L’épopée en cinq tomes de quatre orphelins livrés à eux-mêmes dans ce nord de la France occupé par les Allemands durant le conflit 14-18 s’achève. Mais ce n’est qu’un début, puisque nous les découvrirons plus jeunes et aussi plus vieux dans la suite annoncée. Fin de l’interview de Régis Hautière et Hardoc parue dans Casemate n°108.

Est-il aisé de faire vieillir ces enfants d’un an par album ?
Régis Hautière : Non, et cette évolution a été pour moi une grande frustration. J’aurais aimé conserver plus longtemps la naïveté de l’enfance, notamment celle de Lucas dans le premier tome. L’avancée en âge, mais aussi tout ce qu’il découvre pendant ces années de guerre, fait que son côté insouciant disparaît rapidement. Le pari était de les faire grandir autant psychologiquement que physiquement, et cela sans les perdre. J’espère que nous avons réussi.
L’humour des enfants, lui aussi, s’effiloche vite.
Au début, ils sont naïfs, insouciants. Je voulais rendre compte de cette insouciance. Livrés à eux-mêmes, ils ne savent pas ce qu’est la guerre. On n’est pas chez Tardi ! Désirant écrire une histoire tout public, j’ai beaucoup joué sur l’angle cancres des Lulus, ignorant tout de la géographie et de l’histoire. Ce qui permet quelques dialogues savoureux. Ainsi sur Jeanne d’Arc, par exemple.
Pas peur que certains disent ne plus vous trouver drôle du tout dans ce cinquième tome ?
C’est un risque. Mais en même temps voilà déjà deux tomes que l’histoire se durcit. Et les enfants, devenant de jeunes adultes, prennent conscience de la réalité de la guerre. Nos jeunes grandissant avec nos albums, j’espère que les lecteurs ne m’en voudront pas trop d’avoir quitté le côté naïf de l’enfance. Promis, on va y revenir dans le prochain cycle.
À part les journaux intimes et les procès-verbaux de Savoie (lire Casemate n°108) existe-t-il des ouvrages sur cette époque ?
Je n’ai pas trouvé grand-chose sur la vie de ces deux millions de Français sous autorité allemande durant la Première Guerre mondiale. Quelques romans et un livre, La France occupée de Philippe Nivet. Quasiment rien par rapport à toute la littérature consacrée aux tranchées et aux grandes batailles. Idem du côté allemand. En tout cas en langue française, car, hélas, je ne parle ni ne lis cette langue. J’ai réussi à récupérer un roman intéressant, Gustave-de-Fer de Hans Fallada, racontant la vie d’une famille allemande de la guerre de 14 jusqu’au triomphe d’Hitler. Il fait découvrir le quotidien des Allemands et la manière dont ils appréhendent la guerre. Ce qu’on ne trouve pas dans les documentaires et ouvrages d’Histoire. Fallada m’a permis de découvrir le Berlin de l’époque, celui qui sera en grande partie rasé lors de la chute de l’hitlérisme.

« Le front, ligne symbolique, permet d’envoyer les garçons dans des directions différentes »
— Régis hautière

