L’Ouest, en convoi et en solitaire 1/4

Raconter la conquête de l’Ouest en un récit de quinze chapitres mis en images par seize dessinateurs spécialistes du western pour un total de 85 planches… C’est le défi lancé par Tiburce Oger (Gorn, Ghost Kid), épaulé par Hervé Richez, l’éditeur-scénariste de Grand Angle. Casemate 149 (en vente en kiosque) consacre un cahier de 32 pages à la sortie de Go West Young Man. Et publie trois chapitres complets de cette saga-OVNI s’étalant de 1763 à 1938. Ainsi que des interviews de ses concepteurs, dont casemate.fr vous propose la suite.
Coïncidence, deux des trois dessinateurs choisis, travaillant habituellement en croupe d’un scénariste, préparent également, pour une fois, une chevauchée en solo. Christian Rossi dans l’ombre de Geronimo, Félix Meynet dans celle des forêts du Wyoming. Ils vous parlent de leurs projets.

Combien de westerns au compteur ?
Christian Rossi : J’ai plutôt l’impression que Go West Young Man est ma première intrusion dans le genre, à part peut-être Le Chariot de Thespis, encore qu’il ne se déroule pas vraiment à l’Ouest. Jim Cutlass et Deadline ont pour cadre la guerre de Sécession et W.E.S.T. démarre en 1901. En fait, l’histoire du western, l’installation des Blancs dans les territoires normalement réservés aux aborigènes, s’étale sur une période très courte, vingt à trente ans de guerres indiennes. Après, c’est plié.
Et fin de ces tribus en osmose avec la nature.
Oui, mais ce n’étaient pas pour autant des anges. Durant leurs périodes de guerre, qui consistent en coups de main et raids, ils font preuve d’une grande cruauté observée dès leur arrivée par les colons sur la côte est. Dans Go West Young Man, le gros sergent est juste enterré au soleil, mais il y a bien plus sadique. On coupe les paupières, le nez, les oreilles, les pieds. On arrose le patient avec le fameux jus de cactus qui attire irrésistiblement les fourmis rouges. Et, bien sûr, grand classique, le scalp. Certains, extrêmement peu nombreux, s’en sortent vivants, leur crâne ayant réussi à cicatriser. Il en reste des photos. Ainsi un personnage de Blueberry appelé évidemment Crâne d’Œuf.
Pour en revenir au sergent enterré jusqu’au cou, à midi, en plein soleil, dans le désert, il serait devenu fou au bout d’une heure, complètement cramé. Les Indiens savent utiliser leur écosystème pour imaginer les tortures adéquates. En face, les soldats sont un peu le rebut de la guerre de Sécession, des hommes qui signent pour continuer à manger et se retrouvent dans le sud-ouest, au climat extrêmement dur. Et là, ils fuient le soleil brûlant, toujours à l’abri sous leur chapeau.
Pourquoi souriez-vous devant la scène du crotale qui va attaquer le sergent enterré ?
À condition de ne pas le déranger, un crotale dort la plupart du temps et ne chasse que la nuit des petits mammifères, comme tout crotale qui se respecte. II ne va pas chercher la bagarre avec un prédateur qui, debout, lui semble de la hauteur d’un immeuble de dix étages. Mais enfin, un scénario a ses besoins…
Comment se crée l’Ouest américain ?
Après la guerre civile, et des tractations avec le Mexique, les États-Unis rachètent un énorme territoire, l’Arizona. Avec pour frontière le Rio Grande. D’où création de réserves indiennes et de forts de garnison de plus en plus nombreux. Leur rôle : assurer une paix relative. Tout le monde est sous pression. Geronimo qui n’est pas chef de guerre, mais chaman et fin stratège, galvanise ses quelques troupes et fout un bordel incroyable. Tout le monde tremble devant ces Apaches surnommés les tigres humains. À tel point, que, bien qu’il plaidera sa cause auprès de Roosevelt, Geronimo, après sa déportation, ne sera jamais autorisé à revenir sur la terre de ses ancêtres. Il meurt dans un coin de l’Oklahoma, loin de chez lui. Mais sa geste ne disparaît pas avec lui. Il est très étonnant d’entendre en 1944 les paras américains sauter sur la France au cri de « Geronimo » !

“Entre voisins, on monte des coups de main, on s’empare de ses réserves et ses femmes”

Recherches pour Golden West, à paraître.

