Marine Le Pen assise sur le fauteuil encore chaud de François Hollande ? C’est le scénario imaginé par l’historien François Durpaire et mis en images par Farid Boudjellal. Complétant son interview dans Casemate 87, le premier explique que le meilleur moyen de contrer le FN est de le montrer appliquant sa politique. Ce que le second a dessiné avec gourmandise.
Comment vous êtes-vous retrouvé à dessiner Marine Le Pen en présidente ?
Farid Boudjellal : Laurent Muller, des éditions Les Arènes, m’a contacté en me demandant de travailler de façon très réaliste. C’est d’ailleurs ce qui m’intéressait. Il y a eu tellement de caricatures sur Marine Le Pen… Ce qui me tentait dans l’aventure était de travailler à partir de son programme.
Avec un tout nouveau dans la bande dessinée ?
Oui, pour François Durpaire qui ne connaissait pas la bande dessinée, c’était une vraie première. Pour moi aussi d’une certaine manière puisque, pour la première fois de ma vie, je travaillais avec un scénariste. Ce fut très intéressant et même exaltant ! François m’envoyait du brut, je faisais le découpage et lui proposais les pages au fur et à mesure. Nous avons procédé par allers et retours permanents.
Un gros travail ?
Nous avons travaillé dessus huit mois. Dans le plus grand secret au début. Ensuite, plus nous avancions, plus cela devenait un secret de polichinelle. On a même vu le premier projet de couverture circuler sur un site !
Pourquoi opter pour un trait et une technique réalistes ?
Au départ, j’ai travaillé dans mon style habituel avant de me rendre compte que mon dessin était trop chaleureux. Je voulais quelque chose d’un peu plus froid. Comme je ne connaissais pas bien la relation scénariste-dessinateur, j’ai compris qu’il est essentiel que le dessinateur s’approprie le scénario. S’il ne le fait pas, l’album ne peut pas fonctionner. J’ai déjà écrit des scénarios et ressenti cela à l’époque. Le dessinateur c’est la vitrine, il doit satisfaire le scénariste et le lecteur. Comme j’avais fait pas mal d’albums institutionnels et de coordination d’équipe, j’ai vite pris le pli.
Il y a une espèce de déni chez ceux qui pensent qu’il ne faut pas parler du FN
D’où un résultat très éloigné de vos albums personnels.
Oui, je voulais absolument m’en démarquer. Que le projet ne vienne pas de moi a facilité ma démarche. J’essaie toujours de trouver un style qui corresponde au scénario. Tout a été très travaillé à l’ordinateur. Avec un énorme travail sur la photo, le montage.
Vous attendez-vous à des réactions ?
À beaucoup même, il faut l’espérer ! Il y a une espèce de déni chez ceux qui pensent qu’il ne faut pas parler du Front national. C’est un parti légal qui se présente à toutes les élections, donc, pour moi, la question ne se pose même pas.
Le projet a-t-il évolué en cours de route ?
Nous lui avons apporté énormément de modifications, notamment sur le texte. Et changé des détails qui avaient leur importance. Par exemple, BFMTV a entièrement refait son décor de plateau après l’été. Il m’a fallu me retaper toutes les planches où on le voyait ! Heureusement, je travaillais sur ordi. Sur papier, cela aurait été une autre affaire.
On joue spontanément au jeu des ressemblances au fil des pages, même si quelques personnages gardent leur mystère.
François voulait à un moment que je mette des étiquettes avec les noms ! Il y a des gens qu’on identifie immédiatement, d’autres qui sont peut-être un poil moins ressemblants. Bah, il n’est pas très important de les reconnaître tous.
Jean-Luc Godard au milieu d’une poignée de réacs notoires, ça va surprendre.
Ça m’a étonné aussi ! En même temps, je me souviens avoir été invité à des garden-parties dans les années quatre-vingt : on y mange bien et on y boit bien. Mais on retrouve aussi beaucoup de gens qui n’ont pas forcément la couleur politique de ceux qui invitent… Le pouvoir attire plein de monde.
