“Je vais vivre avec une chrétienne !” Joann Sfar n’a jamais oublié la réaction de son père lorsqu’il lui fit cette annonce. Aujourd’hui, il revient sur le sujet traumatisant des mariages interreligieux dans le huitième Chat du Rabbin. Il s’en explique dans Casemate 118 et commente quatre planches de ce succulent Petit Panier aux amandes. Aline la catho veut épouser Roger et pour cela est prête à se convertir au judaïsme. Mais rien n’est simple… Suite de l’interview de Joann Sfar.

Difficile pour une chrétienne de passer de 10 à 613 commandements ?
Joann Sfar : Ajoutez à cela nombre de fêtes à retenir, et ce qu’elles signifient. Tout ça pour un mari qui ne sait pas pourquoi on en exige autant. Pour faire plaisir à sa maman, à ses aïeux qui ne sont plus là ? Le Petit Panier aux amandes est encore une histoire sur les hommes et les femmes, avec au milieu le chat qui balance ses vérités.
Une manière aussi de vous souvenir de votre enfance ?
Oui. Si je ne me trompe pas, la première histoire moderne et populaire où les gens sont allés voir des juifs au cinéma est le Annie Hall de Woody Allen. Son héroïne, Diane Keaton, une chrétienne, amène un juif dans sa famille. Il m’a amusé de faire un Chat du Rabbin dont le personnage principal est une chrétienne, manifestement pas très accro à sa religion.
Pourquoi avoir fait appel à des comédiennes ?
Parce que mes trois femmes, à la très forte personnalité, n’arrêtent pas de se disputer, d’avoir des histoires. Les faire poser m’inspirait beaucoup. Nous sommes allés chez un loueur de costumes de cinéma et avons choisi des robes des années vingt et trente. Important d’avoir de vraies tenues. N’ayant pratiquement que ces trois personnages à animer, cela en valait la peine.
On en revient aux 613 commandements. Est-ce bien raisonnable ?
Personne ne peut évidemment les appliquer tous. D’ailleurs, ce n’est pas le but. Le but est de se coucher en se sentant coupable d’avoir mal fait, ou incomplètement les choses. On est dans une politique d’anxiété volontaire.

“Il n’est pas question de rogner les cultes,  juste de faire un effort d’ouverture. Sinon…”

Le rôle de la religion n’est-il pas plutôt de rassurer les pauvres humains ?
C’est toute la question. Il y a des gens que ça rassure. Quand on ne sait pas quoi faire, l’angoisse guette. Quand on vous file une liste de choses impossibles à réaliser, vous vous couchez en vous disant que vous ferez mieux le lendemain. Cela donne envie de vivre un jour de plus.
Je ne suis pas du tout religieux, mais je suis dessinateur. Chaque matin, je me donne des lois. Je me répète « Aujourd’hui, je voudrais faire cinq pages », alors que je sais très bien que j’en tomberai une, et encore, péniblement. Mais ça fait partie des petites choses un peu perverses qui donnent envie de se lever le matin.
Je ne suis pas du tout contre la religion, mais d’un pas de côté vis-à-vis d’elle. Je regrette que tout le discours sur la religion ne soit pas plus tendre. Dommage qu’on ait confié la religion à des hommes.
Rêvez-vous de rabbines ?
C’est une tarte à la crème, mais je vois la manière dont les grands-mères envisagent ces questions-là. Leur but, à elles, est de rassembler les familles. Mais, pardon d’être bisounours, si ce n’est pas en s’ouvrant aux autres, ça n’a aucun intérêt. C’est tout le paradoxe de ce Maghreb dont je parle dans mes bandes dessinées : les gens vivaient côte à côte, mais pas ensemble. Juifs, musulmans et chrétiens prenaient très souvent le café ensemble, pouvaient être amis dans la rue, mais il n’est pas sûr que tout ce monde s’invitait à dîner. Aucune loi ne vous y oblige. En vérité, il n’y a pas eu d’âge d’or. Une longue coexistence affectueuse, intéressante, conflictuelle parfois, oui, mais pas d’âge d’or. Quand je parle des années vingt, trente à Alger dans Le Chat du Rabbin, je parle d’aujourd’hui sans dire que c’était mieux avant. J’évoque les mêmes problèmes. Et plus ça va, plus j’ai envie d’en faire, des Chat du Rabbin ! Toutes les choses qui me préoccupent aujourd’hui, je peux les mettre dans ce décor-là.
On demande toujours aux politiques d’imaginer des solutions pour que la religion trouve sa place dans le monde moderne. Mais c’est aux religieux de se remettre en cause ! On en est loin et c’est triste. Il n’est pas question de rogner les cultes des uns et des autres, mais juste de se dire que, si l’on ne fait pas un effort d’ouverture, ça ne va pas marcher. Et les unions amoureuses me semblent être un point central du problème.
Comment en est-on arrivé là ?
C’est d’autant plus triste qu’étymologiquement, religion veut dire rassembler. Les religions sont nées à l’époque où les peuples étaient homogènes. Chaque pays avait son type de population et on ne se posait pas la question. Pourquoi a-t-on parfois le sentiment dans le Maghreb d’une absence de réflexion sur la laïcité ? Simplement parce que, dans certains pays, la seule religion était pratiquement l’islam. Or, nous ne sommes plus dans cet univers-là. Dans notre monde, plusieurs religions cohabitent et il faut absolument imaginer des règles pour rendre les gens plus tolérants. Je pense que toutes les religions ont besoin d’une réforme.
Mais ce n’est pas mon métier. Je raconte une situation en essayant de la rendre la plus humaine, la moins abstraite possible.

