Journaliste du quotidien belge Le Soir, Daniel Couvreur ne tarit pas d’éloges sur les reprises de vieilles séries parfois injustement oubliées, par de jeunes – et moins jeunes – auteurs à l’imagination débridée. Exemples éloquents et convaincants dans le super numéro du Tintin, spécial 77 ans (dossier de 12 pages dans Casemate 171). Une cinquantaine de héros de l’hebdo y ressuscitent sous la plume et le pinceau d’auteurs d’aujourd’hui. Suite de l’interview de Daniel Couvreur, grand exégète de Tintin et d’Hergé, qui rédige la longue préface de ce numéro historique et nostalgique.

On pensait Tintin figé dans le 20e siècle, loin de nos préoccupations actuelles. Vous défendez la thèse contraire.
Daniel Couvreur : J’ai demandé à beaucoup d’auteurs belges, français, américains, japonais, voire chinois, s’ils avaient été influencés par l’œuvre d’Hergé. Et j’ai récolté des réponses positives surprenantes. Oui, Hergé est vraiment un auteur incontournable pour tout créateur de BD. Qu’il s’investisse graphiquement ou narrativement dans ce genre, il ne peut être ignoré. On n’imagine pas un physicien voulant faire l’impasse sur les théories d’Einstein ! Qu’on aime ou pas Tintin, qu’on veuille ou non s’inscrire dans son héritage, que l’on considère qu’il a quelque chose ou non à nous apprendre sur le plan de la narration ou du dessin, il faut être conscient de son existence. Et réaliser que Tintin peut encore nourrir la création aujourd’hui.
Comment ?
On peut être touché par la puissance de l’onirisme et du fantastique chez des gens comme le Belge Romain Renard (Melvile, Le Lombard) dont le trait n’est pas du tout dans la ligne claire. Il évolue dans un environnement graphique marqué par une sorte de réalisme magique. Dans sa manière de jouer sur la fascination du fantastique, il peut se sentir proche d’albums comme L’Étoile mystérieuse, récit cauchemardesque surréaliste. Dans un style très différent, Renard reconnaît qu’il joue sur les mêmes types d’effets psychologiques qu’emploie Hergé pour envoûter le lecteur.
Certains n’exagèrent-ils pas en comparant Hergé à Proust ou Dostoïevski ?
Là, nous ne sommes plus dans la BD. Martin Legros dit effectivement cela et je le cite dans mon texte d’introduction au Tintin spécial 77 ans. Il parle comme analyste de l’œuvre, un peu comme le ferait un journaliste avec un regard de philosophe plutôt qu’un œil de critique.
Legros évoque l’éthique du bonheur des philosophes grecs et celle du devoir chrétien… Ça va loin !
C’est son regard. Bien au-delà de la BD, Hergé a inspiré énormément d’auteurs qui ont publié quantité d’ouvrages et, chaque année, des numéros spéciaux de revues diverses. Or, il est mort en 1983 et son dernier album de son vivant, Tintin et les Picaros, date de la fin des années 1970. Plus de quarante ans après, Hergé continue d’alimenter études, exégèses et réflexions. La modernité de la série tient aussi à son côté atypique. On y trouve du polar, de la science-fiction, des actions à huis clos à connotations plus personnelles, des mises en abyme de personnages. Son univers n’est jamais figé comme par exemple celui de Blake et Mortimer, qui décline des intrigues différentes sur un canevas bien clair. C’est une des forces d’Hergé : il n’y a pas de recette pour l’aventure en soi.