Dans Casemate n°56, vous affirmiez qu’il y avait suffisamment de BD sur les tranchées et que vous éviteriez d’y plonger les Lulus.
Et finalement nous terminons ce cycle par effectivement une incursion dans les tranchées. En nous documentant sur le quotidien de la zone occupée et sur la guerre côté allemand, j’ai découvert pas mal de choses, notamment sur les bataillons de travailleurs obligatoires qu’on utilisait sur le front. J’ai eu envie de mettre les Lulus en scène dans ce cadre-là. Ce tome cinq étant aussi pour eux le moment de la séparation. Le passage par le front, qui est aussi une ligne symbolique, me permettait d’envoyer les garçons dans des directions différentes.
Hardoc, pas trop surpris d’avoir à dessiner des scènes de tranchées ?
Hardoc : J’ai grandi dans une région où les enfants jouaient dans les tranchées, mon oncle tenait un musée de guerre, donc j’avais beaucoup d’images d’Épinal en tête.
Finalement, il n’y a pas vraiment de vrais méchants dans votre histoire ?
Et ça ne me manque pas. À part certains, qui ont été jugés pour cela à la fin du conflit, il y a une part d’humanité dans chacun, des deux côtés. Nous ne voulions pas accentuer les contrastes entre des méchants et des gentils.
Certains personnages ont pourtant de sales gueules…
J’aime les sales gueules, certaines sont attendrissantes. D’autant qu’elles racontent une histoire. Inversement, un joli visage n’est pas signe d’angélisme. Voir Léandre. J’aime bien montrer qu’on ne peut pas trop se fier au physique des gens.
Vous intervenez dans les écoles, l’universitaire Claude Aziza (lire Casemate n°108) explique qu’on utilise Murena dans les cours de latin…
Hautière : C’est relativement récent, il y a dix ou vingt ans, il était encore très difficile de faire entrer une BD dans l’Éducation nationale. Un pas a été franchi, une barrière psychologique franchie. On ne considère plus la BD comme une sous-littérature. La plupart des enseignants ont compris quel support pédagogique elle pouvait être, une manière de raconter des histoires, et l’Histoire.

« Dans ma région, les enfants jouaient dans les tranchées, mon oncle tenait un musée de guerre »
– HARDOC

Comment réagissent les classes de CM1 que vous rencontrez ?
Ils me parlent évidemment de BD, mais ce qui revient le plus souvent est la maison des enfants dans les arbres. Et de la mort de Hans le déserteur (Casemate n°108). Ils veulent aussi savoir ce qui est vrai et inventé dans notre histoire, si le village a vraiment existé.
Vous questionnent-ils sur les premières règles de Luce ?
Non, je n’ai pas souvenir d’une seule question sur le sujet. Les enseignants, en revanche, souvent. Ils apprécient ce passage qui leur permet d’aborder le sujet avec les enfants.
Pourquoi garder secrète l’identité du récitant de ce cinquième tome ?
Nous ne donnons pas son nom, mais une lecture attentive permet de le découvrir. Ainsi, on sait déjà qu’il ne fait pas partie des deux Lulus qui vont se retrouver sur le front.
Chaque album présente deux pages du tome suivant. Une idée de vous ou de l’éditeur ?
En fait, c’est dû à une erreur de notre part. Nous avions signé pour 56 pages. Dans notre idée, ça voulait dire 54 planches plus la page de titre recto verso. Pour l’éditeur 52 seulement. Du coup, ce dernier a dû ajouter un cahier et s’est retrouvé avec quelques pages de blanc. On a d’abord imaginé de faire un teasing, un appel illustré pour le tome 2. Comme nous l’avions déjà bien entamé, l’éditeur nous a proposé d’intégrer les deux premières planches, plus quelques travaux préparatoires. Libraires et lecteurs ont beaucoup apprécié, nous avons continué. Les seconds pour une raison supplémentaire. Ces deux pages les rassuraient : puisque nous les avions dessinées, c’était l’assurance que la série ne s’arrêtait pas avec l’album qu’ils avaient entre les mains !
Pourquoi avoir dit, dans Casemate n°56, que votre histoire tiendrait en quatre volumes ?
Mon histoire de base devait se dérouler non pas sur toute la durée de la guerre, mais sur un mois ou deux et en un tome. Casterman trouvant le sujet intéressant nous a proposé de la dérouler durant toute la guerre à raison d’un album par année. Et du coup de faire grandir des enfants qui vivraient plusieurs aventures différentes.
Hardoc : En fait, c’était une erreur. Quand nous avons parlé de 14-18, l’éditeur a dit : « Ça fera quatre tomes. » On n’a pas tiqué sur le coup. En fait, en comptant sur ses doigts, ça fait cinq ! Ce qui nous a bien arrangés, et donné davantage de liberté à Régis.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate n°108 – novembre 2017.