“Ma grand-mère affirmait, par exemple, que le homard est casher puisque c’est bon”

Aline trouve cet enseignement totalement absurde. Plus curieux, le vieux rabbin aussi !
Il n’est pas le seul. Un rabbin qui n’a pas le sens de l’humour, qui n’est pas un rigolo, à mon avis doit changer de métier. Son boulot est aussi de faire marrer. Tous les rabbins que j’ai connus étaient de vrais marrants. Ceux d’Algérie sont les plus drôles. Expliquer les commandements « Tu ne voleras point ; tu ne tueras pas », c’est facile. Mais dire « Tu ne mangeras que des ruminants au sabot fendu, ce qui pour n’importe qui n’a aucun sens, mais si tu obéis à ce commandement, ça veut dire que tu obéis vraiment à Dieu », c’est une autre paire de manches. Déterminer la foi par la capacité à obéir à des ordres absurdes, je trouve cela très drôle.
Il faut vraiment avaler tout ça ?
Ma grand-mère avait ses réponses. Par exemple, elle affirmait que le homard est forcément casher puisque c’est bon. Et l’écrivain Albert Cohen disait que le jambon était la partie juive du porc parce qu’il adorait ça…
Toute votre jeunesse, avez-vous mangé casher ?
Tant que j’étais à Nice, oui. Pour faire plaisir à mon père. Chez des amis, je me bornais aux poissons, ne touchais pas au cochon. Quand, à 18 ans, étudiant, je suis arrivé à Paris, j’ai trop aimé tout ce que je découvrais dans les assiettes. Finalement, l’intérêt d’avoir mangé casher a été de cesser de manger casher ! Aujourd’hui, je ne peux pas envisager ne pas manger de tout. Les plats les plus étranges, les plus bizarres, les plus exotiques, je les goûte tous. C’est pareil dans la vie monacale faite de privations. Vive le moment où on cessera de se priver ! Dans la vie catholique, on trouvait aussi plein d’interdits qui ont disparu.
Que disent aujourd’hui les rabbins appliquant des règles millénaires, sur les transfusions, les transplantations d’organes, etc. ?
Le point de vue juif, que j’aime bien, consiste à estimer que la vie est toujours la chose la plus importante. Quand une intervention chirurgicale va sauver une vie, même si elle est contre tous nos principes, il faut la faire. Dans les périodes de jeûne, si la personne a le moindre problème de santé, il ne faut pas qu’elle jeûne. C’est même allé très loin.

“L’intérêt d’avoir mangé casher a été de cesser de manger casher !”

