïf à l’idée qu’on cherche à se préparer pour la fin du monde”

Pas peur d’une escalade nucléaire ?
Je trouve un côté parano naïf à l’idée de se préparer pour la fin du monde. Si l’Iran décide de bombarder tout le monde dès qu’ils auront la bombe, personne n’aura le temps de courir se cacher au fond de la forêt. Il y a tant de manières dont tout peut mal tourner, volontairement ou pas. Je ne suis pas sûr que cela vaille le coup de s’en inquiéter ou de s’y préparer. Et aurait-on envie de monter à bord de ce dernier train imaginé par Lob et Rochette au début des années 80 ? Je n’en suis pas sûr.
Il me semble qu’on devrait s’alarmer davantage de quelques menaces géostratégiques. Surtout après les attentats contre des installations pétrolières en Arabie saoudite. Tout pourrait basculer très vite, sans pétrole. Ce pétrole dont on prédisait dans les années 70 que les réserves seraient épuisées en 2020. Aujourd’hui, on parle de ressources quasiment infinies même si leur extraction coûtera de plus en plus cher.
Voir le gaz de schiste ?
Une catastrophe écologique, mais qui assure l’indépendance énergétique des États-Unis.
D’autres sujets BD en réserve dans vos tiroirs ?
Non, mais dans mon ordi, oui. Plein d’idées non exploitées. J’en ai extrait une, hier, pour un copain qui l’a trouvée bonne. Personnellement, je ne pourrais pas scénariser davantage de BD. Il faut bien que je travaille aussi à côté.
Car, contrairement à vos vœux, impossible de vivre uniquement de vos scénarios ?
Travailler pour la BD, c’est accepter de vivre dans une certaine précarité. Sortant pas mal d’albums, entre avances et droits, ça va. Mais j’aime aussi varier les plaisirs. Travailler sur une série télé, enchaîner sur une BD, puis un projet de film, un roman…
Jamais de regrets en pensant à votre ancien job permanent chez Ubisoft ?
Je travaille toujours pour des jeux vidéo, à temps partiel. J’aime ma liberté. Mais je pourrais être tenté par un boulot salarié à plein temps s’il s’avérait hyper intéressant. Là-dessus, je ne suis pas d’accord avec le Tueur, bloqué dans un bureau toute la journée. Son raisonnement, basé sur le principe que les gens n’aiment pas leur travail, est biaisé. Beaucoup de gens adorent leur travail. Dans le 3e cycle du Tueur qui débute, il juge que les réunions ne servent à rien, qu’elles sont une perte de temps. Une façon de voir les choses, non une vérité absolue. Il affirme que les gens ne sauraient quoi faire s’ils n’allaient pas au travail. Pas forcément vrai. Il constate que certains regardent sans arrêt la pendule attendant l’heure de filer, n’imaginant pas de rester une minute de plus à leur poste de travail.

“Je n’ai jamais travaillé 35 heures par semaine. Je dors 35 heures par semaine ! Le reste du temps, je travaille”

Pas votre cas ?
J’ai quitté un boulot à plein temps pour devenir scénariste, consultant, etc. La réflexion d’un jeune m’a traumatisé. Il s’inquiétait : « Mais vas-tu réussir à travailler 35 heures ? » Sous-entendu surtout pas plus. Je lui ai répondu : « Mais je n’ai jamais travaillé 35 heures par semaine. Je dors 35 heures par semaine ! Le reste du temps, je travaille. »
Avec Philippe Xavier, sur Tango, nous ne comptons pas nos heures. Parce que nous nous amusons. J’aurais du mal à assumer un pensum, un travail alimentaire. Il faut que ce soit un plaisir. Sinon, peut-être moi aussi, je lorgnerais l’horloge.
À lire Tango, on sent que vous aimez toujours les dialogues à la Greg.
Oui, et j’adorerais faire du Achille Talon. J’apprécie aussi Blanche Épiphanie écrit par Lob, le scénariste original du Transperceneige, et dessiné par Georges Pichard. Lagaffe, bien sûr, et tout Franquin d’une manière générale. Mais l’humour m’apparaît comme un monde à part tant il est difficile d’être drôle. Je ne me sens pas assez bon pour m’y attaquer.
Avez-vous au moins essayé ?
Non, mais j’aimerais bien. Il me faudrait le bon sujet, le bon angle. Dans Tango et dans Du plomb dans la tête, dessiné par Colin Wilson, je m’essaie à des dialogues assez marrants et enlevés, où les personnages se vannent. Mais les gags en une page, genre Gaston ou Achille Talon, me paraissent terriblement difficiles à écrire pour toucher à l’excellence.
Vous avez passé presque en même temps le cap des 50 ans et celui des cinquante albums…
Tango #4 sera pile-poil mon 50e. J’ai commencé avec Bayou Joey en 1990, dessiné par Chauzy chez Futuropolis. Le Tueur est né en 1998.
Tueur et Tango, deux séries à la fin programmée ou pas ?
Le Tueur revient dans un troisième cycle parce que j’ai eu une idée qui m’a paru intéressante. C’est une série spécifique qui demande de vrais sujets et une écriture particulière. Donc on verra. D’autant que son dessinateur Luc Jacamon a régulièrement des envies d’autre chose. Quant à Tango, tant que Philippe et moi nous amuserons, tant que le public nous suivra, l’homme continuera à sillonner le monde.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL et Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°132 – janvier 2020.

