Ça chauffe sur la planète rouge dont la colonisation tourne à l’affrontement général. Grun et Sylvain Runberg clôturent leur trilogie On Mars où, loin dans le temps et l’espace, les problèmes d’aujourd’hui gangrènent toujours la société. Ils s’en expliquent dans un dossier de dix pages que leur consacre Casemate 144. Mais le scénariste Sylvain Runberg avait encore certaines choses à dire à propos de son travail d’adaptation, sur Millénium par exemple. Ainsi que sur son pays d’adoption, la Suède, où les femmes occupent plus de postes importants qu’en France. Et également sur le dialogue indispensable entre gens aux idées fondamentalement différentes. Sinon…

Adapter un roman, n’est-ce pas du travail prémâché, donc plus rentable ?
Sylvain Runberg : Les adaptations ne sont pas forcément plus rémunératrices que des histoires inédites, car il y a davantage de partenaires. Ensuite, contrairement à ce que pensent certains, mener à bien une bonne adaptation est extrêmement difficile. Mon plaisir est de partager un univers, des personnages qui me plaisent. Et, à partir de ce matériel de base, offrir une version originale du roman, du film, de la série télé que j’adapte. Réaliser un copier-coller ne m’intéresse pas. Prenez la saga Millénium, ou Le Syndrome [E] de Franck Thilliez. Voilà un matériel d’origine assez riche pour me permettre de proposer de véritables histoires originales pouvant être lues par de nouveaux lecteurs, mais également par des gens connaissant le roman qui vont y découvrir quelque chose de nouveau. En revanche, j’adore certains romans, mais il ne me viendrait jamais à l’idée de les adapter, car je n’y vois aucune possibilité de créer quelque chose de nouveau dans leur univers. L’adaptation doit vous permettre d’insérer dans l’œuvre quelque chose de personnel, de réaliser une vraie création en bande dessinée. Cela, oui, c’est très motivant.
Un exemple de changement ?
Dans Millénium, j’ai rajouté des personnages, des lignes de récit. L’esprit du roman d’origine est évidemment conservé, mais ce qui se déroule au fil des albums change vraiment.
Ces changements entraînent-ils parfois des conflits avec les éditeurs, les auteurs ou leurs ayants droit ?
Il faut discuter, les convaincre de la justesse de votre approche, obtenir leur confiance. Ensuite, ils vous laissent faire. Mais ça peut représenter beaucoup de travail.
Avez-vous connu des échecs, des adaptations avortées par manque de confiance ?
Pas pour l’instant. Mais, oui, cela peut arriver.

“Convaincre, gagner la confiance des éditeurs et ayants droit demande parfois beaucoup de travail”

Vous avez également adapté un jeu vidéo.
Watch Dogs : Legion, une BD inspirée du jeu d’Ubisoft. Une histoire indépendante et complémentaire du jeu, donc pas vraiment une adaptation au sens strict. Le premier tome, dessiné par Gabriel Germain, Underground Resistance, est sorti en décembre chez Glénat. Passer d’un format à l’autre est passionnant.
Vous vivez en Suède. Un pays qui aime la bande dessinée ?
Celle-ci n’est pas aussi populaire et développée qu’en France. À part des titres jeunesse comme Donald Duck. La bande dessinée de genre, qui a fait le succès de la bande dessinée franco-belge en général, celle qui parle polar, science-fiction, fantasy, n’existe pas en Suède. En revanche, le domaine de la BD axée sur l’autobiographie et le récit politique est assez actif. On trouve très peu, voire pas du tout d’albums en librairies généralistes. Le cas de la Suède n’est pas isolé malheureusement, la vitalité de la bande dessinée en France et en Belgique est plutôt une exception par rapport aux autres pays du monde.
Même constat dans tous les pays nordiques ?
Disons que la BD est un peu plus présente en Finlande et au Danemark. La Suède est vraiment le pays où la bande dessinée et la moins développée. Avec la Norvège.
Une explication à ce manque d’intérêt ?
Non. C’est quelque chose dont je discute régulièrement et qui me laisse perplexe. D’autant que ces pays sont ouverts à toutes les nouveautés culturelles, très dynamiques en musique, design, séries télé. Et aussi sur le marché, énorme, du livre jeunesse, extrêmement populaire, qui associe textes et illustrations. Alors, peut-être dans les années 50-60 leur a-t-il manqué un Astérix, un Blake et Mortimer ou un Corto Maltese. Une bande dessinée, culture populaire capable de toucher jeunes et adultes. Aujourd’hui, lorsque je dis à un Suédois que j’écris des histoires de BD, il pense tout de suite qu’il s’agit de récits pour enfants.

