Auteur avec son vieux complice François Schuiten d’une histoire d’anticipation contant la découverte du Paris de 2156 par une jeune fille venue des étoiles, Benoît Peeters défend les tours. Mais pas celles de La Défense… Suite des interviews des auteurs de Revoir Paris, publiées dans Casemate 75, daté novembre.
Pas de regret de délaisser Les Cités obscures ?
Benoît Peeters : Non, d’abord parce que le lecteur des Cités reconnaîtra, dans Revoir Paris, un certain type de récit auquel il est habitué. Et nous avons pensé à d’autres lecteurs, plus jeunes, peut-être intimidés par Les Cités obscures qui fêtent leurs trente ans. Ceux-ci peuvent hésiter à les ouvrir, supposant qu’il faut faire partie de la famille, avoir lu tous les précédents. Revoir Paris est une bonne occasion pour eux de découvrir nos univers. Une manière de remettre les compteurs à zéro.
Au Japon, où nos albums sont publiés, nous rencontrons lors des dédicaces un fort public de jeunes, garçons et filles. C’est ce public que François Schuiten et moi avons envie de retrouver en France et en Belgique.
Vous vivez à Paris, François Schuiten à Bruxelles.
J’ai vécu à Bruxelles et François connaît très bien Paris, mais probablement d’une manière moins intime que moi. Si mon nom est d’origine hollandaise, je suis Français, né à Paris. J’y ai passé mes premières années et y ai suivi mes études. J’y vis de nouveau depuis huit ans et me considère de la race des piétons de Paris. Dans ce diptyque, j’ai essayé de faire entrer des choses tirées de mon vécu dans la ville. François, qui a eu un appartement à Paris, en a une vision assez proche. Finalement, les Belges ont toujours vécu plus ou moins à l’heure de Paris. Souvenez-vous de Jacobs représentant la Concorde, la banlieue parisienne avec gourmandise. Aujourd’hui, par le Thalys, ces villes sont à 1 h 15 l’une de l’autre.
Comment voyez-vous Paris ?
Celui qui marche dans la capitale en a une vision très affective. C’est une ville extraordinairement chargée de mémoire, avec une puissance d’évocation globale très forte. Mais elle reste aussi, pour ceux qui l’aiment, objet d’insatisfaction. Notamment avec les scories du modernisme qu’elle traîne, la disparition des pavillons Baltard, l’érection de la tour Montparnasse et, surtout, la coupure entre la ville et sa banlieue par ce fichu périphérique. N’oublions pas la difficulté d’intégrer vraiment l’idée d’un Grand Paris dans la conscience de ses habitants.
Nous avons pensé à des lecteurs, plus jeunes et peut-être intimidés par Les Cités obscures…
Comme Schuiten (Casemate 75), rêvez-vous d’un Paris vertical ?
Tout à fait. Un Paris vertical fut d’abord un rêve d’urbanistes et d’architectes des années 1920, bien loin des tours plutôt médiocres érigées dans les années 1970. Aujourd’hui, on ne peut plus écarter la verticalité des villes. Il ne faut plus penser que la tour est le mal, mais plutôt la réinventer. Comprendre que des tours ne peuvent être réussies que dans un environnement de tours, et non pas placées au milieu de nulle part, tristes et mornes parallélépipèdes rectangles à la hauteur réglementée. Paris a besoin d’une qualité architecturale réelle, d’une réflexion écologique et d’équipes mixtes travaillant ensemble.
Vos travaux se basent-ils sur la réflexion d’architectes d’aujourd’hui ?
Nous avons beaucoup voyagé, rencontré énormément de gens. L’album Revoir Paris est plus dans la rêverie, dans l’imaginaire. L’expo au Trocadéro* a un côté plus sérieux, plus didactique. Deux projets à la fois liés et autonomes. Des architectes vont venir voir l’expo et n’ouvriront pas la BD. Des lecteurs se jetteront sur la BD sans se préoccuper de la tradition architecturale actuelle.
Didactique, le mot fait parfois peur…
J’aime ce que Nietzsche appelle le Gai Savoir, apprendre, découvrir, exhumer des documents ne veut pas dire retourner sur de tristes bancs d’école ! Cela peut être joyeux. Dans La Tour, un album des Cités, il y a des tableaux de Bruegel, des gravures du Piranèse, ce qui n’empêche pas l’album d’être d’abord une histoire romanesque. Nous ne donnons de leçon à personne, nous imaginons, nous rêvons.