“Certains auteurs disent qu’il faudrait passer à autre chose, faire table rase de tout cela…”

Tintin n’est pas simplement de l’aventure ou de l’humour. Mais une œuvre très médiatisée dont on parle sans cesse à travers des expositions, des adaptations à l’écran, du merchandising. Elle a beaucoup de prolongements et peut donc agacer parfois par son omniprésence. Certains auteurs disent qu’il serait temps de passer à autre chose, de faire table rase de tout cela. Pas si simple ! Car Hergé a tendance à épurer les choses pour aller vers une expression qui touche à la pureté du signe comme l’ont compris des auteurs qui sont très à l’avant-garde, Marc-Antoine Mathieu par exemple (Julius Corentin Acquefacques, Delcourt).
Certaines pages ont déclenché des peurs enfantines (voir Casemate 171). Hergé a-t-il eu des problèmes avec la censure ?
Je relativiserais. Avant-guerre, dans ses histoires en noir et blanc publiées par Le Vingtième Siècle et Le Petit Vingtième, son supplément pour la jeunesse, ses seuls ennuis n’étaient pas pour insolence, violence ou autres, mais bien pour la politique, en arrière-plan de pas mal d’aventures. Il a connu de gros ennuis avec Le Lotus bleu. Certains sont intervenus auprès de la rédaction en chef et de la direction du journal. À l’époque, l’impérialisme japonais avait poussé le gouvernement à envahir des territoires chinois. Hergé travaillait avec son ami chinois Tchang Tchong-jen, très choqué que son pays soit envahi par les Japonais et qu’on y recense des exactions aussi terribles que celles qu’on connaît dans le conflit russo-ukrainien.
Comment avez-vous choisi vos témoins invités pour ce numéro spécial ?
Au fil des ans, j’ai emmagasiné des dizaines et des dizaines de témoignages. Et choisi ceux que j’estimais les plus pertinents pour mettre en évidence la modernité de Tintin. J’ai conservé ceux qui avaient dépassé l’hommage et portaient un propos plus général par rapport au médium bande dessinée et sa perspective dans le temps. On considère que Hergé a inventé la BD il y a bientôt cent ans. Grâce à lui, on continue de la réinventer. Son style a beaucoup évolué, il n’a figé ni son dessin, ni son mode de narration, ni sa façon de travailler, seul, avec des collaborateurs… Son œuvre n’aurait sans doute pas eu cette ampleur s’il n’avait pas travaillé en studio. Même chose pour Peyo et ses Schtroumpfs. Willy Vandersteen (Bob et Bobette) dirigeait plusieurs studios et a publié 1 500 albums de son vivant ! Il y a beaucoup de leçons à prendre chez ces auteurs pour avancer face aux mangas, qui représentent désormais plus de la moitié de la production BD dans le monde.

 

“… pas si simple, car Hergé touche à la pureté du signe, des auteurs d’avant-garde l’ont bien compris”

De quelles séries vous souvenez-vous ?
Blake et Mortimer, époustouflant dès le début. D’une modernité rare à côté de ce que l’on trouve dans le journal à l’époque. Et une série complètement oubliée, mais fascinante : Hassan et Kaddour, de Jacques Laudy. Elle n’a été éditée que des dizaines d’années plus tard pour les bibliophiles. Des histoires absolument fascinantes, proches des contes des mille et une nuits avec une forme de dérision et un univers qu’on n’a jamais retrouvés dans la bande dessinée. Cette série aurait eu probablement plus de chance de fonctionner aujourd’hui qu’à cette époque-là. La BD n’était pas encore enseignée dans les écoles, et chacun l’inventait avec sa méthode. C’était de l’art avant d’être du neuvième art.
Quelles sont les séries révélées par Tintin qui signifient encore quelque chose aujourd’hui ?
Ric Hochet, Thorgal… Pour les plus jeunes, Yakari, évidemment soutenu par les dessins animés. Pour le public belge flamand, Bob et Bobette. Et un héros, qui n’a jamais été ultra connu, bien que restant marquant dans l’histoire de la BD : Jonathan. Dans les comiques, Cubitus a encore une bonne notoriété. Mais, effectivement, Tounga, Signor Spaghetti, Le Chevalier blanc… tout cela est oublié.
Pas moyen de faire du neuf avec du vieux ?
Bien sûr que si ! La reprise de Julie, Claire, Cécile par Camille Besse dans ce numéro spécial Tintin n’a strictement rien à voir avec les albums de la série. On pourrait faire aujourd’hui sous cette nouvelle signature un vrai succès pour ados ! De même pour le Bob et Bobette de Clara Lodewick qui reprend les deux héros dans un style totalement soufflant. Ou encore Modeste et Pompon d’Alix Garin, émouvant au possible. Oui, la reprise de ces personnages, de manière décoiffante, pourrait toucher de nouveaux lecteurs.

