Ses films font encore régulièrement le bonheur des chaînes télé. Noël Simsolo et Marek, auteurs d’un François Truffaut chez Glénat, racontent dans Casemate 137 la vie du cinéaste qui aimait autant les films que les femmes. Le premier revient, pour casemate.fr, sur la personnalité de cet homme qui osait se revendiquer bourgeois en 1968, et sut si bien toucher le grand public avec des films chargés d’émotion comme Les Quatre Cents Coups, Jules et Jim…
Comment avez-vous rencontré François Truffaut ?
Noël Simsolo : Au milieu des années 60, il débarque à Lille présenter son film La Peau douce. Après une séance de réponses aux questions de quelques journalistes, dont moi, nous nous retrouvons seuls. En attendant l’heure de son train, nous parlons beaucoup. Quelques années plus tard, je reviens à Paris, écris mon bouquin sur Hitchcock. Je réalise alors quelques entretiens avec Truffaut, le croise au Festival de Cannes chez Henri Langlois, un des fondateurs et directeurs de la Cinémathèque française.
Truffaut se liait-il facilement ?
Ce n’était pas du tout quelqu’un de familier. Mais toujours très agréable, très poli. On le vouvoyait. À un ami qui proposait qu’ils se tutoient, il répondait : « Ben non. »* Je n’imaginais pas un instant l’appeler pour lui proposer de déjeuner ensemble. Quand il sentait que quelqu’un pouvait devenir trop familier, il se reculait. Non par protection, mais parce que c’était sa nature. Je crois que ses véritables amis, comme disait Serge Gainsbourg, se comptaient sur les doigts de la main gauche de Django Reinhardt qui n’en avait plus que trois. Mais j’ai eu la chance d’avoir avec lui des relations assez régulières. À l’époque, j’en avais également avec d’autres réalisateurs de la Nouvelle Vague, Claude Chabrol, Jacques Demy, beaucoup avec Jacques Rivette, moins avec Jean-Luc Godard. Lui, ça viendra plus tard. Donc pour écrire cette vie de Truffaut, j’ai pu utiliser bien des choses que ceux-ci m’ont dites lors d’interviews ou de rencontres privées. J’ai été témoin direct ou indirect de plusieurs épisodes. Je ne dis pas que cela m’octroie d’office une crédibilité, une légitimité, mais que mon travail n’est pas celui d’un universitaire, sans témoignages directs ou indirects. Je suis très prudent dans tout ce que je raconte. On ne peut se permettre d’inventer autour de Truffaut. Ce n’était pas, lui-même, quelqu’un qui mentait. Je me souviens d’une interview, à propos de son film Domicile conjugal.
– Certains vous reprochent d’être un bourgeois.
– Oui, je suis un bourgeois et le revendique.
Au lendemain de Mai 68, personne d’autre que lui, dans son milieu, ne revendiquait une telle chose ! Truffaut était un républicain au sens le plus simple du terme. Un honnête homme, un homme libre politiquement. Un esprit libre dans sa vie personnelle et professionnelle. Son engagement politique se limitait à des prises de position ponctuelles à propos d’affaires qu’il trouvait anormales ou scandaleuses. Il n’adhéra jamais à un parti ou un syndicat. Dans son œuvre, les allusions politiques sont toujours en sous-texte.
“Au lendemain de Mai 68, il affirme : Oui, je suis un bourgeois et le revendique »
Exemple ?
Dans Le Dernier Métro, Gérard Depardieu casse la gueule à un fasciste. En fait, c’est une allusion à une rixe au cours de laquelle Jean Marais défendait Jean Cocteau. Truffaut veut surprendre, mais pas d’une manière violente. Et étonner. Ainsi, il refuse à Jean-Claude Brialy un rôle d’homosexuel dans Le Dernier Métro, rôle pourtant écrit pour lui. Et le donne à un hétérosexuel qu’on n’attend pas du tout là, Jean Poiret. Comme il étonne en donnant un rôle presque féminin à Depardieu, dans La Femme d’à côté avec Fanny Ardant.
Vous montrez un Brialy légèrement pot de colle.
