Avec pour seule arme sa pelle de croque-mort – attention, il sait très bien s’en servir – Stern, d’apparence si fragile, va devoir passer entre les balles d’un règlement de comptes saignant à Morrison. L’occasion d’en dire plus sur une contrée encore sauvage dont certains côtés paraissent très actuels. Suite du dossier consacré à l’Ouest – le vrai – des frères Maffre, paru dans Casemate 121.

Qui dirigeait une petite ville comme Morrison ?
Frédéric Maffre : Un maire était désigné ainsi qu’un petit conseil municipal comme nous le montrons au début du tome 3. On y reconnaît les personnages emblématiques des albums précédents. Parfois, ça discutait ferme. Dans les années 1880, les lois étaient alors très floues. Chaque petite ville américaine faisait sa propre tambouille en fonction des besoins. Ça fonctionnait ou pas. Fallait-il augmenter l’institutrice, chauffer l’école ? Les sans enfants n’étaient pas chauds. Comme aujourd’hui les habitants du rez-de-chaussée ne sont pas chauds pour payer l’ascenseur. Tous ces gens étaient très individualistes. Nous montrons qu’il fallait un évènement majeur, ici un massacre, pour qu’une conscience collective émerge. Peut-être.
Le maire mange son chapeau…
Oui, j’y ai glissé un peu d’ironie. En faire un connard antipathique ne m’intéressait pas du tout. Donc cet homme, opposé à tout impôt, défend sincèrement l’idée américaine du chacun pour soi. Mais il va évoluer. En face, Stern le croque-mort campe un solitaire confronté à l’idée de communauté. Il restera dans son coin quand tous les autres feront front commun.
Mais il ne faut pas être trop manichéen. Si « socialiste » reste un gros mot aux États-Unis, certaines politiques appliquées, notamment en Californie, en matière d’impôts, par exemple, sont du socialisme. Il existe dans la culture américaine un esprit communautaire, solidaire qui peut s’appliquer tous les jours, spontanément.
Pourquoi l’Amérique profonde ne fait-elle toujours pas confiance au pouvoir central ?
Certains Américains demandent encore très sérieusement que le Texas fasse sécession. Que Washington, trop éloigné, ne comprend rien à leurs problèmes. C’est ce qui arrive aujourd’hui à Macron dans un pays de 67 millions d’habitants. Dans un pays de 300 millions, qui relie deux océans, c’est encore plus compliqué.

“aux états-unis, beaucoup pensent que celui qui parle simple parle vrai”

On disait, on dit encore les Américains très méfiants envers la parole et les écrits des politiques et intellectuels.
Plus de gens qu’on ne le croit savaient lire à l’époque. Apprenant souvent avec la Bible et Shakespeare. J’ai consulté une amie auteure d’une thèse sur l’Amérique des pionniers. Il existe aux États-Unis une réelle tradition anti-intellectuelle, survivance apparemment de l’esprit pionnier. Les premiers occupants, en gros des Européens, doivent apprivoiser un environnement hostile. Avec vraiment d’autres priorités que la littérature, la poésie, le chant. De tous les candidats à la Maison-Blanche, Donald Trump utilisait le vocabulaire le plus simple. Aux États-Unis, beaucoup pensent que celui qui parle simple parle vrai. Que s’exprimer d’une manière un peu plus compliquée, c’est vouloir embrouiller son interlocuteur.
Alors pourquoi faire de Stern un fou de littérature, celle des grands auteurs ?
Nous avions envie de regarder l’influence que peut avoir la culture dans un univers très rude où les gens n’ont pas de temps à y consacrer. Mais attention là aussi à la généralisation : les bibliothèques américaines sont parmi les mieux fournies au monde. Mais il faut y entrer. La tradition anti-intellectuelle existe, mais n’est pas synonyme de bêtise. Le cliché de l’Américain vautré sur le fauteuil, sur le canapé, bouffant des chips devant une émission de télé-réalité à la con, est réducteur.
Vous montrez des habitants séduits par des histoires de cow-boys bien bourrins.
Une littérature pas très différente des films de Chuck Norris. Du divertissement assumé comme tel. De la littérature populaire ? Oui. Mais ce n’est pas infamant. Un Charles Dickens écrivait des romans populaires, Molière écrivait pour un public qui voulait simplement rire. Il a fallu un certain recul pour qu’on le prenne au sérieux.
Courant aussi de vendre des livres dans une armurerie ?
Ce n’est pas une armurerie, mais le magasin général où, par définition, on vend de tout. Dont plein d’armes rutilantes. Armes dont le culte est entretenu par le divertissement. John Wayne, Sylvester Stallone, Clint Eastwood et son monologue sur le Colt Magnum 44, flingue le plus puissant du monde qui peut arracher une tête… Le fétichisme des armes est soigneusement entretenu par la culture américaine. Souvenez-vous de Charlton Heston brandissant son arme et lançant : « Vous me l’arracherez de mes doigts raidis par la mort. »