La Guerre des Lulus #5,
1918 – La Der des ders,
Hardoc, Régis Hautière,
Casterman,
62 pages,
13,95 €,
15 novembre.


Pour sept albums de plus

Qu’est-ce que La Perspective Luigi ?
Régis Hautière : À la fin du tome 3, au printemps 1916, les Lulus montent dans un train pour l’Allemagne. On va les retrouver huit mois plus tard dans le tome 4 se réfugiant en Belgique. Ayant trouvé dommage de traiter leur séjour en Allemagne en quatre pages, j’ai décidé d’extraire cet épisode du premier cycle et d’y consacrer un diptyque indépendant.
J’imagine donc qu’en 1936, un journaliste écrit un livre composé de témoignages de Français ayant séjourné là-bas pendant la guerre de 14-18. Il rencontre Luigi qui lui fait le récit de ce qu’ils y ont subi. Le premier album se déroulera du printemps à l’hiver 1916 à Berlin, le second, jusqu’au printemps 1917, au camp de concentration de Holzminden où était incarcérée une bonne partie des otages pris par les Allemands pour faire pression sur la population locale et le gouvernement français entre 1916 et 1917.
Qui dessine ce diptyque ?
Damien Cuvillier qui nous a déjà sauvé la mise sur les tomes trois et quatre, lorsque Hardoc a dû interrompre son travail pendant quelques mois. Sorties en 2018. En 2019, les lecteurs découvriront L’Après guerre des Lulus, second cycle lui aussi prévu en cinq volumes.


Un coup d’œil sur ce second cycle ?
Au début, on retrouvera l’un d’eux sur son lit d’hôpital en pleine rééducation. Il va se souvenir de ce qu’il a vécu avant le conflit et notamment comment il est arrivé à l’orphelinat. Et comment les autres Lulus y sont arrivés. Comment ils sont devenus copains, etc. Je suis heureux de revenir aux Lulus d’origine, de plonger dans leur enfance.
Cette fois, il faudra les dessiner encore plus jeunes !
Hardoc : À la fois plus vieux, après la guerre, et plus jeunes, avant la guerre. Un vrai défi graphique. La guerre ne laisse pas que des cicatrices visibles. Régis va écrire la suite en fonction du caractère des personnages et de ce qu’ils ont subi durant la guerre. À moi de visualiser tout ça.


Fondation Aquablue cherche dessinateur

Oublié, votre amour pour l’aviation ?
Régis Hautière : Tant de sujets m’intéressent que je préfère démarrer sur les envies des dessinateurs. J’ai écrit Le Dernier Envol et Au-delà des nuages pour Romain Hugault, vacciné tout petit à l’aviation par son père et son frère. Et la trilogie Dog Fights pour Fraco, passionné de simulateurs aéronautiques. J’aime découvrir et piocher ainsi des sujets vers lesquels je ne serais pas allé spontanément.
Que deviennent vos projets sur l’enfance de Nao et la Fondation Aquablue ?
Delcourt est un peu réticent sur le projet jeunesse de Nao, pas convaincu qu’il y ait un public pour cela. Sans doute à cause de l’expérience Nävis, série dérivée de Sillage, qui n’a pas été à la hauteur de ses espérances en termes de vente. D’où sa prudence. Quant à Fondation Aquablue, qui raconte les aventures de Nao et de ses copains sur différentes planètes, nous sommes toujours à la recherche d’un dessinateur. En attendant, Aquablue continue. Rakahanga !, le seizième épisode est sorti en mars. Mais tenir les délais a épuisé Reno, qui réalise dessin et mise en couleurs. Il a donc demandé un peu plus de temps pour le prochain.
Un nouveau projet ?
L’adaptation en bande dessinée de Rendez-vous avec X, une émission de France Inter relatant les histoires d’espionnage qui ont émaillé le 20e siècle et le début du 21e. Je travaille sur La Chinoise, tome pilote de la série, avec le dessinateur Grégory Charlet.

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