Raconter la vie des Amazones au temps de la guerre de Troie, face aux Grecs en général et à Achille en particulier : c’est le défi de Christian Rossi et de la scénariste Géraldine Bindi dans Le Cœur des Amazones, auquel Casemate n° 112 consacre un dossier de seize pages. Fin de l’interview du dessinateur, qui prépare déjà une histoire de snipers indiens dans la France de 1915. Avec un dessin plus proche de Pratt que de Tardi.

Pourquoi vivez-vous en haut d’une colline, dans un endroit isolé, loin du monde de la ville ?
Christian Rossi* : Ma maison est un ancien restaurant, un ancien lieu de plaisir qui envoie encore de bonnes vibrations. C’est important. Il y a des lieux néfastes où il vaut mieux ne pas aller et des lieux fastes qui aident à se nettoyer de cette vie moderne qui nous est proposée, de l’autoritarisme, de nos habitudes, de tant de conneries auxquelles on ne prête pas attention. En Bretagne, ce n’est pas pour rien qu’à certains croisements on trouve des calvaires. C’étaient des lieux telluriques, des nœuds d’acupuncture.
Cet endroit est-il un lieu bénéfique pour l’écriture ?
Oui, car, pour incarner une histoire, il faut d’abord la rêver intensément. Et imaginer dix fois plus que ce qu’on montrera. L’album est un iceberg – la partie émergée de cette masse de réflexions, conçue dans une sorte de fièvre : construire l’historique de ses personnages, les tenants et les aboutissants, n’en révéler que quelques parcelles…
Un exemple de ce cheminement ?
Le sacrifice de trois de leurs esclaves mâles par les Amazones. La reine, perturbée par l’idée qu’elle va enfin tomber sur Achille, le ramener pour qu’il la déflore, prépare mal son expédition contre les Grecs. Résultat, elle fonce avec un petit groupe et revient sans Achille, mais avec des blessées et même des mortes. C’est très grave pour des Amazones finalement peu nombreuses. Donc cérémonie des obsèques, pleureuses, etc. Je lisais alors un bouquin de l’anthropologue René Girard qui, s’interrogeant sur le sens du sacrifice, établissait toute une nomenclature de boucs émissaires. On les chargeait de tous les péchés, et leur sacrifice servait à apaiser les tensions de la communauté. J’en ai discuté avec Géraldine, et nous avons décidé que les Amazones sacrifieraient trois esclaves. Le but : consoler par un sacrifice barbare la reine et les filles, en plein désarroi devant leurs mortes.

« Non, elles ne sont pas de simples dingues, des psychopathes qui tuent tous les mâles »

Mais pourquoi choisir les trois meilleurs travailleurs ? C’est contre-productif !
Le sacrifice n’a de valeur que si l’on immole quelqu’un de précieux. C’est le même raisonnement que tient Achille, refusant qu’on sacrifie la reine blessée avant qu’elle ne soit totalement rétablie. Même réaction à la fin du film Les Sentiers de la gloire de Kubrick lorsqu’on relève la civière d’un blessé pour qu’il voie bien le peloton d’exécution. Nous pataugeons dans la même barbarie.
Géraldine et vous, acceptez-vous des idées venues de l’extérieur ?
Bien sûr. Nous avons essayé de faire un melting-pot de tout ce qui pouvait nourrir notre histoire. Géraldine posait les bases, j’en rajoutais. À un moment, nous nous sommes trouvés avec une Amazone, Astérie, dont le mec qu’elle utilisait comme objet sexuel était sacrifié, simplement parce qu’elle commençait à s’attacher à lui. Elle ne s’en remet pas. Christine, mon épouse, m’a appris alors que, dans certaines peuplades, un groupe se formait pour remonter le moral d’un de leurs membres en perdition. Ils l’entourent, lui disent pourquoi ils l’aiment, qu’il est le plus fort, etc.
Les Amazones pratiquent donc la psychologie !
J’ai trouvé cette idée géniale, mettant en valeur une vraie dimension de solidarité. Elle permet de montrer que ces femmes ne sont pas de simples dingues, des psychopathes qui tuent tous les mâles. Non, elles ont du cœur, elles s’aiment, et sont simplement animées par une terrible haine qui finira par s’éteindre. La reine et Achille souffrent dans leurs cœurs quand ils perdent, elle des Amazones, lui des guerriers troyens.