Ce n’est pas le bon mot. Brialy était un garçon un peu triste, d’une générosité, dans tous les sens du terme, que ne peuvent imaginer ceux qui ne l’ont pas connu. Un des premiers acteurs de la Nouvelle Vague, il rencontre François Truffaut aux arènes d’Arles en 1954 où Jean Renoir présente son Jules César. On le voit dans des films de Rivette, Chabrol, etc. Mais Truffaut ne l’engage pas, ou alors pour de petits rôles dans Les Quatre Cents Coups ou La mariée était en noir. Cela le peine.
Pourquoi bouder Brialy, parce qu’il aimait les hommes ?
Non, bien sûr. Jean-Claude, cet acteur merveilleux, était un véritable Fregoli. Il arrivait sur scène, s’imposait par le verbe, la présence, apportait une vraie fantaisie, en admirateur de Sacha Guitry qu’il adorait. Or, Truffaut n’est pas un cinéaste de comédie ou de burlesque. Il pouvait avoir de l’humour, mais dans son domaine, le mélodrame. Voyez ses plus grands succès, Les Quatre Cents Coups, Jules et Jim, etc., tout s’y joue au niveau de l’émotion.
“Truffaut étonne en donnant un rôle presque féminin à Depardieu, dans La Femme d’à côté”
Qu’est-ce que l’honnêteté dans ce métier ?
Par exemple ce qu’a réussi Roman Polanski avec son dernier film, J’accuse. Juif, il montre que le capitaine Dreyfus, dont il prend la défense, est un antisémite prétentieux, presque désagréable, magnifiquement interprété par Louis Garrel. C’est cela, l’honnêteté d’un cinéaste. Ou encore quand Steven Spielberg, pour lequel j’ai un profond respect, démolit dans Munich les méthodes du Mossad, le service secret israélien alors que lui-même finance certaines actions pour Israël. Chapeau bas. Je crois que Truffaut est un peu de la même veine, capable de défendre des principes au nom de la liberté d’expression, tout en étant lucide sur ce qui ne va pas. Un seul film de Truffaut me pose problème, Le Dernier Métro. Non du point de vue idéologique, mais parce qu’il est plein d’erreurs. Le pompier portant l’étoile jaune, non, ce n’est pas possible !
Les Truffaut racontent-ils Truffaut ?
C’est évident dans les films autobiographiques. Mais pas que. Il est le Léaud jeune des Quatre Cents Coups, mais aussi Aznavour dans Tirez sur le pianiste, Jean Desailly dans La Peau douce, Oskar Werner dans Fahrenheit 451, évidemment Charles Denner dans L’homme qui aimait les femmes. Il peut même être Gérard Depardieu dans Le Dernier Métro, sans doute parce que, comme le disait très bien Catherine Deneuve, Gérard avait à l’époque un côté très féminin.
Truffaut, un homme heureux ?
Le réalisateur Claude Berri qui l’avait invité chez lui, me raconta avoir vu François dans sa piscine, s’amusant comme un véritable gamin. Ce côté enfantin qui séduisait tant. Il a de l’argent, des femmes, des succès, réalise les films qu’il veut, mais à côté de cela, quel mal de vivre ! Quelle difficulté d’être, comme disait Cocteau. Je crois qu’il n’était bien que lorsqu’il rencontrait des femmes. Pas des jeunes filles, là à chaque fois c’était la catastrophe. Avec Marie Dubois, Françoise Dorléac, Claude Jade, ça ne durera pas. Ses grands amours, sa première épouse, Catherine Deneuve, Fanny Ardant sont de vraies femmes.
“Il n’était bien que lorsqu’il rencontrait des femmes. Avec de jeunes filles, ça ne durait pas”
Vous lui attribuez trois pères.
Le premier fut Roland Truffaut qui l’a adopté et élevé. Le deuxième, André Bazin, l’a pris sous sa coupe, l’intégrant à la grande famille Bazin, les réalisateurs Alain Resnais et Chris Marker, le journaliste Jean Duché. Peu savent que ce dernier, dont certains se moquaient, a hébergé Truffaut porté déserteur lors de la guerre d’Indochine. Il fallait le faire. Son troisième père fut le vrai. Quand Truffaut l’identifie, il va le voir. Mais de l’autre côté du trottoir. Sans traverser.
Qu’est-ce qui oppose Truffaut et Godard ?
