La Guyane, ce territoire français entre Brésil et Surinam, c’est bien sûr la base de lancement des fusées Ariane. Mais aussi une immense forêt, un fleuve et ses villages. Onze auteurs de l’Hexagone sont venus les visiter, découvrir leurs habitants, embarquant parfois pour cela sur de bien frêles pirogues. Joub et Emmanuel Lepage racontent, dans Casemate 156, les moments forts de ce voyage, et la vie difficile de ces Français du bout du monde, à la vie bousculée par le progrès et pourrie par la fièvre de l’or. Suite de leurs interviews.

Connaissiez-vous déjà la Guyane ?
Emmanuel Lepage : Oui, c’était mon septième séjour. Le premier remonte à 2005. Avec Michel Plessix et Régis Loisel, nous étions partis pour une tournée de dédicaces dans les librairies Kazabul en Guyane, Guadeloupe et Martinique. À trois, pendant trois semaines. Très chouette. Enfin, je découvrais cette forêt amazonienne dessinée dans La Terre sans mal sans y avoir mis les pieds. J’ai été conquis par ce pays et y suis retourné plusieurs fois, soit invité, soit de mon propre fait. J’y ai emmené mes enfants de 6-7 ans pour leur premier grand voyage. Nous dormions dans la forêt. Magique. Je comprends qu’elle fascine tant de gens.
Qu’avez-vous appris lors de votre dernier séjour ?
L’idée de ce festival itinérant était d’aller vers des gens qui ne seraient pas venus à nous si nous nous étions installés à Maripasoula ou Cayenne. Dans les villages wayana, nous avons pu constater les dégâts provoqués par l’orpaillage, l’acculturation. On est très loin des images idylliques d’autochtones vivant en forêt de pêche et de chasse. Les réalités sociales, économiques, environnementales apparaissent absolument terribles.
Vous illustrez une histoire signée Aude Mermilliod. Pourquoi ne pas l’avoir écrite vous-même ?
Par manque de temps. À cause de Cache-cache bâton, sujet qui mobilise tout mon temps, toute mon énergie (voir encadré). Quand Futuropolis nous a demandé des histoires en planches, je n’avais pas la tête à ça. J’ai donc proposé que quelqu’un du groupe travaille en collaboration avec moi sur un scénario d’une dizaine de pages. Aude a dit oui tout de suite. J’ai aimé la sensibilité du thème qu’elle m’a proposé. Elle décrit bien l’acculturation, le désœuvrement, la solitude des villages. Nous sommes en pleine forêt sauvage, mais toujours confrontés à la loi des réseaux du Net. Même au bout du monde. C’est fou, non ?

“Très loin des images idylliques d’autochtones vivant en forêt de leur pêche, de leur chasse”

L’Amazonie et le réseau font-ils bon ménage ?
Semble-t-il, encore que pas toujours. Je revois Terreur Graphique, Thierry Martin, Jean-Luc Cornette, très branchés réseaux sociaux, essayant de capter le réseau autour de la seule box Wi-Fi de l’hôtel. Un spectacle surprenant et surréaliste. D’autant qu’en même temps le mariage du prince Harry passait à la télé.
Joub : On a dû passer cinq jours dans les villages. Les gens du fleuve restaient connectés parce qu’ils avaient les bons abonnements – pas nous. On basculait parfois sur des réseaux surinamais poussifs qui explosaient nos forfaits. Aussi, en rentrant à Maripasoula, on a tous passé deux heures à contacter nos familles, regarder les actualités, nourrir les réseaux sociaux, etc. J’avoue, un spectacle assez pitoyable !
Vos relations avec les villageois ?
Lepage : J’ai découvert Maripasoula en 2009. Sa première bibliothèque venait d’ouvrir et j’allais y tenir un stage de trois jours pour jeunes et adultes. Ce fut terrible. Je leur demandais d’imaginer des histoires ou de se raconter. Or, ces gens ne rêvaient pas. Comme si on leur avait coupé les ailes. Il n’existait pas, même chez les enfants, cette capacité à se projeter dans autre chose, dans quelqu’un d’autre, ou même dans sa propre vie. Résultat, beaucoup d’alcoolisme et énormément de suicides. Deux durant notre séjour de quelques jours. Par manque de perspectives, d’espoir, d’avenir. La forêt qui était leur vie est détruite. Leur fleuve est pollué. Les orpailleurs font régner la terreur. Dans la forêt, ce n’est plus des animaux que vient le danger.

“Manque d’espoir, d’avenir. La forêt qui était leur vie est détruite. Leur fleuve, le Maroni, est pollué”

Les villages ont-ils la télé ?
Parfois. Ils reçoivent alors beaucoup les télénovelas brésiliennes et les chaînes du Surinam qui commence sur l’autre rive du Maroni. Un fleuve sauvage, comme dans un western. Les gens sont armés. On trouve toujours des fusils au fond des pirogues. La gendarmerie, qui doit aussi lutter contre l’orpaillage, est très présente.
Oubliez-vous souvent votre carnet de vaccination ?
Ah, Nicoby l’a raconté dans son récit ? Exact. Cela arrive quand on considère les voyages presque comme une routine. Revenu l’avant-veille de Grèce, je me suis pointé à l’aéroport sans avoir replacé mon carnet de vaccination dans mon passeport. J’ai été nul !
Qu’attendez-vous de cet ouvrage collectif ?

