Didier Dubout, ayant droit avec sa sœur de l’œuvre du dessinateur fétiche de Marcel Pagnol et de Frédéric Dard, se souvient de son aïeul férocement indépendant, dont l’humilité le disputait à la timidité. Rien ne comptait plus pour lui que de protéger sa famille des aléas de sa vie professionnelle. Casemate 174 (en vente) lui consacre trois pages. Restait encore à évoquer son refus de travailler pour Walt Disney, son amour de la ficelle, son Kama Soutra, et quelques autres petites choses.

Qu’est-ce qui pousse Dubout vers le dessin ?
Didier Dubout : Sa précocité. En toute humilité, je regardais dernièrement un documentaire sur la jeunesse de Picasso à La Corogne, où l’on voyait une toile magnifique, réalisée lorsqu’il avait 13 ans (vendue 2,6 millions d’euros aux enchères – ce qui n’est pas le cas des peintures de mon grand-père, rassurez-vous). Eh bien, c’est exactement la même chose pour Dubout. Tout s’est passé dès la jeunesse. Entre 17 et 19 ans, il est demandé par tous les journaux tant son style, complètement nouveau à l’époque, tranche avec l’académisme des dessinateurs de ce début des années 20. À 27 ans, il a déjà réalisé la moitié de son œuvre. Lors de mes conférences (gratuites sur son parcours), je le prouve à travers des éléments tangibles. Sa signature, par exemple. Elle a évolué à travers les époques, mais à 19 ans, il signe de la même manière qu’à 13.
Ne veut-il pas, au départ, être acteur ?
Oui, dans le cinéma alors muet. Puis il réalise être plus doué pour le dessin. Il l’a écrit à sa mère. Il me semble qu’il n’a jamais tourné. Remariée, sa mère s’installe à Nîmes à un pas des Beaux-Arts de Montpellier. Dubout y commence le dessin et la peinture. Et, à 19 ans, illustre le livre Les Embarras de Paris de Boileau.
Et, très vite, est considéré comme le plus grand dessinateur de son temps…
Marcel Pagnol, Paul Guth et bien d’autres le surnomment le « Roi », ce qui heurte son humilité. Lui s’autoproclame le « Fou dessinant » en réponse au « Fou chantant » de Trenet. Une référence à son incroyable production : il travaillera pour 250 journaux et revues du monde entier, totalisant quasiment cinq milliards de lecteurs ! 40 % de ses dessins de presse paraîtront à la une de ces publications, lui assurant une visibilité mondiale. « Un cas unique dans l’histoire du dessin » me disait Wolinski, qui ajoutait : « Il n’a jamais été suivi. » Pendant plus d’une génération, il n’y a que du Dubout à la devanture des kiosques. Encore mieux : des affichettes 60 x 80 cm annoncent la sortie dans tel ou tel titre d’une de ses nouvelles planches ! Dubout a des fans inconditionnels. À l’époque, chaque exemplaire de La Ballade des pendus de Villon, qui n’est pas un texte des plus gais ni des plus lus, est colorié au pochoir et à la main. L’édition numérotée chez Gibert, tirée initialement à 5 000 exemplaires, est rééditée trente-trois fois !

“Il travaillera pour 250 journaux et revues du  monde entier, soit cinq milliards de lecteurs !”

Et pourtant, il peut passer un temps fou sur un dessin !
Peynet, l’auteur des Amoureux, n’en revient pas de voir son confrère croquer des centaines de brins de muguet juste pour une illustration printanière. Il passe tant de temps sur ses dessins de presse qu’ils ne lui rapportent pas suffisamment pour en vivre. Alors mon grand-père dessine pour Conord, une marque de réfrigérateurs et d’aspirateurs. Il illustre d’énormes campagnes pour des laboratoires pharmaceutiques. L’Université de pharmacie de Paris monte une exposition présentant son travail. Pharmaciens et médecins le connaissent à travers l’œuvre de Pagnol, Knock notamment, et constitueront toujours un public de lecteurs privilégiés pour l’œuvre de mon grand-père. Dubout signe un mémorable recueil de chansons de salles de garde qui s’écoule à 350 000 exemplaires… Les avocats l’aiment bien aussi. Sans doute parce qu’il a illustré Les Plaideurs de Racine.
Son amitié avec Pagnol a-t-elle contribué à sa renommée ?
Oui et réciproquement, je pense. Entre mon grand-père et Pagnol, il y a alors une très longue et grande amitié. Mais j’ai en mémoire bien plus d’anecdotes avec Frédéric Dard (dont Dubout a illustré quatre San-Antonio ; chaque roman a été vendu à un million d’exemplaires), c’est davantage mon époque. Les liens qui l’unissent à Pagnol transparaissent tout au long de leur correspondance.
Pourquoi cette obsession de la ficelle ?
Mon grand-père, et c’est là aussi son génie, est toujours en invention. Le côté rafistolage de la ficelle rajoute encore de l’humour à son dessin. Les signatures aussi. Il en a soixante-quinze différentes ! Sa signature typique, unique, a pu inspirer Franquin, et jusqu’à Plantu avec sa petite souris.
Signature parfois bien imitée ?
Beaucoup de dessinateurs très connus, dont je ne dirai pas le nom, ont même fait des imitations. Je tombe parfois sur des « faux » en circulation sur les sites d’enchères, et suis obligé d’y regarder à deux fois. Elle est tellement architecturée que je vois rapidement si elle est de sa main ou non.