“le fétichisme des armes est soigneusement entretenu par la culture américaine, le divertissement…”

Êtes-vous totalement opposé à ce que les particuliers portent des armes ?
Avoir des armes, pourquoi pas, mais a-t-on besoin de fusils d’assaut pour protéger son foyer ? C’est vraiment une particularité des États-Unis. D’où le regard très français de Stern sur cette société. Pas forcément satirique, mais décalé.
Aimez-vous les États-Unis ?
La France entretient un rapport amour-haine avec cet immense pays. Parfois il nous fascine, parfois il nous consterne. Mais, bien sûr, il m’intéresse, sinon, je n’écrirais pas ce western.
Dans Casemate 121, vous expliquez que l’espérance de vie des prostituées ne dépasse pas deux ans.
La vie est alors extrêmement dure. Si je croyais en Dieu, je le bénirais chaque jour de m’avoir fait naître après l’invention de l’anesthésie et la découverte des antibiotiques. On a oublié ces temps-là. Le crâne de Mozart est exposé en Autriche. Ses dents étaient dans un état effroyable. Comment a-t-il pu, avec la douleur que devaient engendrer en permanence quatre ou cinq caries, composer un tel volume de musique et d’une telle qualité  ?
Ça massacre à tout-va dans cet épisode. N’y avait-il pas un risque de tomber dans le gore ?
L’éditeur veille ! Une balle, en ricochant, arrache deux doigts à une petite fille douée pour le piano. L’éditeur nous a demandé de ne pas trop montrer sa main mutilée. Ce n’était pas dans nos intentions. La scène est assez cruelle, pas besoin d’en rajouter dans le gore. Je ne mutile pas les enfants pour le plaisir, même en fiction.
La ville de Morrison existe-t-elle ?
Non, elle est imaginaire. Julien a construit une cité un peu foutraque, en s’inspirant du jeu vidéo Red Dead Redemption. On y sent une certaine gourmandise à montrer des ongles bien noirs, des cheveux bien gras. Notre idée, pourtant, n’est pas de montrer un Ouest cracra où tout le monde sent sous les bras. Même si on imagine que les conditions d’hygiène de l’époque ne sont pas géniales.
Julien Maffre : J’ai un peu forcé le côté développement anarchique de cette petite ville de deux cents habitants. Dans le tome 2, nous voulions accentuer le contraste entre ce gros bourg et la ville de Kansas City. Du coup, j’ai rajouté un étage à tous les immeubles de la ville pour la différencier encore davantage de Morrison.

“au début du VINGTIÈME siècle, fréquenter des prostituées était admis par tous ”

