Vingt ans qu’Emmanuel Lepage enquêtait sur ses années passées dans un lieu communautaire, Gille Pesset, en Ille-et-Vilaine. Et sur les siens. Une famille issue d’un milieu très modeste, complexée au contact de plus instruits qu’elle, rongée par le doute, ne sachant jamais si elle fait bien. L’auteur en dresse un portrait émouvant, lucide, et sans fard (dossier dans Casemate 162, en vente). Suite et fin de ses confidences
Beaucoup de sujets dans Cache-cache bâton : votre famille et ses secrets, la vie en communauté, des questionnements de chrétiens de gauche dans les années 70… lequel a primé ?
Emmanuel Lepage : C’est un bouquin qui me tient à cœur pour des tas de raisons. Mon idée initiale était de raconter une communauté du point de vue des enfants. Il existe de nombreux récits sur différentes communautés expliquant les démarches des adultes, leur philosophie, leur spiritualité, leur politique. Pour les enfants, qui se retrouvent dans cet univers sans avoir rien demandé, la question ne se pose pas : le monde est comme ça. Ce n’est qu’en en sortant qu’on se rend compte qu’il s’agit d’un monde à part, une autre proposition de vie.
Il y a une trentaine d’années, j’avais été piqué au vif par une amie affirmant que ce type de projets échouait toujours. Je n’avais pas su quoi répondre, cela m’a contrarié. Pourtant, je connais la réponse, l’important n’est pas que ça réussisse, mais bien d’essayer. Il y a deux facettes dans ce bouquin. D’une part, mon enquête sur la conception du projet et ma propre perception de ce moment de ma vie.
L’enquête a pris beaucoup plus de place que ce que j’imaginais. J’ai commencé par en parler avec mes parents, puis, dès 2002, ai mené des entretiens avec les autres membres du groupe. Ce qui m’a évidemment apporté d’autres éclairages. J’avais construit mes souvenirs sur la douleur de mes parents à avoir quitté Gille Pesset.
La vie en communauté nourrit quelques fantasmes…
J’insiste sur la parallèle avec les habitats partagés d’aujourd’hui. Quand je raconte que j’ai vécu en communauté, la plupart s’imaginent un environnement sectaire, plus ou moins baba cool où tout le monde couche avec tout le monde. L’image des communautés libertaires d’après Mai 68. Ce n’était pas le cas. D’ailleurs, je n’ai pas de souvenirs de tensions liées au sexe ou à la séduction. On était dans un contexte chrétien.
Le projet de cette communauté a bien sûr quelque chose d’utopique et s’est immédiatement heurté à des réalités. Dès notre arrivée, premier accroc : il était convenu de ne pas avoir d’animaux, nous avons donc donné Styx, notre chien. Et découvrons que les Toulouse se sont installés avec leur cocker…
“J’avais construit mes souvenirs sur la douleur de mes parents à avoir quitté Gille Pesset…”
Si mon père avait peu apprécié la hiérarchie militaire, c’est parce qu’il ne maîtrisait pas le sens des règles qu’on lui imposait. À Gille Pesset, les règles avaient été créées entre eux, avaient du sens. Ce n’est pas une communauté de gens hors sol, mais des personnes réfléchissant beaucoup au sens de ce qu’elles font. Les règles avaient été édictées dans l’optique de vivre dans une certaine vérité. La liberté a aussi ses contraintes, elle se construit avec ses rapports aux autres : quelle est ma place en tant qu’individu pour m’épanouir au sein d’un groupe choisi ?
Dans mes livres, je ne sais pas où je vais. J’ai des idées mais, en particulier depuis Voyage aux îles de la Désolation, je fais en sorte que le livre puisse m’amener ailleurs. Une phrase revient souvent dans les propos des autres, surtout au moment de la conception de la communauté, c’est « en vérité ». La recherche de vérité est une constante dans la façon de se parler, d’échanger, de poser des structures pour que les gens puissent dire ce qui vit en eux et que ce ne soit pas toujours les plus à l’aise ou les plus grandes gueules qui dominent la parole.
La vérité n’est pas toujours la même en fonction des points de vue, mais c’est la vérité de ce qu’ils vivent. Ils essaient de poser les choses. Dire ce qui va ou pas. Ce à quoi ils aspirent sans avoir l’impression d’être jugés. De créer des espaces pour que les gens moins à l’aise puissent s’exprimer.