“Dubout signe un recueil de chants de salles de garde qui s’écoule à 350 000 exemplaires” 

Une signature étrange, dans un cartouche, entourée de boucles compliquées…
Une espèce de château fort. Genre : « Je suis sur mes créneaux en haut des remparts, je peux vous croquer, mais personne n’entre chez moi ! » Oui, il recevait rarement, a toujours protégé son cercle familial. Un jour, une journaliste du Monde l’appelle et lui demande l’autorisation d’écrire sa biographie. Il refusera de la recevoir. Ce misanthrope avait énormément d’amis et de relations, mais ils n’entraient jamais chez lui. Toujours à l’extérieur, jamais dans son univers. Et souvent au restaurant. Avec Pagnol, c’était chez Alexandre.
A-t-il vraiment dit non à Disney ?
Dubout réalise deux dessins animés dans les studios de Nice pendant la guerre, donc avec de faibles moyens. Sorties en salles en 1947, sans grand succès. Walt Disney le découvre et lui propose de devenir son directeur de studio. Toujours aussi indépendant, mon papi refuse, expliquant que la position de salarié constituait pour lui le début des emmerdes. Pas question de toucher à son indépendance.
Son humilité ne l’empêche pas d’accepter la Légion d’honneur !
C’est une exception. Le président Auriol est alors un grand fan de mon grand-père, qui n’a rien demandé contrairement à certains. Il respecte trop les institutions et son représentant suprême pour oser refuser. Dans ses dessins, il touche à tout, y compris aux tabous sexuels, mais jamais à la religion et aux institutions. Et ne caricature pas leurs représentants. Sauf Hitler. Justement parce qu’il ne le considérait pas comme représentant une institution.
Son Kama Soutra lui permet-il d’assouvir sa fascination pour les femmes délurées ?
Il n’avait aucun tabou. Certains collectionneurs pensent qu’il s’était lâché à la fin de sa vie. Faux. Ses dessins de jeunesse sont encore plus crus ! C’était du Wolinski soixante-dix ans avant ! Tout ce qu’il entreprend fait succès. Kama Soutra se vend à 250 000 exemplaires. Valéry Giscard d’Estaing fait lever la censure qui frappe son Justine de Sade. Ses derniers dessins. Le livre sort quelques mois après sa mort en 1976.
Il a même illustré du Philippe Bouvard !
Exact. Madame n’est pas servie, Petit Dictionnaire des patrons et des domestiques.

“Il refuse un poste chez Disney : être salarié représente pour lui le début des emmerdes”

On trouve pas mal de ses dessins en salles de ventes. En rachetez-vous ?
Ça m’est arrivé, moins maintenant, j’ai 70 ans ! J’ai acquis récemment la planche originale de l’enterrement de Panisse dans César. Nous possédions le Marius-Fanny, la partie de pétanque sur le port de Marseille et le Ferry-boat, mais pas ce troisième volet. C’est important pour les expositions et les conférences que j’organise régulièrement. Il y aura une exposition Dubout-Pagnol à Pézenas l’été prochain. On y découvrira des raretés : des collages de Dubout, encore une invention précoce.
Éditer son œuvre complète, que vous proposez sur Dubout.fr, vous a demandé combien de temps ?
Quarante ans ! Dubout ayant brûlé la plupart de ses dessins publiés dans 250 journaux, il a fallu un énorme travail auprès des collectionneurs, des grands amateurs, de la BnF, etc. Les sept volumes en vente uniquement sur le site ont été édités à 2 000 exemplaires et ne seront pas réédités. Nous avons visé la qualité, comme mon grand-père l’appréciait. Tout en restant dans des prix raisonnables : 30 euros pièce. L’infographiste qui a restauré le trait des dessins de presse, dont nous n’avions retrouvé que des reproductions de mauvaise qualité, nous a coûté plus cher que l’impression des albums.
Cela vous chagrine-t-il que les jeunes aient oublié Dubout ?
On me dit souvent que les jeunes ne le connaissent pas. Une question de culture. La partie de cartes, les affiches de films de Pagnol leur parlent tout de suite un peu plus. Ils sont souvent surpris par la modernité des sujets qu’il aborde. Notre infographiste me faisait remarquer que l’actualité d’aujourd’hui s’accommoderait de la plupart d’entre eux. Dubout n’est pas comme les autres. Il est presque immortel avec des sujets intemporels : la violence contre les flics, la violence sur la route, les inondations, la tempête…
Un souvenir de votre grand-père ?
À la fin de sa vie, il accepte de visiter une exposition que lui consacre la grande librairie Pfeiffer, rue Saint-André des Arts. J’ai dans les 15 ans et l’accompagne. À l’entrée, une personne se précipite vers mon papi et lui donne du « Bonjour Maître ! » Je n’étais pas habitué. Lui non plus apparemment. C’est la seule fois où je l’ai vu rougir. C’était touchant.

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°174 – décembre 2023

Albert Dubout illustre Marcel Pagnol,
Albert Dubout,
Bamboo – Grand Angle,
80 pages,
19,90 €,
dispo.

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