Comment combattent réellement les Indiens ?
Par coups de main, attaques éclairs. Les tuniques bleues vivent ce que vivront les GI au Vietnam. Rentrant au pays, ils raconteront avoir lutté contre les Vietcongs, avoir tiré contre les Vietcongs, mais sans jamais en voir un seul. Dans les rapports de la cavalerie, on lit que des hommes tombent dans des guets-apens tendus par peu d’attaquants qui sèment la panique avant de disparaître, laissant des cadavres et sans que les soldats aient même une idée de leur nombre. Un système de guérilla employé déjà par les Russes contre l’armée napoléonienne et plus tard contre la Wehrmacht en pleine débâcle après l’échec du siège de Stalingrad.
Qui sont les scouts, ces harkis avant l’heure ?
Il a toujours existé des luttes intestines entre tribus, des règlements de comptes, comme en Afrique noire. Entre voisins, on monte des coups de main pour aller s’emparer de ses réserves de nourriture et de ses femmes. À cette époque existent des subdivisions très subtiles dans les tribus. D’où des luttes entre frères, des dissensions et finalement des collaborations avec les Blancs. On possède beaucoup de photos de ces supplétifs qui en général se reconnaissent à leur bandeau rouge, sont habillés de bric et de broc, mais portent un armement militaire moderne. Pisteurs redoutables, ils laissent les Blancs rêveurs devant leur habilité à déceler les traces infimes laissées par les guerriers que traque la troupe.
Qui est le fameux lieutenant Gatewood ?
En 1886, cet officier, avec ses guides indiens, va à la rencontre de Geronimo et obtient sa première reddition qui ne va pas durer longtemps.
Il est question de la femme du capitaine.
Un détail amusant. Dans ces garnisons lointaines, leurs épouses peuvent accompagner les officiers supérieurs. La vie militaire au fort, très inconfortable et moyennement marrante, devait être à l’origine de quelques tensions. Je rappelle cette situation sans montrer la dame, mais en dessinant l’officier mettant quelques gouttes d’une potion dans son verre, sans doute pour calmer son humeur.

“Je voudrais montrer, par petites touches, la tournure d’esprit particulière aux Indiens”

Recherches pour Golden West, à paraître.

Comment les tuniques bleues tiennent-elles dans cet enfer surchauffé ?
Souvent parce qu’ils venaient de la terre et sont habitués à une vie très rude. Un peu comme les poilus dans les tranchées, issus essentiellement de la paysannerie. Ils se battent dans des conditions dantesques dont nous n’avons aucune idée. Des durs au mal. Avec parfois des moments d’humanité dans ces guerres qui opposent des millions d’homme, tous dans le même bain (je ne parle pas des guerres indiennes). On a vu ainsi sur le front de 14-18 des moments de fraternisation, des trêves de Noël où on buvait des coups ensemble.
Dans Pinard de guerre (Casemate 149), on voit un artiste français, totalement bourré, danser entre les lignes sans se faire descendre.
J’aurais tendance à croire plausible ce genre de situation. L’instant où soudain on se rappelle qu’en face ce sont aussi des êtres humains. Ce moment où on oublie les règles de la guerre, où on ne tire plus sur tout ce qui bouge. C’est très beau.
Dans Casemate 149, vous évoquez l’éducation des jeunes Apaches.
Dès leur plus jeune âge, ils vivent dans l’idée qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, leurs jambes, leur ténacité, leur courage, leur opiniâtreté. Le tout soutenu par des récits traditionnels sur la création des Apaches. Ils ne sont pas des êtres abandonnés, mais des êtres choisis pour survivre dans un monde extrêmement hostile. Donc le guerrier doit être le meilleur, comme les Spartiates. Périr au combat est la moindre des choses. Un mort dans leurs rangs est vécu comme un drame. L’image hollywoodienne de centaines d’Indiens courant au-devant des balles, tombant par dizaines lors d’attaques de convois, est d’une débilité profonde. Encore une manière de montrer la supériorité de l’homme blanc. En réalité, vu le petit nombre de ses hommes, un chef indien ne se permet jamais de faire n’importe quoi, soigne sa tactique pour éviter au maximum les pertes.
Est-ce cela que vous allez raconter dans votre western en solo ?
Oui, je voudrais montrer à travers une fiction, et par petites touches, cette tournure d’esprit particulière aux Indiens. En évitant le plus possible tout discours téléphoné ou trop didactique. Mon personnage, un jeune Indien, va vivre ses apprentissages, devra survivre, et finira par s’adapter au mode moderne des Blancs.

“Mon éditrice m’a dit : Arrête de te planquer derrière un scénariste, écris ton histoire à toi”

Recherches pour Golden West, à paraître.