Les récits de votre père, qui fit le tour du monde sur la Jeanne d’Arc, ont-ils bercé votre jeunesse ?
La Jeanne sur laquelle il a navigué était un croiseur armé en 1931, la Jeanne suivante sera le célèbre porte-hélicos. L’idée que mon père ait fait le tour du monde m’était merveilleuse. Dans ma chambre, j’exposais son certificat de baptême lors du passage de l’équateur. Illustré d’un dessin des années 30, genre Dubout. Je voyais des photos de lui à 18 ans en tenue de brousse au Cameroun, en marin à Norfolk ou Rio… Ces photos en noir et blanc montraient un très beau jeune homme de 18 ans. Ça a bercé mon enfance. Je lui dois l’envie de partir à mon tour, l’idée même du voyage. À Rio de Janeiro, en 2000, je pensais énormément à mon père. Dans Brésil, paru peu après chez Casterman, j’ai intégré des photos de lui.
Il a dû être drôlement fier à votre nomination de peintre officiel de la Marine qui, en plus, vous donne le statut d’officier !
Il était content tout en me regardant avec une certaine ironie. On comprend dans le bouquin que l’armée ne l’a pas emballé. Avec le temps, il est devenu de plus en plus anti-bourgeois, dont nombre de valeurs le hérissent. La propriété, en particulier. C’est parfois agaçant. Il culpabilisait d’avoir plus d’argent que ces parents – ce qui n’était pas bien difficile. Se sentait en rupture. Il voulait pourtant sortir du milieu de ses parents qu’il ne supportait pas. D’autant que le mensonge s’était immiscé dans leur relation. Il les voyait presque plus, n’assumait pas d’avoir plus d’argent qu’eux. Comme s’il les trahissait.
“Premier accroc : nous avions dû donner notre chien et voilà que les voisins gardaient le leur”
Le sens de l’insoumission lui vient alors sur le tard. Quand l’abbé Éon lui interdit de fréquenter la fille d’un colonel par respect pour la différence de classes, il obtempère !
Oui. Ma mère en rigole. C’est le propos de mon livre. Qu’est-ce que ne pas s’aimer, ne pas se sentir légitime ? Coincé entre la bourgeoisie qui se sent partout à sa place et une classe ouvrière qui a la conscience de l’exploitation et outillée pour comprendre la lutte de classe. Entre les deux, des gens comme mes parents peinent à trouver leur place.
Mon père était correcteur à Ouest-France. Quand ce quotidien a publié mon premier article, il s’est bien gardé de dire que j’étais son fils. Sa grande crainte : que je chope la grosse tête.
Puis il est passé secrétaire de rédaction, calibrant notamment les articles pour la mise en page. Un poste s’est libéré à Lannion dans le Trégor. On s’est installés là-bas.
Devenant ainsi un notable de la ville ?
Je ne sais pas. Mais j’étais très fier de lui. Il serrait la main du maire. Et donc moi aussi si je le croisais avec mon père. La ville ne comptait que deux ou trois journalistes, dont un qui ne couvrait que du sport. Donc, oui, mon père était connu dans la ville.
À Gille Pesset, c’est au sujet des enfants que les familles vont se déchirer.
Le problème fut la façon dont mes parents ont appréhendé les choses. Un bisou à la confiture va déclencher le départ de mes parents… Autant dire rien. Ma mère explique qu’on lui a tellement menti dans sa vie, qu’aujourd’hui, elle a besoin de vérité. Elle et mon père vont alors suivre une longue psychanalyse. Ma mère veut comprendre les choses de façon assez frontale, mais elle aime aussi écouter avec bienveillance.
Établir cette relation nouvelle avec mes parents, pendant toutes les années de préparation de ce livre, fut passionnant. Je comprends qu’ils aient eu un peu la trouille que j’en arrive là et que je les raconte. J’ignorais les chemins que j’allais emprunter en commençant ce livre, mais je savais que je l’ouvrirais avec ce jeu, cache-cache bâton, et qu’il le clôturerait. Je connaissais aussi la dernière phrase : « Je viens de là. »
Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°162 – novembre 2022.
Cache-cache bâton,
Emmanuel Lepage,
Futuropolis,
300 pages,
29,90 € (éd. classique),
40 € (éd. grand format),
16 novembre 2022.