Dans Casemate 161 (en vente), Sfar raconte « son » Sempé avec qui il partageait la page Dessin de Paris Match. Et remet certaines pendules à l’heure. Il commente également l’exposition consacrée à la rafle du Vel d’Hiv à travers le récit en dessins réalisé par Cabu. En juillet 1942, des policiers français ont arrêté plus de 13 000 Juifs – dont près d’un tiers d’enfants – destinés aux camps de la mort. Suite de l’interview de l’auteur de La Synagogue (dossier dans Casemate 160).

À qui vous fait penser ce Cabu inattendu ?
Joann Sfar : Cabu est un génie du dessin, au même titre que Sempé, Ronald Searle… Découvrir que ce mec qui dessine d’habitude tellement de choses joyeuses, vivantes – des nanas, des mecs, des rues – a aussi dessiné le drame du Vel d’Hiv me bouleverse. On dirait presque des dessins de Tim, qui caricaturait le général de Gaulle d’un trait un peu morbide. Ou Giacometti, par moments. Un dessin qu’on ne lui connaît pas. Ce travail est manifestement une commande pour un journal en grand format. Ce qui l’amène à utiliser des outils de dessin inhabituels.
Son dessin du convoi de Drancy me rappelle La Bataille de San Romano peinte par Paolo Uccello, où le mouvement vient de la succession de personnages. Mouvements de cannes, de pieds, sacs à dos qui appuient sur les épaules, un type maigre, tête tendue en avant, tenant sa sacoche. Et la gueule du flic. J’en suis tout remué.
On est très loin du Grand Duduche.
Oui. Cabu, c’est la jeunesse insouciante d’après-guerre, celle qui se moque des flics, du proviseur, qui a envie de sauter la fille du proviseur. Là, il ouvre une porte qu’on ne connaît pas. La réalité lui tombe sur les chaussures. Mais il a toujours été comme ça. Quand quelque chose lui tenait à cœur politiquement, il y allait franco. Puis balançait une caricature. Là, non. Wolinski et les autres de la bande ne laissaient pas passer l’occasion de dire une connerie. Mais savaient aussi exprimer leurs émotions. Reiser, le maître de Wolinski, était aussi un grand émotif. L’émotion du coup de poing dans la gueule, mais l’émotion quand même. Peut-être les générations suivantes ont-elles appris à le cacher. Il y a une brutalité de l’émotion chez Cabu qui fait son succès. Dès qu’on regarde un de ses dessins, on est tout de suite dedans.

“On dirait presque des dessins de Tim, qui croquait de Gaulle d’un trait un peu morbide”

A-t-il corrigé vos dessins ?
Oui, quand un personnage ne tenait pas, quand il donnait un coup de poing, mais qu’on ne le sentait pas. Impitoyablement, mais pas méchamment. Une espèce de compagnonnage. On ne lâche pas un dessin tant qu’il n’est pas bien.
Reprenait-il ses propres dessins ?
Oui, il refaisait, cherchait, il en décalquait aussi. Vous connaissez cette blague d’une dame qui demande un dessin à Picasso qui lui croque un poulet ? La dame : « Vous n’avez mis que trente secondes à le faire ! » Picasso : « Non, madame, soixante ans et trente secondes. » C’est vrai ! Cabu disait tout ce qu’il savait, tout ce qu’il avait appris dans ses dessins. Toujours très accueillant avec les jeunes dessinateurs, très gentil, très généreux. Ce que je ne dirais pas de Sempé. Mais ne lâchant jamais « c’est bien » quand c’était de la merde. C’est ce genre de vérité qui fait progresser.
Mézières était connu pour ce genre de réaction.
Oui, nous, les dessinateurs de BD, disposons de plein d’artifices pour améliorer notre dessin. On aligne quarante crayonnés successifs, on décalque cinquante fois, etc. Cabu fait jaillir le dessin sur la feuille. Je me rappelle d’une discussion entre Wolinski et Sempé. Tout le monde complimente Sempé pour ses dessins extraordinaires : « Vous faites un dessin génial par semaine. » Wolinski répond : « Moi, je fais cinquante dessins par semaine, et une fois par an un bon. » Sempé ne répond rien. J’avais trouvé ça moche. Car ce n’était pas vrai ! Chaque semaine, je pouvais citer dix dessins extraordinaires de Wolinski.
Comment avez-vous appris l’attentat contre Charlie ?
Avec une fille qui me plaisait beaucoup. Quand la nouvelle est arrivée, on s’est rhabillés. Il ne s’est rien passé ce jour-là. J’ai raconté cet épisode dans l’un de mes carnets, Si Dieu existe, je crois.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°161 – octobre 2022.

Cabu, dessins de la rafle du Vel d’Hiv,
jusqu’au 7 novembre au Mémorial de la Shoah,
17, rue Geoffroy l’Asnier, Paris (4e arrondissement).
memorialdelashoah.org

Cabu, la rafle du Vel d’Hiv,
Cabu, présentation Laurent Joly,
Tallandier,
50 pages, 28 €,
dispo.

À la fin des catastrophes,
Joann Sfar,

Gallimard,
96 pages,
24 €,
20 octobre 2022.

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