Avec la complicité d’un ami scénariste et du dessinateur Alexandre Coutelis, le réalisateur des Bronzés revient à la BD, près d’un demi-siècle après ses années Pilote. Il s’explique longuement dans Casemate 137 sur ce retour et replonge dans ses souvenirs. Gotlib, Goscinny, la magie… Coutelis évoque, lui aussi, leur passé commun à Pilote. Suite de leurs interviews.

Pourquoi faire d’Anna, une des héroïnes de Deux passantes dans la nuit, une magicienne ?
Patrice Leconte : J’aime la magie, les gens qui font disparaître des choses. Anna ne se livre pas facilement, ne dit pas qui elle est, où elle va, d’où elle vient. Secrète, cachée, avec des zones d’ombre. Un peu comme les versants des montagnes, l’adret, côté soleil, bien connu des cruciverbistes, et l’ubac, côté ombre. Anna, être exceptionnel, est plutôt du côté ombre. Un personnage mystérieux ne se livrant pas facilement, effectuant des tours de magie. Elle n’aurait pu être danseuse, serveuse dans un bar.
Est-ce la mystification qui vous intéresse ?
Non, mais son côté unique. Des magiciens, et à plus forte raison des magiciennes, surtout à cette époque-là, on n’en croisait pas beaucoup boulevard Montparnasse ! Faire vivre un tel personnage est très agréable. Un peu comme le lanceur de couteaux dans mon film La Fille sur le pont. Arlette, devant le spectacle d’Anna, s’émerveille. Voir le lapin disparaître la fascine immédiatement.
Pratiquez-vous la magie ?
Non, mais je suis un très bon client. Connaissez-vous Gus, ce jeune magicien ressemblant un peu à Hugh Grant ? On est devenus copains. Il s’assied dans mon bureau, me fait choisir une carte : l’as de pique. Il me la fait signer, la remettre où je veux, met des élastiques sur les angles des cartes. Puis se promène, lance violemment en l’air le paquet de cartes qui reste attaché à l’élastique. Et ma carte se retrouve collée à 3 mètres au plafond. Elle y est toujours depuis un an et demi, au-dessus de ma tête. Gus m’a dit qu’elle redescendrait à l’automne. Peut-être.
Comment choisit-on les prénoms de ses héroïnes ?
C’est toujours très compliqué, aussi bien pour un film que pour une BD. Plus dur encore est de trouver le nom de famille. S’appellent-elles Anna Lebowski et Arlette Lecarpentier ? Heureusement, nous n’avons pas eu à choisir. Arlette est un prénom populaire, léger, qui donne envie de danser ! Anna est plus cassant, plus dur. Dans un film ou une BD, les noms, les prénoms sont très peu prononcés. Mais sont importants tout de même. S’appeler Régis ou Victor n’est pas la même chose. Car Régis est un con !

“Anna, mystérieux personnage, ne se livre pas facilement. Et elle vouvoie Arlette”

Pourquoi Anna vouvoie-t-elle Arlette qui la tutoie ?
L’une est populaire, l’autre sur son quant-à-soi. J’aime que des lecteurs le remarquent. Contrairement aux Anglo-saxons – et c’est une chance –, nous pouvons préciser le tutoiement ou le vouvoiement dans les dialogues. C’est très important. Dans certains métiers, tout le monde tutoie tout le monde immédiatement. C’est fatigant ! J’ai toujours tutoyé Jean Rochefort, toujours vouvoyé Jean-Pierre Marielle. Sans savoir pourquoi. J’aime beaucoup le vouvoiement. Dans les films, surtout, quand un homme et une femme se vouvoient, puis se tutoient dans la séquence suivante, c’est qu’ils ont couché ensemble. Mais je trouve aussi très chic les amants qui se vouvoient !
Quelles actrices auriez-vous choisies pour les incarner au cinéma ?
Mélanie Bernier aurait été une Arlette idéale. Anna, pour moi, est Mélanie Laurent. Deux Mélanie, c’était bien ! Coutelis a eu la bonne idée de faire d’Anna un personnage plus bizarre, pas vraiment androgyne, mais cheveux courts, visage dur, avec un petit côté Pietragalla.
Pas très sympa votre curé. Anticlérical ?
Je ne me sens pas très religieux. D’une famille croyante, après une éducation catholique, je m’en suis détaché petit à petit. Je ne bouffe pas du curé, mais la prêtrise m’inspire inquiétude et méfiance. On n’est pas sur la même longueur d’onde. Le curé apparaît dans quatre ou cinq cases à tout casser. Coutelis l’avait dessiné de manière caricaturale. Trop. Ce n’était pas bien. L’inspecteur, lui, a une bonne tête. Pas caricatural, mais glaçant, très bien.
Étiez-vous un bon élève en Histoire ?
Pas très. Je commence enfin à m’intéresser à celle de mon pays, la proche, la contemporaine, et me réfère aux films historiques intelligents, très bien faits de Clarke et Costelle. Des merveilles. D’un coup, j’ai tout compris des guerres mondiales, de la bataille de Stalingrad, tout ! Il faut être adulte pour se passionner. Quand j’ai réalisé le film Ridicule, je connaissais le strict minimum du 18e siècle. Me documenter m’intéressait peu. Je préfère largement – Deux passantes dans la nuit en est la preuve – l’imagination à la documentation qui oblige à coller au plus près de la vérité.