Vos prostituées travaillent au saloon, à la vue de tous, sans problème.
Frédéric Maffre : En France, jusqu’au début du vingtième siècle, 25 % des hommes fréquentaient régulièrement des prostituées. D’autant que leurs épouses, sans moyens de contraception efficaces, vivaient dans la hantise de tomber enceinte. Une fréquentation admise par tous. Aujourd’hui, la prostitution fait encore débat, mais à cette époque, elles étaient dix fois plus nombreuses.
Côté physique, vous ne les avez guère gâtées…
Julien Maffre : Dans un endroit pareil, vous risquez peu de rencontrer le top du top en la matière. Cela me permettait de creuser les contrastes entre des personnages féminins plus attrayants, comme Mlle Ward dans le premier tome et l’institutrice dans le troisième.
Qu’est-ce qui est le plus difficile à dessiner, une jolie femme ou une autre marquée par la vie ?
Je répondrai par une anecdote. Un jour, on a demandé à un dessinateur de dessiner la femme la plus belle du monde. Il a trouvé une solution inédite : rendre moins belles toutes les autres femmes de l’histoire.
Avez-vous échangé vos impressions avec Xavier Dorison, scénariste d’Undertaker, autre croque-mort de l’Ouest, lui aussi chez Dargaud ?
Frédéric Maffre : Jamais. Nous avions présenté notre projet en 2011. Retoqué. Nous l’avons retravaillé et, en 2013, il était fin prêt. Mon frère Julien habite Angoulême. Lors du festival, un lecteur lui demande à quel projet il travaille :
– Sur un croque-mort au Far West.
– Ah bon, comme Xavier Dorison et Ralph Meyer ?
– Oh putain !
Nous étions en janvier 2014, le mois de la sortie du premier Undertaker. Julien est allé les voir. Cette coïncidence était purement fortuite. Les deux auteurs se sont montrés vraiment embêtés pour nous. Nous avons été rassurés en découvrant que leur personnage, un pistolero, jouait du flingue alors que Stern s’est juré de ne jamais toucher une arme de sa vie.

“vous travaillez sur une histoire de croque-mort au far west comme dorison et parnotte ? Oh putain !”

Pensez-vous parfois au croque-mort de Lucky Luke ?
Il est, bien sûr, à la base de Stern. J’ai sans doute visionné bien plus de westerns que la moyenne, sans doute parce que je vois beaucoup plus de films que la moyenne. J’aime les codes, les attentes qu’on a tous en regardant un western. Par exemple, ouvrir sur un duel très classique, comme dans ce troisième Stern, et le voir partir complètement en sucette m’intéresse et me stimule.
Toujours scénariste la nuit ?
Toujours, réceptionniste dans un hôtel près de Disneyland, j’accueille les gens et, lorsqu’ils finissent par s’endormir, je travaille. Une très bonne plage horaire pour se documenter et écrire.
Côté ventes ?
Le premier tome approche les 28 000. Le deuxième, très commedia dell’arte, tourne aux alentours de 16 000.
D’autres projets ?
Sur Stern, j’ai de la matière pour cinq ou six albums de plus. Tant que l’éditeur nous suit, nous continuons. Nous n’avons imaginé aucune conclusion à son existence pour l’instant. À part ça, je travaille sur un récit historique se déroulant aux États-Unis. Pas un western, mais une retombée heureuse de mes recherches de documentation sur Stern. Un autre projet devrait satisfaire ma cinéphilie compulsive. Enfin, je travaille sur une histoire racontant le tournage d’un film culte assez particulier.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate n°121 – janvier 2019.


Blacksad, ma bible couleur

Julien Maffre : Côté couleurs, j’essaie de varier les ambiances, de faire en sorte qu’en feuilletant l’album très rapidement on perçoive des atmosphères très différentes. Cela permet de bien séparer les scènes, marquer le temps qui passe. Ma bible couleur est le premier tome de Blacksad, dessiné par Guarnido. La base absolue. J’ai essayé la couleur directe. Je n’y arrive pas. Trop dur, trop de discipline, de ressenti aussi. Je suis un dessinateur avec très peu de ressenti, d’instinct. Je réfléchis beaucoup. Peut-être, un jour…
Du coup, je réalise la mise en couleurs en plusieurs étapes. Je dessine en numérique le noir et blanc, j’imprime sur du papier aquarelle. Sur ce papier, je mets des lavis monochromes pour marquer les ombres, un peu de volume, faire les cieux. Je scanne ce lavis et je passe sur Photoshop pour finaliser. Un mélange de traditionnel et de numérique pour garder un petit grain, des accidents d’aquarelle. Quelque chose de naturel. Un des plus beaux compliments qu’on puisse me faire sur les couleurs est de me dire qu’on ne les confond pas avec des couleurs numériques. J’ai découvert le synopsis du tome 4 il y a deux semaines. On devrait revenir à quelque chose d’un peu plus léger et délirant.

Stern #3,
L’Ouest, le vrai,
Julien & Frédéric Maffre,
Dargaud,
70 pages,
14,99 €,
18 janvier.

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