Côté tours, une ville vous fait-elle particulièrement rêver ?
Oui, Shanghai. Sur une rive, des constructions traditionnelles datant de 1900-1930. Sur l’autre, un immense quartier de tours construites en assez peu d’années. Avec certaines qu’on aime, d’autres qu’on aime moins. Mais le tout forme un ensemble beaucoup plus intéressant que chaque tour prise individuellement. On préserve la mémoire des pierres d’un côté et de l’autre on y va à fond dans la modernité.
Mitterrand a demandé qu’on rabote quelques étages à la Grande bibliothèque. Une erreur
Une audace qui manque à Paris ?
La Défense et le quartier près de la Grande bibliothèque manquent d’audace architecturale. Ce n’est pas mal, mais, sans jeu de mots, pas à la hauteur de Paris. N’oublions pas que Notre-Dame et la tour Eiffel furent, en leur temps, d’une audace extraordinaire.
Mitterrand a donc manqué d’audace ?
Quand on lui a présenté les premiers projets de Dominique Perrault pour la Grande bibliothèque, il a demandé qu’on la rabote de quelques étages. Ce fut une erreur. Les proportions initiales étaient plus belles, plus intéressantes.
Pourquoi cette réaction du président ?
Quand on reste traumatisé par des échecs comme le Front de Seine ou la tour Montparnasse, on a tendance à réduire les nouveaux projets. Il vaudrait mieux assumer les visions talentueuses dans leur ensemble.
Ne nous leurrons pas, les grandes surprises architecturales viendront plutôt des pays émergents en pointe. Le risque, pour l’Europe en général et Paris en particulier, serait de se résigner à devenir une ville muséifiée, tournée vers le passé, protégeant les populations privilégiées qui vivent dans le centre. Ce serait nier son gros problème de logement. Il faut toujours penser architecture et urbanisme dans tous les termes humains et économiques que cela implique.
Vous aimez beaucoup l’Asie !
Les Japonais nous ont fait le plus beau des cadeaux en traduisant et en éditant en un an et demi l’ensemble des Cités obscures. Des ouvrages magnifiques. Et ils nous ont décerné le Grand Prix manga 2013, une première pour des auteurs non Japonais. Cerise sur le gâteau, Revoir Paris va paraître dans un magazine japonais, chance que nous n’avons pas eue en France. Six albums des Cités vont être édités en chinois l’an prochain. Si vous ajoutez la Corée, où notre travail est déjà publié, cela nous fait une présence très forte en Asie. Il est excitant pour des auteurs de se dire que des livres déjà anciens vont paraître comme des nouveautés auprès d’un nouveau public. On espère qu’il va les aimer.
Il peut très bien y avoir un jour un nouvel album des Cités. Ou quelque chose autour des Cités
Des albums retravaillés pour une lecture de droite à gauche ?
Non, dans le sens franco-belge. Les Japonais, sur ce point beaucoup plus souples que nous, sont habitués à lire dans les deux sens. En revanche, Revoir Paris sera publié en magazine dans le sens de lecture japonais. Une transformation relativement sophistiquée, mais ils ont des experts pour ce genre de travail.
Revenons à votre héroïne, pourquoi cette fascination pour Paris ?
Elle descend des Terriens qui ont quitté leur planète pour toujours, mais son histoire intime très particulière la prédispose à aimer Paris. Elle rêve d’un chez soi. Elle est insatisfaite. Ayant vécu entre Paris et Bruxelles, il m’arrive parfois de me demander quel est mon vrai chez moi. Pensez aux populations émigrées, qui ne parlent plus la langue de leur pays d’origine, mais fantasment sur elle, sur leurs origines. L’exil, l’appartenance, la non-appartenance sont des thèmes très contemporains et qui seront encore davantage présents pour les générations à venir.
À quand un nouveau Cités ?
À court terme, l’important est de finir le diptyque Revoir Paris dans les meilleurs délais possible. Les Cités obscures ont toujours été une sorte de vaste puzzle par nature incomplet, un univers un peu troué auquel on rajoute des pièces. Donc il peut très bien y avoir un jour un nouvel album des Cités. Ou quelque chose autour des Cités.
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 75 – novembre 2014.
* Revoir Paris • Paris (16e), du 20 novembre au 9 mars, Originaux de Schuiten et Peeters.
Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 1, place du Trocadéro, citechaillot.fr
Revoir Paris #1/2,
François Schuiten, Benoît Peeters,
Casterman,
15 €,
5 novembre.