“Arlette est un prénom populaire, léger, invitant à danser. Et elle tutoie Anna”

Une citation du romancier Patrick Modiano évoque « ce couvre-feu, ce silence des rues où des adultes et des enfants peuvent disparaître »…
J’associe Jérôme Tonnerre à cette passion pour Modiano. Sa citation est extraite de son discours de réception du prix Nobel. Magnifique, elle colle parfaitement à notre histoire. Modiano est très inspirant !
Le marketing de votre éditeur a toussé en découvrant que la bande-annonce de votre BD racontait toute l’histoire.
C’est la leçon que j’ai apprise de Christian Fechner que j’adorais, le producteur des Spécialistes. Il me montre le projet de film-annonce, fait par des pros. En deux minutes, tout le film était raconté.
– Mais enfin, Christian, c’est terrible, y a tout le film !
– Oui, et c’est pour cela que les spectateurs vont venir le voir.
Il avait raison ! Voir deux minutes de film-annonce ne vous coupe pas l’envie de le découvrir. Au contraire. Les films-annonces français sont souvent dans la rétention. Pas trop montrer, pas trop dire. Du coup, en général, on ne sait même pas ce que raconte le film. Les Américains, au moins, le dévoilent. Et cela donne – ou pas – l’envie de découvrir une histoire. Il faut la raconter un peu.
Vous mettez en scène un dessinateur. Vous considérez-vous comme un dessinateur ?
Non, comme quelqu’un qui fait de son mieux. Je n’ai jamais pris de cours de dessin, toujours aimé dessiner à ma manière. Un vrai dessinateur a une forme de facilité, un don. Moi, je suis simplement extrêmement laborieux. Être autodidacte finit par donner, non pas un style, mais quelque chose doté d’une certaine personnalité.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°137 – août-septembre 2020.

Pardon Veyron

Veyron doit vous en vouloir.
Patrice Leconte : Et il a raison. Je me suis mal comporté, fait une très mauvaise action. J’ai honte et m’en suis expliqué avec lui. J’ai écrit une première version du scénario de Tandem, avec Martin Veyron. N’en étant pas tout à fait satisfait, dans son dos, sans le prévenir, j’ai repris le scénario avec un autre scénariste. Cela ne se fait pas. Veyron m’en a beaucoup voulu, à juste raison. Je fais amende honorable. Il n’a pas voulu figurer au générique, cosigner le scénario. Et m’a avoué un jour que, trouvant le film formidable, il le regrettait.


Al Coutelis : Leconte, c’est Hulk !

