Blake et Mortimer vieillissants et plutôt en froid, la bonne ville de Bruxelles irradiée et inondée, le secret de la grande pyramide enfin révélé, un dessin pas jacobsien du tout… Le Dernier Pharaon tiendra une place toute particulière dans la longue saga des suites à la série d’Edgar P. Jacobs. L’auteur belge, ses deux scénaristes venus d’ailleurs et un affichiste célèbre dans le monde entier racontent l’élaboration de cet album dans Casemate 126. Où François Schuiten met à mal l’architecture de la sacro-sainte rubrique des planches commentées pour mieux expliquer sa technique de travail, du story-board à la planche couleur, en passant par l’encrage (manque une étape, celle du crayonné, dont nous publions celui de la planche 16 ci-après). En conclusion de ce dossier de huit pages dans Casemate, François Schuiten avait encore quelques réflexions à partager. Sur l’expo consacrée à l’œuvre de Jacobs à Paris, le scandale des planches détournées et vendues, un possible lieu consacré à la bande dessinée à Paris…

Êtes-vous partie prenante dans l’expo Blake et Mortimer aux Arts et Métiers* ?
François Schuiten : Je ne participe pas à l’exposition Scientifiction, mais j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour qu’elle ait lieu. Elle se concentre uniquement sur 120 planches de Jacobs. Il n’y aura pas d’intervention des dessinateurs qui ont travaillé par la suite sur Blake et Mortimer, mais un véritable dialogue avec toutes les machines des Arts et Métiers ! Un magnifique travail de Thierry Bellefroid et Éric Dubois, les commissaires de l’expo. Ce musée est le lieu idéal tant Jacobs était fasciné par les machines, les mécaniques. Je viens d’apprendre qu’ils ont obtenu les moyens nécessaires pour que les visiteurs soient accueillis par un immense Espadon à l’entrée du musée. Une exposition très spectaculaire.
Un hommage enfin digne de Jacobs ?
J’en suis convaincu. Il est grand temps qu’on montre toute la dimension de cette grande œuvre qui, jusqu’à présent, a été très mal défendue par certains. Et le feuilleton n’est pas terminé. La justice s’en occupe. Il va falloir nettoyer les écuries d’Augias ! L’enquête publiée par Daniel Couvreur dans Le Soir de Bruxelles a montré qu’une bonne partie de l’œuvre de Jacobs a été dispersée, contrairement à ses dernières volontés. Et révélé une sorte d’omerta dans le monde de la bande dessinée.

“Il fallait être sourd et aveugle pour ignorer que les originaux de Jacobs étaient sauvegardés” François schuiten

Les gens ayant acheté des planches de bonne foi pourraient-ils être inquietés ?
De bonne foi… Il fallait être sourd et aveugle pour ignorer que les planches originales étaient, en principe, sauvegardées dans la Fondation Jacobs. Je pense qu’il va se passer encore beaucoup de choses. Il faudra un jour que les collectionneurs comprennent : acheter une planche d’un auteur vivant, qui en a besoin pour vivre, et acheter une planche d’un auteur mort ne voulant pas que ses planches soient vendues, ce n’est pas la même chose ! D’autant que, dans le cas de Jacobs, on ne possède même pas de scans haute définition de son œuvre. C’est donc aussi handicaper le futur de cette œuvre. Je le dis, ceux qui ont acheté des planches de Jacobs attaquent profondément la pérennité de son travail. Je trouve formidable que des auteurs puissent, en vendant certains de leurs originaux, continuer à vivre et à travailler. Je trouve déplorable que d’autres achats tuent une œuvre.
Pour ou contre un musée de la bande dessinée à Paris (voir Journorama, Casemate 124) ?
Je milite pour un tel lieu, vitrine pour les jeunes auteurs et endroit capable de recevoir le patrimoine des anciens. Il est indispensable. En France, la bande dessinée a un poids considérable dans l’économie du livre, qu’elle tire véritablement. Par contre, aucun musée français n’a jamais acheté de bande dessinée. Des photos, des publicités, oui, mais des bandes dessinées, non. J’y vois un certain mépris.
Cette vitrine ne ferait-elle pas de l’ombre à Angoulême ?
Il faut imaginer un lieu à Paris qui soit en liaison avec Angoulême. Je crois que l’idée commence à faire son chemin.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°126 – juin 2019.