J’espère que notre travail permettra au moins d’ébrécher certaines visions trompeuses de la forêt, genre le film La Forêt d’émeraude. Nous avons voulu monter une réalité sociale extrêmement dure. Si ces pages, montrant la vie réelle auprès du fleuve, permettent d’ébranler l’imaginaire collectif qui flotte autour du mythe du bon sauvage, ce sera déjà pas mal !


Du jogging au marathon

Terminés, vos ennuis de santé ?
Emmanuel Lepage : A priori, je suis sorti d’affaire. Mais je cours difficilement, donc beaucoup moins qu’avant. Fini le jogging quotidien. Et, surtout, j’ai pu depuis un peu plus d’un an reprendre mon travail sur Cache-cache bâton, l’histoire de cette communauté où j’ai vécu avec mes parents. Je me dirige vers un bouquin de 300 pages. Un pavé ! J’approche les 200, après en avoir refait 50. Plein de choses n’allaient pas, ne fonctionnaient pas. Je m’en suis rendu compte après ces huit mois d’arrêt. Je suis à la bourre, devant le terminer cet été. Ce qui signifie tomber cinq pages par semaine. Un bon paquet. J’espère tenir le choc. Cache-cache bâton sortira en octobre, peut-être en novembre. Ça va dépendre de ma capacité à pouvoir terminer à temps le bouquin. Futuro et le lettreur se préparent au cauchemar de leur vie !


L’or pourrit tout

Maroni ne montre pas l’orpaillage, pourtant très présent en filigrane.
Joub : Des chercheurs d’or illégaux, essentiellement des Brésiliens fuyant la misère, viennent gratter le sol pour essayer d’envoyer un peu d’argent à leur famille. Ce trafic génère prostitution, violence, trafic de drogue et bien sûr encore plus de misère. Car ce sont les patrons qui gagnent de l’argent, pas les gars qui fouillent le sol. Tout étant planqué, difficile d’accès, j’imagine qu’une bière achetée dans une épicerie clandestine doit leur coûter une fortune.
Vue de métropole, le problème de l’orpaillage semble essentiellement écologique.
C’est effectivement un drame pour la nature. Dans certains villages, des panneaux indiquent les poissons qu’on peut consommer et ceux, bourrés de mercure, qu’il vaut mieux éviter. Une horreur pour une population vivant traditionnellement de la pêche et de la chasse. D’autant que les orpailleurs chassent aussi pour alimenter leurs camps. D’où un gibier encore plus rare et des Amérindiens obligés de se rabattre sur du jambon sous vide bas de gamme vendu dans les comptoirs surinamais. Certains Amérindiens se demandent s’ils ne doivent pas eux aussi se reconvertir chercheurs d’or. D’autres estiment au contraire qu’ils doivent défendre leur village de ce fléau. Quand les villageois tombent sur des camps en forêt, ça peut être assez violent… Je comprends que les Amérindiens cherchent à s’en débarrasser en défendant leur territoire.

“Des panneaux indiquent les poissons mangeables et ceux, bourrés de mercure, qu’il vaut mieux éviter”

Mais que fait la police ?
Imaginez un jeune gendarme juste débarqué, armé et bien équipé, tombant sur un fuyard certes en tongs, mais avec une machette et connaissant par cœur cette forêt… Quand la gendarmerie détruit un camp d’orpailleurs, il renaît souvent en quelques jours. Il en existe partout, disséminés dans la forêt. D’où un trafic très difficile à démanteler.
Les épiciers sont-ils tous Chinois ?
Presque. Un peu l’équivalent de nos épiciers arabes. On les dit dépendants des organisations d’orpaillage qui leur volent leurs passeports, les exploite comme les prostituées. Un maillon dans cette chaîne de misère humaine. À Albina 2, on prend cette réalité en pleine face. Des passeurs vous attendent avec leur pirogue côté français. Ils vous ramèneront, mais seulement jusqu’au moment où les orpailleurs reviennent des camps. Là, ils sortent les balances pour peser l’or, chacun flingue en poche. Les bordels ouvrent leurs portes. En une demi-heure, l’ambiance change complètement. Je ne sais pas si cela devient particulièrement dangereux, mais on comprend vite qu’on n’a plus rien à faire là. Je ne pense pas être capable de gérer une bagarre d’alcooliques armés. D’autant que, juridiquement, la France ne peut pas intervenir côté surinamais. Le fleuve est coupé en son milieu. Seule la moitié des eaux est française. On trouve donc des dragueuses d’or près de la berge surinamaise, mais pas côté français. Encore que, la frontière est si ténue…
Cornette montre le raout causé par la présence d’une Kalachnikov sur le sol français.
Parce qu’elle appartient à l’armée surinamaise. Côté surinamais, ils promènent leurs armes sans contrôle.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°156 – avril 2022.

Maroni,
Les Gens du fleuve,
Collectif, Joub,
Futuropolis,
184 pages,
23 €,
13 avril 2022.

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