Avez-vous des souvenirs familiaux sur cette période sombre de l’Occupation ?
Alexandre Coutelis : Durant la Seconde Guerre mondiale, mes parents – ils n’obtiendront la nationalité française que dans les années 60 – vivaient à Paris. La concierge de leur logement, rue de Lévis, venait faire la leçon à ma mère et ma grand-mère, leur expliquer comment bien se comporter en présence des Allemands. Allemands avec qui elle allait danser le soir. À l’époque, cette rue du 17e arrondissement était riche en remises de charretiers plus ou moins aménagées pour les « pouilleux ».
Quelle était leur nationalité ?
Grecque. La Résistance grecque et la yougoslave sont les seules à avoir battu les Allemands. D’où d’immenses discussions avec Enki Bilal à ce sujet !
Facile de dessiner le Paris de l’Occupation, la doc est sans doute bien fournie ?
Patrice Leconte et le scénariste Jérôme Tonnerre – que je n’ai jamais vu, à se demander s’il existe dans la vraie vie – m’ont proposé une gageure : réinventer ce Paris-là. J’ai donc évité autant que possible les patrouilles allemandes, les affiches de propagande.
Vos personnages féminins, pure création ?
Patrice m’avait parlé du physique de deux très jolies filles, Mélanie Bernier et Mélanie Laurent. Je n’en ai absolument pas tenu compte. Pour Anna, j’ai pris pour modèle Mélanie Lacaf, fille de notre ami Fabien Lacaf, hélas disparu. Très belle femme à la mâchoire forte et la bouche gourmande. Pour Arlette, j’ai pensé très fortement à Julie Depardieu.
Anna, juive, est écrasée par le poids de la chasse aux juifs pendant l’Occupation. Arlette, très sympathique, très courageuse, tout ce qu’on voudra, est une cruche. En bande dessinée, on va parfois au plus simple, expliquant en général les états d’âme des personnages. Alors que les comédiens les détaillent à l’écran. On leur dit : « Dans cette image, tes yeux tombent en coucher de soleil et indiquent une détresse profonde. » En dessin, ça devient un petit narratif. Charlier était passé maître en cet art. On peut lui reprocher ce qu’on veut, n’empêche, le dessinateur avait le droit de toucher autant qu’il le désirait à son scénario. Sans trouver rien à jeter, tant tout était construit de manière extrêmement visuelle.

“Le sens de la répartie de Leconte faisait de lui un des chouchous de René Goscinny”

Pourquoi n’avoir pas délégué la mise en couleurs ?
Trois ou quatre essais ont été menés par des coloristes. Résultat, des harmonies remarquables, convaincantes, mais qui écrasaient mon dessin. J’ai préféré reprendre ça en main. La couleur me permet de concrétiser les volumes. Quand on maîtrise bien ce que l’on a dessiné, on le sublime par les lumières et les ombres portées que l’on n’a pas eu à dessiner au trait.
N’avez-vous pas imaginé éclairer cet album parfois aux intérieurs très sombres ?
Je n’y ai pas pensé une seconde. Ça aurait pu effectivement contraster avec la « sombritude » extérieure. Un peu comme dans les films en noir et blanc où l’on trouve des scènes très contrastées, très lumineuses. Je ne l’ai pas fait pour conserver, peut-être à tort, ce que je pensais être l’ambiance de l’époque.
Peut-on refaire le parcours des filles à pied ?
Presque. J’ai récupéré une centaine de photos d’époque de Montmartre. Le Paris d’aujourd’hui ne ressemble plus du tout au Paris « village » que j’ai connu dans les années 50. Dans le quartier des Batignolles où j’ai été élevé, nous allions jouer dans des terrains vagues, porte d’Asnières. Le seul énorme immeuble était alors celui du Racing Club de France. Aujourd’hui, on ne le voit plus !
Quand avez-vous connu Patrice Leconte ?
À Pilote, au début des années 70. Nous nous entendions bien. Il possédait déjà ce sens de la répartie exceptionnel qu’il a toujours aujourd’hui. Pour le coincer, faut être fort ! Un gars très courageux derrière son physique un peu malingre. Un fonceur. Leconte, c’est Hulk !
Dans les conférences de rédaction, à Pilote, il prenait la parole, toujours très spirituel. Cela plaisait beaucoup à Goscinny. Leconte s’exprimait toujours d’une manière très brève, très concise, avec beaucoup d’esprit. Nous, les autres auteurs, quand nous prenions la parole, sur dix mots prononcés, il y en avait neuf à foutre à la poubelle pour un qui exprimait véritablement quelque chose. Leconte faisait partie des chouchous de Goscinny, à juste titre. Cet homme, extrêmement courtois, vous répond toujours, brièvement ou longuement. Pressé, il enverra un mail pour prévenir qu’il répondra plus tard. C’est très appréciable. Avec Leconte, on peut aller plus loin. Ça me repose.
Verriez-vous cette histoire dessinée par un autre que Coutelis ?
Bien sûr, Blutch en aurait fait un chef-d’œuvre. J’aime cet artiste qui a su transformer ses limites en atouts. Il n’a rien d’un dessinateur classique avec des règles, des perspectives, des proportions. Pourtant, ce qu’il accomplit avec des faibles moyens est formidable. Et démontre que la bande dessinée n’est pas une démonstration de dessin, mais avant tout une manière de conter une histoire.

FV

Deux passantes dans la nuit #1/2,
Arlette,
Alexandre Coutelis,
Patrice Leconte & Jérôme Tonnerre,
Bamboo – Grand Angle,
72 pages, 16,90 €,
26 août 2020.

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