* Exposition Scientifiction – Blake et Mortimer, 120 planches originales, Musée des Arts et Métiers, Paris, du 26 juin 2019 au 5 janvier 2020.

Dessin photographié par Thomas Gunzig. Il l’a découvert sur le mur des combles du grenier du palais de justice de Bruxelles. Et cela alors que le récit du Dernier Pharaon était déjà bouclé…

Au bonheur des pinailleurs

Tiens, un coloriste en couverture…
Laurent Durieux* : Appelé pour mettre cet album à la couleur, j’ai été touché que François Schuiten insiste pour que mon nom figure sur la couverture du Dernier Pharaon à côté du sien et des deux scénaristes. M’ayant considéré d’emblée comme un auteur, cela lui paraissait évident. Mon vrai métier, c’est l’affiche qui, pour moi, traite toujours de narration. Du coup, je ne me sens pas très loin de la bande dessinée. Grosse différence, j’arrive à raconter une histoire en une image et passe à autre chose. François, lui, doit mettre son casque, se coller sa lumière frontale, sortir son piolet et descendre à la mine pendant trois ans, le temps de se coltiner 90 planches. Le pauvre !
François Schuiten : Un Blake et Mortimer est souvent le résultat du travail d’un quatuor. Simplement, on n’indique généralement pas le coloriste sur la couverture. Ni parfois celui d’Étienne Schréder, surnommé « le pompier de Dargaud », qui a aidé à la finition d’un grand nombre de titres. Donc quatre noms est tout à fait dans la continuité de la série.
Thomas Gunzig (coscénariste) : On peut lire sur les réseaux des commentaires du genre : « Regardez, ils ont besoin de s’y mettre à quatre pour faire le boulot de Jacobs ! »

“Affichiste, je raconte une histoire en une image. François, lui, descend à la mine pour 90 pages” laurent durieux

Le crayonné de la planche 16, chaînon manquant dans le processus de création raconté par François Schuiten dans Casemate 126.

Laurent Durieux, avez-vous touché au dessin ?
Durieux : Parfois. Hier, nous signions toute une série d’images réalisées ensemble. François regarde une tête de Mortimer, l’air songeur : « Tiens, je ne me rappelle pas l’avoir dessinée comme cela… » Évidemment, cette tête est de moi. Réponse illico de François : « C’est pour cela qu’elle est réussie ! »
L’édition en noir et blanc – à paraître en fin d’année – sera très intéressante pour tous les pinailleurs qui pourront dénicher les quelques petits changements que j’ai apportés en mettant l’album à la couleur. Oh, rien de transcendant, des visages que je ne trouvais pas à la hauteur, une paire de chaussures de gauche, des yeux parfois un peu dans le vague, un nez trop court…
Sans accrochages ?
Bien sûr. Je n’étais pas là pour passer les plats. François, dans 99 % des cas, reconnaissait que j’avais raison.
Avez-vous participé à l’élaboration de la couverture ?
Chez lui, un jour, François me montre une sublime illustration, sur laquelle on voit un escalier avec, en bas, la sculpture d’un juge. « Je vais mettre Mortimer à droite », commente François. J’ai le coup de foudre. Rentré chez moi, je réfléchis et lui propose de remplacer le juge par un dieu égyptien, ce qui apporterait une touche de fantastique. Il a vite été convaincu.
Là, on est un peu loin de la couleur !
Tout est lié. Mortimer avait un pistolet à la main. J’ai proposé à François de le remplacer par une lanterne, ce qui me permettait de bien mieux travailler la lumière. Dans ce cas précis, je laissais parler mon expérience d’affichiste. J’ai réalisé seulement hier matin que, sur cette couverture, le dieu et Mortimer ont la même attitude. François est vraiment un très grand auteur. Les lecteurs comprendront pourquoi quand ils découvriront la conclusion de cette histoire.
* Affichiste, illustrateur, graphiste, apprécié par Francis Ford Coppola, Steven Spielberg…

Blake et Mortimer,
Le Dernier Pharaon,
François Schuiten
& Laurent Durieux,
Jaco Van Dormael
& Thomas Gunzig,
Éditions Blake et Mortimer,
85 pages, 17,95 €,
dispo.

Le crayonné de la planche 16, chaînon manquant dans le processus de création raconté par François Schuiten dans Casemate 126.

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