“La reprise de la série Julie, Claire, Cécile pourrait faire aujourd’hui un vrai succès pour adolescents !”

Blake et Mortimer a été censuré en France !
Jacobs avait eu de très graves problèmes avec la censure, notamment sur Le Piège diabolique, encore un album qui m’a marqué enfant. C’était très puissant quant à la manière dont l’humanité pouvait s’auto-anéantir, visionnaire avec des vues des couloirs du métro parisien complètement abandonnés, remplis de graffitis, ce qui n’existait pas à l’époque, à part aux États-Unis et encore ! Jacobs avait tout vu, tout imaginé, même la montre connectée. Stupéfiant. La censure estimait que cela allait donner des cauchemars aux enfants, parlait d’images « hideuses », pas en référence à la qualité du dessin, mais bien pour ce qu’elles véhiculaient de « visions horribles » ! Cela a complètement déstabilisé, démoralisé Jacobs. Après, il a voulu faire un album plus classique pour échapper à toute censure, L’Affaire du collier. Un simple polar qui n’a rien à voir avec toute son œuvre précédente, sans aucune fantasmagorie. Il ne savait plus quoi faire ! Il a vécu tout cela comme une blessure profonde. La censure était telle qu’on pouvait tuer quelqu’un dans une BD, mais on n’avait pas le droit de montrer quelqu’un touché par une balle ou, pire, en train de mourir…
Les BD de pure imagination n’ont plus guère la cote. La faute au manque de bons scénaristes ou la déferlante manga ?
Oui, beaucoup de BD s’inspirent maintenant d’œuvres existantes, littéraires, cinématographiques ou biographiques. Ou de faits d’actualité. Non pas comme Hergé, en la déplaçant sur le terrain de la fiction, mais en l’illustrant sous forme de reportages, d’enquêtes. Je ne crois pas que les auteurs soient en manque d’imagination. Mais, pour l’éditeur, le risque est moindre : s’appuyer sur une œuvre qui a déjà connu le succès diminue considérablement les risques. Adapter une série télé, un jeu vidéo, un succès de librairie, c’est la garantie d’un minimum de ventes. Si je dois promouvoir le bouquin d’un jeune auteur inconnu, même s’il est bon, c’est beaucoup plus difficile, et sans garantie de résultat. Le terrain de l’adaptation, 30 à 40 % de ce qui sort aujourd’hui, est plus confortable. L’autofiction, la chronique de vie, fonctionne bien aussi, mais il faut être extrêmement fort pour lui donner une portée universelle. Sur dix bouquins racontant comment ma grand-mère a succombé à la maladie d’Alzheimer, un seul peut-être atteindra ce niveau. Quant au reste, pourquoi lire celui-là plutôt qu’un autre ?
Et oublié le carcan du 46 planches…
Jean Van Hamme me rappelait que cette contrainte obligeait à y faire tenir son récit. Cela était et reste un exercice de synthèse, de cohérence, d’efficacité, de lisibilité redoutable. Si l’on n’arrive à le tenir, eh bien, cela promet d’être un bon album. S’extraire de cette contrainte pour faire juste une histoire sur 200 pages sans s’astreindre à maintenir la tension narrative, c’est prendre le risque d’avoir des moments mous dans le récit. Pas toujours cependant, certains font d’excellentes histoires sur cent pages !

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°171 – août-septembre 2023

Tintin,
Numéro spécial 77 ans,
Collectif,
Moulinsart – Le Lombard,
400 pages,
29,90 €,
8 septembre 2023.

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