“Faire en sorte que le lecteur du roman découvre dans mon scénario quelque chose de nouveau…”

Donc vos bouquins ne sont pas lisibles en suédois ?
Si, je dois avoir une douzaine de titres traduits. C’est déjà pas mal ! Mais chez de petites maisons d’édition, et on ne les trouve pas facilement. Vendre 1 000 albums est déjà un beau succès. Mais les Suédois parlant quasiment tous l’anglais, une édition dans cette langue suffit pour que le livre existe.
Le mode de vie suédois interfère-t-il dans votre écriture ?
Bien sûr. On vient de me faire remarquer que, dans On Mars, des femmes tiennent des rôles majeurs, aussi bien sur la Terre que sur la planète rouge. Comme dans beaucoup de mes histoires. Cela ne m’avait pas frappé. Simplement parce que dans la société suédoise, on voit énormément de femmes dans plein de secteurs, plein de milieux, occuper plein de positions professionnelles importantes. Ce qui n’est pas encore, de loin, le cas en France.
Pas envie de refaire une histoire se déroulant en Suède ?
Pourquoi pas ? Après Motorcity, un polar suédois dessiné par Philippe Berthet, je réfléchis, avec une coautrice, à un récit de science-fiction se déroulant en Suède. Et ce ne sera sans doute pas le seul.

“Il faut trouver un moyen de parler, même avec des gens dont on estime les idées dangereuses”

Vous évoquez la « fantastique implication » de Grun dans On Mars. En quoi est-il différent d’autres dessinateurs ?
Certains aiment recevoir un scénario bouclé, et ne ressentent pas l’envie de discuter du sujet avec son auteur. Je n’ai donc aucun retour de leur part. Je comprends cela très bien, même si au fond je trouve cela assez frustrant. Car une collaboration enrichit toujours l’un et l’autre. Avec un coauteur comme Grun, on discute, on échange et c’est ainsi qu’on améliore sans cesse le projet, le récit, et le livre final. C’est en tout cas mon expérience.
Dans On Mars, on ne discute plus entre groupes sociaux, on s’affronte. Un peu à l’image de notre société ?
Effectivement, les gens ont tendance à se braquer, du coup on assiste à de plus en plus de confrontations stériles. Je défends certaines valeurs et combats certaines idées, mais reste persuadé que c’est dans le dialogue qu’on avance. J’estime qu’il faut trouver un moyen de parler même avec des gens dont on estime les idées dangereuses, absolument néfastes pour d’autres êtres humains. Essayer de faire comprendre à l’autre notre vision des choses. Éventuellement même, lui permettre de se rapprocher de nous. Rester dans le combat, dans des rhétoriques hostiles vis-à-vis de ceux qui ne pensent pas comme nous, c’est de la guerre de tranchées assurée. Et personne n’avancera.
La religion n’a pas le beau rôle dans On Mars.
Non, elle n’est pas notre propos, nous parlons uniquement du phénomène sectaire.
Athée, je n’ai aucun problème avec ceux qui croient. Je les respecte. Simplement, je n’oublie pas que les religions sont souvent utilisées par certains pour asseoir leur pouvoir sur d’autres. Et cela dans toutes les croyances. En revanche, je n’oublie pas non plus ce qu’ont pu faire certains prêtres en Amérique du Sud lors des dictatures des années 70, se battant et mourant parfois en défendant des valeurs humanistes. Un exemple parmi bien d’autres.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°144 – mars 2021.

On Mars #3/3,
Ceux qui restent,
Grun, Sylvain Runberg,
Daniel Maghen,
78 pages,
16 €,
4 mars 2021.

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