Un exemple ?
Très célèbre. On raconte toujours le martyr de croyants périssant plutôt que d’abjurer leur foi. Chez les juifs, ce fut parfois l’inverse. Au 15e siècle, Isabelle la Catholique ordonna la conversion forcée de tous les juifs d’Espagne. Sous peine de mort. Les rabbins ont alors émis une loi disant que rien ne pourrait être reproché à ceux qui céderaient et qu’une prière serait dite chaque année en leur honneur. À ma connaissance, c’est le seul monothéisme qui ait édicté une loi disant qu’il vaut mieux abjurer sa foi que mourir. Le judaïsme est tourné vers la vie. Pas vers l’au-delà.
Alors que d’autres, aujourd’hui, ont tendance à promettre le paradis aux martyrs.
Le judaïsme interdit même de penser au paradis. C’est tout le paradoxe. D’un côté une foi quotidienne, tournée vers la vie de famille ; de l’autre côté des commandements poétiques, absurdes, faits pour créer la discussion. Parfois même la révolte.
Exemple ?
Abraham. Il a galéré pour avoir un gamin et Dieu lui dit : « Monte sur la montagne et égorge-le. » Un rabbin stupide va expliquer que c’est formidable, que si Dieu le demande il faut le faire. Le rabbin intelligent tient un autre discours. À l’époque d’Abraham, les sociétés polythéistes, à plusieurs dieux, pratiquaient les sacrifices humains. Tout le monde a entendu parler de ces fourneaux dédiés à des dieux babyloniens, assyriens, dans lesquels on jetait des enfants. Abraham va faire de même, avant que Dieu ne l’arrête. Ce qui pour le rabbin intelligent signifie que l’ère des sacrifices humains est bel et bien terminée. Que ces horreurs n’auront plus lieu.
Le père d’Abraham construisait des idoles. Abraham a pris un marteau et brisé toutes les idoles. Ce qui veut dire qu’on ne se prosternera plus devant elles, qu’on va aller vers une spiritualité philosophique.

“des rabbins disent que le judaïsme n’est pas une religion, mais un ensemble de règles pour vivre ensemble”

Avec quand même ces 613 commandements dont beaucoup sont très terre à terre !
Le Talmud est un code civil datant de 2 000 ans. Avec ses défauts, ses bêtises. Des rabbins vont jusqu’à dire que le judaïsme n’est pas une religion, mais un ensemble de règles pour vivre ensemble.
Cela existe déjà, ça s’appelle les lois de la République !
C’est pourquoi il est très important d’avoir des prêtres, des imams, des rabbins éclairés qui réaffirment qu’évidemment la vie laïque et républicaine prime sur les commandements religieux. Sinon, c’est incompatible et on ne va pas s’en sortir.
Le rabbin redoute qu’Aline et Roger divorcent. Quelle est la position de la Torah ?
Le divorce existe chez les juifs depuis le Moyen Âge. Une femme juive a le droit de demander le divorce pour toutes sortes de motifs, y compris si elle n’est pas satisfaite sexuellement. Le piège, c’est que le rabbin conserve le certificat de mariage. Donc si le mari s’entend avec le rabbin, celui-ci ne le rendra pas, et la femme ne pourra pas divorcer.
C’est parole contre parole ?
D’où beaucoup de conflits. Et le rabbin est dans la merde chaque fois qu’il voit arriver un couple voulant divorcer. Ce qui arrive souvent, même dans les communautés ultra-religieuses où, souvent, de jeunes gens se connaissant depuis l’enfance se marient pour faire plaisir à leurs parents.

“Le problème des bâtards : un cauchemar dans la société israélienne d’aujourd’hui”

Autre sujet douloureux, les enfants nés hors mariage. Les bâtards, les mamzers.
Un cauchemar dans la société israélienne d’aujourd’hui. Imaginez un couple en instance de divorce. La femme tombe enceinte de son nouveau compagnon. L’enfant qui va naître sera considéré comme un bâtard. Et la loi interdit d’épouser quelqu’un dans cette situation. Un colonel israélien, un balèze multi-médaillé des guerres israéliennes, mamzer, n’a pu se marier religieusement. Un jour, il s’est retrouvé dans un bureau de rabbin, il a défoncé le bureau, rien n’y a fait.
Et la loi ne peut évoluer ?
Ce genre de sujet entraîne de nombreux débats. Problème, les juifs, comme les musulmans, n’ont pas de pape, pas d’autorité suprême. Seulement une multitude de rabbins d’opinions différentes. Comme on dit : « Raconte-moi ce que tu penses et je vais te trouver un rabbin qui pense comme toi ! »
Déjà une idée du prochain Chat ?
Il s’appellera La Reine de Shabbat. Il est écrit et risque de faire dans les 130 pages. Donc il n’est pas exclu qu’il s’étale sur deux albums. Ça tombe bien, mon histoire s’y prête.
Qui est Raoul à qui vous souhaitez bon anniversaire ?
Mon fils ! Mon fils s’appelle Raoul. Tiens, ça ferait un bon titre…

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate n°118 – octobre 2018.

Le Chat du Rabbin #8,
Petit Panier aux amandes,
Joann Sfar,
Dargaud,
56 pages,
14 €,
dispo.