1. Didier Schuller, ex-élu RPR, impliqué dans l’affaire des HLM de Paris et des Hauts-de-Seine. Proche des Balkany. En cavale entre 1995 et 2002 aux Bahamas et en République dominicaine.
2. Les premières images de la série Snowpiercer, adaptée du film de Bong Joon-ho, lui-même adapté de la BD Le Transperceneige, ont été dévoilées au dernier Comic Con de San Diego. Portée par Jennifer Connelly, la série est annoncée en France pour 2020 sur Netflix.

Le Tueur – Affaires d’État #1,
Traitement négatif,
Luc Jacamon, Matz,
Casterman,
54 pages,
11,50 €,
15 janvier.

Tango #4,
Quitte ou double à Quito,
Philippe Xavier, Matz,
Le Lombard,
54 pages,
14,45 €,
31 janvier.


Leur troisième homme

Fin de l’interview de Philippe Xavier, dessinateur de Tango, et co-auteur de la série, publiée dans Casemate 132.

Votre manière de collaborer, très surprenante, n’est-elle pas source de conflits entre Matz et vous ?
Philippe Xavier : Disons qu’il vaut mieux faire preuve d’un professionnalisme assez élevé. Pas d’ego entre nous, pas de péremptoire : « C’est moi le chef ! C’est ma version et tu t’y tiens ! » On est deux auteurs sur la même longueur d’onde, travaillant dans l’intérêt de Tango.
L’éditeur met-il son grain de sel dans votre travail ?
Gauthier Van Meerbeeck est le troisième homme de Tango. Nous pouvons avoir la tête dans le guidon, nous lancer dans des trucs un peu cucul, Gauthier apporte alors un regard extérieur nécessaire. Nous propose parfois de belles pistes. Il nous arrive de créer un personnage pour le plaisir. Ainsi, dans le tome 5 à venir, on découvrira une jeune femme sur un balcon, proche de Tango. Gauthier nous suggère de l’impliquer davantage dans notre histoire. Pourquoi est-elle là ? Pourrait-elle avoir un rapport avec le passé de Mario, base de cette histoire ? Une très bonne idée que nous avons creusée. Du coup, c’est grâce à elle que l’histoire va se mettre en route. Gauthier nous sert d’aiguillon lorsque c’est nécessaire.
Montrez-vous votre travail à des collègues ?
Mes copains Jérémy, Marini et Vignaux observent régulièrement l’évolution de mes planches. Mais le « quality control » est d’abord assuré par ma compagne et scénariste Nathalie. Elle ne laisse rien passer et je corrige souvent, car j’aime lui faire plaisir. En fin de boucle, Philippe Wurm (Les Rochester) ausculte mes planches encrées, ultime regard avant leur envoi au coloriste. Ses remarques, parfois sur des détails microscopiques, apportent un petit plus de qualité.


De Tango à Mengele

Matz, il n’y a pas que Tango dans votre vie.
Matz : Non ! Un troisième cycle du Tueur démarre, et le deuxième tome des trois du prequel de Transperceneige sort début 2020. Je travaille aussi sur l’adaptation en BD de La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez, le prix Renaudot 2017. J’adore ces histoires historiques. Le récit de l’exil des anciens nazis, fascistes, rexistes en Amérique du Sud est stupéfiant. Alors que tout avait bien démarré pour lui dans l’Argentine bienveillante de Perón, la fuite, la traque de l’ancien médecin tortionnaire d’Auschwitz se transforme en calvaire, en descente aux enfers. Voilà un véritable antihéros, un vrai sale type. Tout finira pour lui dans un bidonville brésilien. Le journaliste Olivier Guez s’est livré à une enquête de malade. L’album sera dessiné par Juan Sáenz Valiente, l’auteur de Sudestada. À paraître aux Arènes.
Vous-même, vous sentez-vous enquêteur ?
J’aimerais beaucoup faire ce genre de travail. Pour préparer un album comme Le Travailleur de la nuit, j’ai lu tout ce qui existe sur Alexandre Jacob, cet anarchiste libertaire du début du 20e siècle. Pareil pour Julio Popper – Le Dernier Roi de Terre de Feu. J’ai même lu les bouquins en espagnol, alors que je ne suis pas exactement hispanophone. Des enquêtes livresques, j’aimerais passer aux enquêtes sur le terrain. Par exemple, accompagner pendant quelques nuits des flics en planque, puis voir ensuite comment cela se passe au commissariat. Mais il me faudrait y consacrer beaucoup de temps. Denrée rare.

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