Lorsqu’un grand homme disparaît, la presse le fait parfois revivre en piochant les passages les plus marquants de certaines de ses interviews. Anne Goscinny a fait de même. Mais en bien plus fort. C’est mille pages d’interviews de son père qu’elle a remises à Catel. Du coup, le scénariste d’Astérix revit dans une bio hors du commun où Goscinny raconte Goscinny. En parallèle, Catel suit Anne qui veille toujours sur l’œuvre de René et construit la sienne contre vents et marées. Suite du dossier de six pages qui leur est consacré dans Casemate 128.

Le sujet n’est pas inédit. Que pensez-vous apporter de nouveau ?
Catel : José-Louis Bocquet, mon compagnon, a écrit des livres sur Goscinny, d’autres auteurs aussi. Je les ai lus : seul angle possible nouveau, celui du dessin. Anne pensait que j’arriverais à dessiner son père comme elle-même l’imaginait. Dans un style ni trop réaliste ni trop simplifié. Ce qui m’a donné confiance.
Goscinny aimait les Pieds nickelés, brûlot anarchiste. Mais n’a rien écrit de tel dans son œuvre.
Je ne trouve pas que le monde de Forton soit à l’opposé de son humour. C’est ce qui l’a construit. Hors norme, un peu marginal, en décalage subtil, pudique et assez caché. Goscinny fut quand même intrépide, même dans ses premiers Astérix. Avec un humour assez puissant. Moins évident, moins grossier d’une certaine façon que les Pieds nickelés.
Il répétait ne jamais évoquer la politique dans ses histoires.
Oui, il disait toujours qu’Astérix n’avait rien de politique. N’empêche, il me semble assez clair qu’on y retrouve certaines allusions. Dans le premier tome, les Romains peuvent être assimilés aux Allemands, le village gaulois à la Résistance française. Inconsciemment, tout est là. Ce petit Astérix malin, c’est clairement le petit juif traqué qui va s’en sortir. On est très loin du colosse indien Oumpah-Pah ou des superhéros américains qui vont se battre contre le monde entier. Je trouve pas mal de connexions entre ce petit personnage décalé, loufoque et les Pieds nickelés, ou encore Laurel et Hardy. La notion de couple est très importante chez Goscinny, qui aime aussi Buster Keaton. Tout cela, avec, côté dessin, l’esthétique de Walt Disney qui l’a formé comme nous tous, donnera un ensemble cohérent.
Goscinny, pourtant, est bien loin des univers Disney et déteste les stéréotypes américains !
C’est pour ça qu’il n’a pas fait du Walt Disney. Mais on trouve chez Disney une grâce du trait très présente dans la ligne claire belge. Cette petite douceur, cette tendresse qui irradie par exemple dans Le Petit Nicolas de Sempé et Goscinny. Choses extraites de l’univers Disney gracieux, esthétiquement parfait, qui l’a beaucoup marqué.

“Ce petit Astérix malin, loin d’Oumpah-Pah, c’est le petit juif traqué qui va s’en sortir…”