S’adresser au public de Sempé…

Pas trop difficile d’alterner avec Sempé dans Paris Match ?
Joann Sfar : Ça se passe bien. Je livre un dessin toutes les deux semaines. En deux ans, j’en suis à une soixantaine, et Gallimard va les publier cet automne. Titre : Paris sous les eaux. Un titre trouvé par l’éditeur qui marie à la fois l’aquarelle et une espèce de tristesse.
Drôle dans le Chat, triste dans Match ?
J’ai beau essayer de montrer un Paris insouciant, je n’arrête pas de le remplir de mes petites angoisses. J’essaie que cela ressemble le plus possible à du Sempé. En même temps, lui travaille entièrement d’imagination, tandis que je montre de vrais décors, de vrais cafés. Que je dessine sur place ou photographie.
Vos limites ?
Occuper une semaine sur deux la place de Sempé est très délicat. Je sais que je ne serai jamais aussi bon que lui, mais on s’adresse au même public. Donc je dois garder le même esprit. Donc je n’ai pas le droit de parler de choses méchantes ni de l’actualité. Cela serait mal vu. Finalement, cette planche est le seul endroit de Paris Match où on ne parle pas d’actualité.
Des lecteurs de BD vous ont-ils suivi ?
Aucun d’eux ne m’en a jamais parlé. J’en déduis que mes lecteurs habituels n’ouvrent pas Paris Match. Donc que je travaille pour un public qui n’a rien lu de moi. Ce qui est passionnant. Jean-Marc Bustamante, l’ancien directeur des Beaux-Arts de Paris, m’a dit que cet aspect de mon travail l’intéresse parce qu’il n’arrive pas à savoir si c’est très intéressant ou pas du tout. Eh bien, ce genre de dessin, c’est exactement cela. On essaie d’attraper l’air du temps, d’être léger, sans avoir l’air d’y toucher. C’est très amusant !

Paris sous les eaux,
Joann Sfar,
Gallimard,
64 pages,
22 €,
11 octobre.


« Chez moi, on se tripote beaucoup »

Ce Chat est construit comme une pièce de théâtre. Comment travaillez-vous vos dialogues ?
Joann Sfar : Beaucoup. Et par couches. J’écris les planches les unes après les autres au crayon. Puis je reviens dessus, change les dialogues. Au crayonnage, je change encore, j’enlève, je travaille les mots à chaque passage pour donner du rythme, que cela claque d’une page à l’autre. J’essaie de faire attention aux mots arabes ou hébreux. Quand mon rabbin dit « houya » (mon frère), il ne faut pas que cela arrête la lecture. Et je n’ai pas envie de mettre un lexique en bas de page.
Petite difficulté, passer d’un intérieur à l’autre sans transition. Il faut donc que ce soit évident graphiquement. Aline vit dans un décor presque napoléonien, à l’occidentale. Brigitte Findakly a donc tout colorié un peu à la Gustave Doré. J’imagine qu’un vieux rabbin d’Alger ne peut se payer une grande maison avec fontaine. Je lui en fais cadeau parce que cela me fait plaisir.

“On se pince la joue, se prend par le cou, c’est très amusant”

Cet album est sans doute le moins destiné aux enfants de la série tant on y parle de sujets très théoriques. N’empêche, je pense toujours à eux. Je me dis continuellement : « Imagine qu’on ne lise pas tes bulles, comment faire pour que la page soit amusante à regarder ? » Par exemple, page 14, le chat vient voir Aline, lui fait un câlin. Cette dernière a peur qu’il lui tache sa robe. Zlabya en a marre, l’attrape par le cou. Lui, essaie de s’expliquer, lui fait un câlin. On comprend sans les mots.
Page 15, pas de chat, mais des oiseaux. Regardez les personnages, chez moi ils se tripotent beaucoup. Se pincent la joue, se prennent par le cou, dans les bras, se servent à boire. C’est très amusant.
Le vieux rabbin verse à boire en tenant le plateau sur le coude, s’assoit plus bas que le couple. Ça n’a aucune importance, mais un metteur en scène de théâtre dirait par exemple à son comédien : « Galère avec le plateau pendant que tu lui sers à boire, car cela dit quelque chose sur ton personnage. » Il y a mille manières d’accueillir les gens et elles en apprennent beaucoup sur vous. En fait, ici, cela doit aider à comprendre que, dans cette conversation, le plus emmerdé par leur problème, ce n’est pas Aline et Roger, mais le rabbin !
D’autant que le vieil homme est extrêmement maladroit. Plus loin, il conseillera au fiancé d’offrir à la promise la même robe qu’il vient d’offrir à une autre femme. Pour le rabbin c’est logique, il faut être gentil avec chacune. Alors que c’est bien sûr la dernière chose à faire. Là aussi, c’est une séquence classique du théâtre de vaudeville.

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