« Sacrifier quelques esclaves pour consoler les Amazones en plein désarroi devant les mortes »

Achille est ouvertement homosexuel…
Les Amazones tombent sur lui et Patrocle, alanguis, nus, dans une clairière. Géraldine prévoyait qu’ils et elles étaient tous surpris, mais que chacun et chacune repartait sans qu’il se soit passé grand-chose. J’ai pensé qu’on pouvait muscler cette rencontre. Achille va donc révéler son caractère. Je me suis inspiré d’une séquence de Miyazaki dans Princesse Mononoké où un personnage arrête une flèche en plein vol. Son caractère coléreux atteindra son sommet lorsque, mis en rage par la mort de Patrocle qu’on a dit être son grand amour – même s’il aime aussi les femmes –, il tuera Hector le Troyen.
… en revanche, on ne sait pas si les Amazones sont bisexuelles.
Effectivement, nous n’y faisons pas allusion sauf, peut-être, quelques mots dans une case. En fait, nous n’en savons rien. Nous avons imaginé une grande fratrie où les enfants vivent chez les unes ou les autres. Elles ont tant de choses à faire que nous n’évoquons pas ces besoins. Et même si elles sont bisexuelles, il était hors de question de les montrer dans des scènes saphiques. Cela ne nous est même pas venu à l’idée.
Homère raconte que Troie détruite, ses habitants massacrés, les Grecs sont repartis. Les Amazones vont-elles donc rester seules dans leur forêt ?
Il existe une autre solution. Tout l’enjeu de l’épilogue est de faire comprendre aux lecteurs qu’elles font un choix qui n’est en rien un retour à la servitude des femmes par rapport aux hommes, mais un choix raisonnable de femmes fortes, qui ont réussi à conquérir leur indépendance. Nous donnons des informations à travers des textes surtout pas sentencieux, un peu badins. Une façon de prendre un peu de recul par rapport à une histoire qui, traitée différemment, aurait pu vite devenir assez glauque.

« Je travaille sur une histoire qui se déroule en 1915, en me méfiant de l’esthétique de la guerre »

Pensez-vous déjà à un prochain album avec Géraldine Bindi ?
Oui, une histoire de Salomé, mais nous ne sommes pas encore raccords sur son traitement (voir Casemate n° 112). En attendant, je réfléchis à une sorte de western durant la Première Guerre mondiale. J’ai rencontré Cédric Apikian, réalisateur de courts-métrages et de moyens-métrages, lors du vernissage de mon expo à la galerie Daniel Maghen, à Paris. Il m’a proposé le scénario d’un long-métrage qu’il n’avait pas réussi à financer. Nous sommes en France, en 1915. Le capitaine d’une compagnie de soldats canadiens, plutôt poète que militaire dans l’âme, compte parmi ses hommes des snipers indiens redoutés de l’ennemi. En même temps, un groupe de déserteurs, de pillards allemands met à sac les villages français au bénéfice du propriétaire d’un super magasin d’antiquités en Bavière. L’idée est d’en tirer un one shot de 80 pages.
Vous aussi cédez à la mode des tranchées ?
Non, tout se passe loin du front. J’ai noirci un peu de papier, mené quelques recherches. Je voudrais un dessin très lâché tant je me méfie de l’esthétique de la guerre. Ma référence n’est pas Tardi, mais Les Celtiques d’Hugo Pratt. Le génie absolu qui avait l’art de traiter de la guerre sans avoir l’air d’y toucher. Il y aura de la couleur. Mais pas des tonnes. Quand j’en ai parlé à Cédric, il avait des trémolos dans la voix. Lui aussi pensait à Pratt.

Dossier Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate n°112 – mars 2018.

* Dessinateur de W.E.S.T, Deadline, La Gloire d’Héra, Tirésias, Jim Cutlass

Le Cœur des Amazones,
Christian Rossi, Géraldine Bindi,
Casterman,
155 pages,
25 €,
49 € (version luxe),
7 mars.

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