En 1968, Jean-Luc Godard est connu du grand public qui ne lit pas Les Cahiers du cinéma, et donc ne connaît pas Truffaut qui y écrit. Il le découvre avec Les Quatre Cents Coups. Mais Tirez sur le pianiste est un bide, Jules et Jim obtient un succès relatif, La Peau douce fait un bide noir, Fahrenheit 451 n’obtient pas le succès espéré, La mariée était en noir n’arrache qu’un succès moyen. Ça ne repart vraiment pour Truffaut qu’avec Baisers volés. Mais il n’aura jamais devant une caméra le charisme incroyable de Godard. Au bout de deux minutes, celui-ci vous sort une phrase définitive, vous la mettez sur le Net, elle en fait le tour vite fait. Truffaut, lui, c’est : « Oui, je ne sais pas… » La presse entière parle des films de Godard, Pierrot le fou, Le Mépris, La Chinoise. Et, surtout, il a écrit un texte qui marque l’esprit de tous les journalistes, Lettre ouverte à André Malraux, ministre de la Kultur, parue dans le Nouvel Observateur et qui défendait La Religieuse de Rivette. Jean-Luc fonctionne dans le quotidien, les films de ce cinéaste militant parlent de la société. La musique de François est différente, pas méchante, aimée par la majorité silencieuse. Leurs films sont aussi différents que, plus proche de nous, ceux de Eastwood et des frères Dardenne. Le seul point commun entre eux est de faire partie de ce qu’on a appelé la Nouvelle Vague.
Dans Casemate 137, vous racontez leur brouille. Dure dure…
Quand la haine s’installe entre gens qui se sont tant aimés, c’est toujours ravageur. Beaucoup de gens ont tenté de les réconcilier. Impossible. J’ai en revanche assisté, je ne le raconte pas dans la BD, à une scène très belle. Venant sur un montage, je tombe sur Chabrol et Godard qui ne s’étaient pas vus depuis des années. Ils tombent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassent sans se parler. Un moment extraordinaire. Godard aurait aimé se réconcilier ainsi avec Truffaut.
“Une de ses filles faisait une bêtise, il punissait l’autre pour montrer que le monde est injuste”
Qui était rancunier ?
Non, mais, je le répète, pas familier. Dans ce milieu, où l’on s’embrasse facilement, eh bien je n’imaginais pas une seconde faire la bise à Truffaut. Je n’ai jamais vu une photo le montrant embrassant un mec. C’était un grand solitaire, qui admirait la tour Eiffel et ne supportait pas la compagnie des hommes après 20 heures… Avec les femmes, il pouvait être insistant. Mais jamais en pratiquant le chantage ou la violence. Je l’ai vu faire du charme à une dame devant son compagnon. Est-ce un crime ? J’en ai marre d’entendre répéter que le milieu du cinéma est un lieu de partouze permanente. Ce n’est pas vrai. Pensez-vous une seconde que des types qui ont une carrière, un nom, vont tout risquer en violant une starlette ? Soyons sérieux. Oui, j’ai vu des assistants-réalisateurs faisant du chantage au sexe auprès de petites comédiennes. Mais pas de metteur en scène. Ils ne sont pas fous ! Imaginez-les sur leur plateau avec plusieurs actrices avec qui ils auraient couché, le tournage serait impossible !
Truffaut, un homme à clés ?
Une de ses filles m’a sans doute donné l’une d’entre elles. Enfant, lorsqu’elle ou sa sœur faisait une bêtise, il punissait l’autre. Pour leur montrer simplement que le monde était injuste.
Pourquoi n’avoir pas choisi une femme pour dessiner l’histoire de celui qui les aimait tant ?
Nous y avons pensé et rencontré une qui voulait bien, à condition de faire comme elle en avait envie. Malheureusement, ce dont elle avait envie n’avait rien à voir avec ce que je désirais montrer. Pendant que nous nous posions quelques questions, on m’a soumis des dessins de Marek. J’ai été séduit par son côté un peu naïf, d’une précision et d’une force incroyables. Il ne fait pas partie de ces dessinateurs estimant avoir la science infuse. Chaque dessin respecte le scénario. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu une bande dessinée dans laquelle on sent passer réellement les années 40, 50, 60, 70.
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°137 – août-septembre 2020.
* Mitterrand, dans l’exercice, n’était pas mauvais non plus. Après son élection à la présidence en 1981, à un ami qui lui dit « bien sûr, on continue à se tutoyer », il répondit : « Si vous voulez. »
François Truffaut,
Marek, Noël Simsolo,
Glénat,
172 pages,
22 €,
19 août 2020.