Peut-on aimer Disney et MAD ?
Il le montre. Goscinny ne pratiquait pas l’humour, très corrosif, des dessinateurs du magazine américain, mais était en connexion avec eux. Donc quelque part influencé par eux aussi. J’essaie de montrer les sources très différentes qui ont pu l’inspirer, dans lesquelles il a pioché pour créer son propre monde, faire entendre sa propre voix. Personne ne part de rien. Mais qu’il s’associe à Morris, Uderzo ou Sempé, à chaque fois, le résultat reste du Goscinny.
Autre évènement marquant, sa rencontre avec Troisfontaines. Qui est-ce ?
C’est quelqu’un qui l’a fasciné dès leur rencontre dans le Connecticut, chez Jijé, en 1949. Le représentant de la réussite incarnée. Directeur de la World’s Publicity Press à l’époque, tout lui réussit. Beau, grand, il a de l’argent et voyage. Goscinny, lui, sort du chômage, et vit étroitement avec sa mère. Pour lui, l’eldorado c’est cette Belgique où travaille Troisfontaines – qui de son côté veut se répandre aux États-Unis. En rigolant, il dit à Goscinny de venir le voir s’il passe par Bruxelles. Goscinny le prend au mot. Déçu par cette Amérique où il ne trouve pas de travail, il embarque au début des années cinquante et se rend en Belgique présenter son dossier à ce fameux Troisfontaines. Il est reçu par son directeur artistique, Jean-Michel Charlier. Troisfontaines, tout surpris de le voir, ne sait quoi faire de lui. D’autant que Goscinny n’est pas un très grand dessinateur comparé à ceux de leur écurie de l’époque. Mais Charlier détecte la qualité de ses scénarios. Ils le font poireauter près d’une année avant de l’envoyer chez le beau-frère de Troisfontaines, Yvan Cheron, qui finit par publier dans un supplément belge, La Wallonie, le fameux Dick Dick’s. Petit à petit, Goscinny s’incruste dans cette World Press qui, par chance, a ouvert un bureau aux Champs-Élysées, où il rencontre Albert Uderzo. Troisfontaines, toujours en plein rêve américain, renvoie Goscinny à New York créer un journal télé, absolument absurde, TV Family. Il espère en faire son cheval de Troie pour s’implanter à New York. Leur projet est tout de suite écrasé par la concurrence américaine. Cette fois, Goscinny en a vraiment ras le bol des États-Unis et de la difficulté à vivre là-bas.

“Pour Goscinny, aux États-Unis, l’eldorado c’est la Belgique où travaille Troisfontaines”

Finalement, Troisfontaines, bon ou mauvais génie de Goscinny ?
Cette rencontre est à la fois géniale et extrêmement écrasante. Troisfontaines n’a pas toujours les bonnes idées. Il fait ensuite bosser Goscinny dans le magazine Bonnes soirées, où lui et Uderzo s’amusent bien, sous pseudonyme. Mais Troisfontaines les presse comme un citron, ils enchaînent scénarios, dessins… Jusqu’au jour de 1956 où Goscinny monte son fameux syndicat avec Charlier et Uderzo. Troisfontaines finit par le licencier brutalement, lui promettant que les autres retrouveront du boulot, mais lui plus jamais. Et dégage complètement de la vie de René Goscinny.
Que s’est-il passé exactement ?
Des dessinateurs se réunissent pour signer une charte. Une histoire compliquée. Nous avions plein de témoins différents, pas les bonnes dates, les bons endroits. Goscinny était assez évasif là-dessus. Pour reconstituer cette histoire, je suis allée sur place. Vingt-six auteurs étaient présents. Une partie d’entre eux seulement a signé la charte. À l’occasion du second tome, je devrais faire la même enquête pour reconstituer le dramatique face à face de Goscinny avec les auteurs de Pilote en 1968. Mais là, nous sommes encore en 1956.
Savez-vous qui est le traître qui a tout balancé à Troisfontaines ?
Goscinny lui-même a eu la délicatesse et l’élégance de ne pas le révéler. J’ai respecté son point de vue même si, en ayant parlé avec des spécialistes de la question, j’en ai déduit qui ça devait être. C’est bien comme ça.

“Anne Goscinny a créé sa famille, son œuvre littéraire et fait aussi vivre celle de son père”

Le Roman des Goscinny raconte également le parcours de sa fille, Anne. En quoi vous fascine-t-elle ?
Anne fait tout par passion. Sa famille, son écriture, ses hommages, tout. Nous avons passé du temps dans sa propriété en Provence. Ce lieu est ouvert chaque été pendant un mois à tous ses amis, des écrivains, des journalistes. Et, comme le faisait déjà sa mère, elle y accueille des artistes. Anne a agrandi très généreusement le mas acheté par sa mère, en a fait une sorte de village.
Elle a créé sa propre famille, sa propre œuvre littéraire et en même temps fait vivre celle de son père. Malgré une histoire personnelle extrêmement douloureuse, elle a réussi à se reconstruire, être en résilience et même à créer. Anne me fascine. Elle voulait que je réalise cette bio. Je n’y tenais pas du tout. Elle a réussi à me convaincre… (détails dans Casemate 128).

Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°128 – août-septembre 2019.

Le Roman des Goscinny #1/2,
Naissance d’un Gaulois,
Catel,
Grasset,
324 pages,
24 €,
28 août 2019.

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