Quid de Geronimo ?
Il l’accompagnera dans son éducation de guerrier. On imagine que l’Indien, en communion avec la nature, maîtrise tout. C’est bien sûr faux. Parfois, ça déconne total, parfois ils s’ennuient comme des rats morts, les mésententes existent. L’autorité de Geronimo est remise en cause, on le traite de vieux schnock sans humour. En puisant dans mes lectures, je tente d’habiller ce récit de chair. Et suis déjà impatient de le lire ! J’ai commencé à le dessiner à la mi-décembre et suis à la planche 52. L’album fera entre 160 et 170 planches. Sortie prévue dans un an, un an et demi, chez Casterman.
Sous quel titre ?
Golden West, allusion aux fascicules qui commencent à être publiés dans les années 1880 pour les gens de l’Est, sur la frontière. Des récits montrant Buffalo Bill, par exemple. De la pure fantaisie où on voit un homme tuer dix Indiens d’un seul coup de feu. Une vision romantique bien éloignée de la réalité.
Pourquoi cette envie nouvelle de travailler seul ?
Mon éditrice m’a dit : « Mon petit Christian, arrête de te planquer derrière un scénariste, écris et dessine enfin ton histoire à toi ! » C’est vrai, depuis l’adolescence, j’accumule de la doc, noircis beaucoup de papier, imagine différentes trames d’histoires. J’y inclus des choses très intimes, m’enrichissant de l’expérience de tous les scénaristes avec qui j’ai travaillé. Tout cela me sert aujourd’hui. Et ne plus avoir à faire de concessions à un autre ne me déplaît pas !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°149 – août-septembre 2021.

Go West Young Man,
Collectif, Tiburce Oger,
Bamboo – Grand Angle,
110 pages,
19,90 €,
3 novembre 2021.
Tirage luxe à 29,90 €.


Défendu par le Canard

Pas traumatisé par l’affaire Niala et les accusateurs de machisme ?
Christian Rossi : J’étais très loin des réseaux sociaux quand j’ai appris la polémique. Peiné pour l’éditeur qui avait déjà dû subir ce genre d’attaque lors de la sortie de Petit Paul de Vivès, j’ai surtout pensé au jeune scénariste, Jean-Christophe Deveney, qui a accusé le coup.
Pas vous ?
Ma supposée réputation de sexiste m’indiffère à un point que vous ne pouvez imaginer. Glénat a essayé d’éteindre ce feu de paille. Ça s’est fait tout seul. J’ai surtout pensé que cela allait nous faire de la publicité gratuite. Gagné ! Glénat a dû réimprimer l’album dans la foulée. Mais bon, il ne s’agissait pas d’un gros tirage.
Les attaques venaient de gens ne l’ayant visiblement pas lu.
Évidemment. Je ne signe pas de pétition. Mais si j’étais tombé sur une dénonçant le sexisme, l’instrumentalisation de la femme noire, etc., sans doute aurais-je été tenté de signer tant je trouve dégueulasse de publier une histoire raciste. Mais Niala ce n’est pas ça du tout. Il suffit de le lire pour le comprendre.
Conclusion ?
L’album a eu droit à un article élogieux dans Le Canard enchaîné. Et l’ami Alexandre Coutelis m’a dit de considérer cela comme ma Légion d’honneur.
D’autres projets ?
Je dois faire un saut de puce à Paris pour rencontrer un acheteur qui vient de se procurer quelques aquarelles de moi. Et qui en redemande. Ma BD terminée, j’ai très envie de me consacrer à des images westerns. Dans ce domaine, tout a été traité et rien n’a été traité. Je voudrais revisiter cette période à travers ma vision personnelle, en forme d’hommage. Et donc il serait profitable que je retourne faire un tour dans le sud-ouest de ce continent. Avant une vente à Paris, par exemple.


L’avenir ? En Rouge

Des scénaristes se plaignent d’une certaine pénurie de dessinateurs classiques. Comment l’expliquez-vous ?
Christian Rossi : Cette technique nécessite un certain savoir, et un apprentissage permanent, comme soulever des haltères chaque jour. Une vraie exigence, même si travailler ainsi est passionnant. Je pense qu’il faut être tombé dedans pour en accepter les contraintes. Encore faut-il que cette exigence, cette rigueur soit rémunérée à la hauteur du travail réalisé. D’où, vu la baisse des ventes, des négociations compliquées.
Un scénariste très connu a baissé sa rémunération pour qu’un jeune prodige classique puisse vivre de leur histoire…
Mais que faire par rapport à des mômes qui peuvent s’envoyer leurs 150 pages par mois pour la moitié du prix d’un album franco-belge ? Nous les dessinateurs réalistes sommes bien loin de ce flux.
Qui, du haut de vos 66 ans, représente-t-il le mieux la relève ?
Un Corentin Rouge, tombé petit dans la marmite, et qui en a absorbé tous les codes. J’espère qu’il va essaimer, provoquer chez d’autres artistes l’envie de perpétuer cette école. Et sans doute en mode traditionnel, tant le marché parallèle des planches et des illustrations met du beurre dans les épinards de pas mal d’auteurs, leur permettant de tenir. Mais il ne faut pas se leurrer, sur ce terrain, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Avant d’y tenir sa place, il faut développer son style, construire un univers assez consensuel. Travailler sur la longueur…

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