Train World, le musée bruxellois qui rend hommage à l’industrie ferroviaire et en particulier à la 12, locomotive si chère au cœur de François Schuiten, ouvre enfin ses portes. Maître d’œuvre de l’opération, l’auteur de Revoir Paris raconte avoir craint plusieurs fois que le projet ne finisse sur une voie de garage. Suite de l’interview parue dans Casemate 85.

Pourquoi Train World et pas Le Monde du Train ?
SchuitenFrançois Schuiten : Parce que nous vivons en Belgique.
Alors pourquoi pas en flamand ?
Là, on aurait fâché les francophones ! C’est un des paradoxes et un des échecs de notre curieuse société. Ou alors, il aurait fallu donner à ce musée trois noms, car une partie de la Belgique est germanophone. On a contourné le problème en choisissant un nom anglais. Un compromis à la belge. Notre pays est très compliqué, une curieuse plaque tectonique au cœur d’autres plaques qui se déplacent…
Ce titre vous plaît-il ?
Je ne suis pas sûr qu’il soit tout à fait assez clair. Au départ, je penchais pour Train City. Puis il a été fait appel à une agence de communication qui – après des mois de réflexion… – est arrivée à Train World.
D’où viennent les dessins et peintures de votre album La 12 – Variations sur l’Atlantic 12  ?
Je me suis tellement passionné pour ce musée et son sujet, je me suis tellement immergé dans cette aventure humaine, nous avons traversé tellement d’épreuves avec toute l’équipe, que ce travail est une façon de me réapproprier les choses, leur imaginaire. D’où ce livre, mais aussi l’exposition commune avec Alexandre Obolensky. J’y ai mis tous les dessins préparatoires – qui ne sont pas à vendre – de Train World. J’espère que juger la différence entre ce que j’ai dessiné il y a dix ans et ce qui a été réalisé à ce jour amusera les gens.

Nous avancions en crabe, entre les gouttes, craignant à tout moment que le projet s’arrête

Photo Marie-Francoise Plissart
Photo Marie-Francoise Plissart

Cette fois, vos dessins sont devenus la réalité…
Où s’incarnent nos univers de papier et leurs acteurs ? Dans la tête des lecteurs quand l’auteur arrive à les rendre réels pour eux. Évidemment, chaque artiste rêve de voir ses mondes exister autrement que dans les albums. Le cinéma est un moyen. Peut-être, un jour, en trouvera-t-on d’autres.
À quand remonte votre histoire d’amour avec la 12 ?
Le jour où je l’ai découverte dans un dépôt. Il faisait froid, très gris et il pleuvait. Seul, face à l’unique 12 existant encore, un morceau de mémoire a jailli de mon passé. Cette locomotive, je l’avais vue gosse, je l’avais aimée. Et elle était là, perdue, anonyme. Cela ne me semblait pas possible, anormal pour une locomotive révolutionnaire qui avait été si célèbre, qui avait tant marqué son époque ! Hier encore, à l’exposition, des gens me montraient des photos de cet engin mythique prises lorsqu’ils étaient gosses. Des photos magnifiques, très émouvantes faisant comprendre combien, à l’époque, cette machine fascinait les gens. En la découvrant, abandonnée, dans une grisaille tristounette, un peu rouillée, recouverte de bâches plastiques pour la protéger quand le toit du dépôt fuyait, je me suis dit qu’il était grand temps que justice lui soit rendue.
Le musée a-t-il la patte Schuiten ?
Certains me disent y reconnaître mon univers. Pourtant, j’ai essayé de prendre du recul, d’être simplement un metteur en scène entouré d’artistes extraordinairement créatifs, de peintres, de maquettistes, d’architectes, de créateurs de lumière dont le travail est à la base de ce musée.