« Le FN piégé par son succès ? »
Une ou des victoires FN aux régionales, tremplin pour une victoire à la présidentielle ?
François Durpaire : Pas sûr. Il y a une dimension autour des régionales qu’on évoque peu : être président de région, c’est du lourd, et particulièrement dans de grandes régions comme le Nord ou l’Est. Imaginons que Marine Le Pen gagne le Nord et Florian Philippot l’Est, que va devenir le Front national ? Quelles priorités vont-ils choisir ? Gérer ces deux grandes régions est très complexe. Et on sent qu’au FN l’hypothèse d’une possible victoire en 2017 n’a même pas été envisagée. On sent qu’ils sont pris par un succès qui les dépasse en grande partie. Et qu’ils redoutent qu’un succès aux régionales décapite leur parti d’autant que la possibilité de l’emporter dans l’Est les a surpris.
Si ces deux-là sont élus, ils peuvent décider l’un et l’autre de donner la priorité au plan national, mais alors les conséquences en région se verront vite. Si tout part à vau-l’eau, les gens vont dire rapidement que le FN n’est pas capable de gouverner… A contrario, s’ils s’impliquent à fond dans les régions, la suite pour le FN, sans ses deux têtes de gondole médiatiques, risque d’être compliquée pour la présidentielle. Le FN est bien face à une vraie crise de croissance.
Deux inconnues pour empêcher le scénario de La Présidente
Sans compter l’effet sur l’opinion de nouveaux dérapages comme « l’immigration bactérienne ».
Jusqu’à maintenant, on assistait à une certaine maîtrise de leur langage public. Depuis plusieurs mois, les discours limites venaient plutôt des Républicains (Sarkozy, « la fuite d’eau » ; Morano, « la race blanche »)… En tout cas, jusqu’à maintenant, les leaders du FN version Marine Le Pen ne s’étaient pas fait prendre en flagrant délit. C’est très surprenant. On utilise souvent l’expression « dérapage » pour qualifier des sorties, au fond, très calculées. Là, avec cette phrase, je pense que la patronne du FN s’est laissée aller.
L’inconnue c’est la portée d’un Le Pen bashing se nourrissant de ce genre de sorties…
Le Le Pen bashing – « Ce sont eux les méchants » – à l’ancienne ne fonctionne plus. Au contraire, cela les renforce. En revanche, un FN bashing allant au fond des choses en s’appuyant sur le programme de ce parti, montrant les conséquences de son application sur la vie quotidienne du pays, ce que nous faisons dans l’album, pourrait être plus efficace. Il est d’ailleurs symptomatique de voir Marine Le Pen, Florian Philippot ou Louis Aliot attaquer sur les plateaux de télévision en assenant à leurs contradicteurs ou leurs adversaires des « vous jouez sur les peurs ! », alors même que ces derniers n’ont évoqué que les tenants et les aboutissants de leur programme… Ils ont précisément peur de cela. On se souvient de l’embarras de Marine Le Pen face à Anne-Sophie Lapix*. Nous avons réalisé cette BD, pour participer à cela. Ne pas rester simples spectateurs. Allez voir le programme du FN qui est d’ailleurs en plein trouble. À fond étatique il y a quelques semaines, il est en train de virer au tout libéral. C’est la première des deux inconnues qui peuvent faire que le scénario de La Présidente n’aura pas lieu. L’autre est le statut d’outsider de la candidate. Encore que le déni du tripartisme, de la tripolarité de la vie publique, qui la cantonne dans une position d’outsider, la sert considérablement qu’on le déplore ou pas. C’est un peu comme si l’Allemagne arrivait à l’Euro en qualité d’outsider. Ils sont les champions du monde, mais n’auraient aucune chance…
Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément gratuit de Casemate 87 – décembre 2015.
La Présidente,
Farid Boudjellal,
François Durpaire,
Les Arènes BD – Demopolis,
20 €,
dispo.