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Correspond-il réellement à votre rêve du début ?
Le combat est permanent, avec ses moments d’allégresse et de découragement. J’ai eu la liberté d’aller avec tous mes amis, tous mes complices, jusqu’où il fallait. Si des critiques s’expriment, elles seront pour moi.
Combien de personnes ont-elles travaillé sur ce projet ?
Des centaines de passionnés ont œuvré des mois à la rénovation des locomotives. Et nous étions parfois cinquante et plus sur le site. Sans compter tout ce qui se faisait à l’extérieur : la rénovation de la gare, l’hôtel ferroviaire, par exemple. Un entrepreneur audacieux a installé des voitures couchettes sur la toiture d’un bâtiment jouxtant le Train World. On peut y dormir dans un environnement très ferroviaire à prix très réduit.
Tant de gens extraordinaires ont participé à ce projet ! Impossible de tous les citer. Ainsi Pascal et Véronique, de la société ExpoDuo, scénographes et architectes qui m’ont accompagné depuis le début. Tout un réseau extrêmement sophistiqué de gens capables de transformer des objets, de les remettre en marche, de bricoleurs, de maquettistes de génie. Ils ont réalisé des trains miniatures dans des paysages 3D incroyables. La scénographie est l’art du bricolage. Il faut savoir tirer profit du moindre petit truc.

Entrer dans les machines, déplacer les objets. Chez nous, il est conseillé de toucher !

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À l’opposé, le transport du matériel a pris des proportions dantesques. Déplacer des engins de plusieurs tonnes exige des outils complexes. Il faut aussi préparer les sols à recevoir de telles masses. Le rapport entre ces matériaux impressionnants et la légèreté de la scénographie par la lumière et le son produit des tensions intéressantes, amène à penser autrement.
Du coup, le mot musée ne me semble pas très adéquat. Les gens peuvent entrer dans les machines, déplacer les objets. Oui, chez nous, il est conseillé de toucher ! Mais évidemment pas de voler. Ce qui nous oblige à une certaine vigilance. C’est mon problème, mon angoisse.
Le monde ferroviaire vous a-t-il toujours soutenu ?
Ce musée est un miracle contre nature, bien loin des urgences des grandes compagnies. Nous avons avancé en crabe, passant entre les gouttes, craignant à tout moment qu’on nous fasse comprendre que le projet ne se ferait pas. En bande dessinée, on vous commande un album et, sauf exception, cet album paraîtra. Alors que beaucoup de projets de scénographies tombent à l’eau.
Curieusement, mon album La Douce a donné du crédit au projet Train World. Lors de sa sortie, Jannie Haeck, alors directeur de la SNCB Holding, a pu constater en 2012 l’intérêt que les journalistes manifestaient devant la 12. Du coup, il a annoncé la création du musée alors que ses conseillers – rien n’était alors signé – lui avaient demandé de ne pas en parler pour le moment. Devant l’enthousiasme des journalistes, il s’est laissé aller. Que ce déclic soit dû en partie à mon livre me rend heureux.

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Le train, demain ?
Le sujet me passionne, notre travail n’a pas été simplement la rétrospective nostalgique de machines du passé. Nous avons également accompli un travail prospectif en montant un film sur le train du futur. Et constaté un déficit de vision, d’anticipation. Mais comment imaginer le futur quand le présent est si surprenant ? Il est quand même incroyable que la SNCF lance des circuits de bus et abandonne certaines petites lignes régionales si importantes pour la vie locale ! Le monde réfléchit de plus en plus à son environnement et on rajoute des bus sur les autoroutes ! On voit bien qu’il y a beaucoup de confusion. Oui, il est évident que le train aura toute sa place dans les enjeux environnementaux. Reste à savoir laquelle.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 85 – octobre 2015.

Train World • gare de Schaerbeek, Bruxelles, ouverture le 25 septembre.

Jusqu’au 18 octobre • Trains Bruxelles (Belgique) • Tableaux de François Schuiten et Alexandre Obolensky. Huberty-Breyne Gallery, 8A, rue Bodenbroeck, Grand Sablon, hubertybreyne.com

La 12La 12,
Variations sur l’Atlantic 12,
François Schuiten,
Casterman,
22 €,
dispo.