À l’occasion de la sortie du 27e Blake et Mortimer, dans un dossier de 12 pages, Casemate 140 plonge dans les entrailles de cette fabrique à succès (le tome 25 s’est vendu à plus de 480 000 exemplaires). Suite des interviews des dessinateurs Christian Cailleaux, Étienne Schréder et du directeur éditorial Yves Schlirf.

Dessiner un Blake et Mortimer, une envie de jeunesse ?
Christian Cailleaux : Non, et les bras m’en sont tombés quand on est venu me le proposer. Mais il y a une espèce de raison à cela. L’offre m’a été faite par José-Louis Bocquet avec Jean-Luc Fromental sous le bras. « Nous avons l’idée d’un Blake et Mortimer, et aimerions le faire avec toi. » Je connais ces deux énergumènes depuis très longtemps, et surtout José-Louis Bocquet depuis mes années Casterman, avant même qu’il soit mon éditeur chez Dupuis.
– Pourquoi moi ?
– Parce que c’est dans ton ADN, tu viens de là.
Peu de gens m’ont fait autant plaisir, José-Louis montrait qu’il connaissait le sens de mon travail, ma relation à la ligne claire. Mon amour pour ceux qui en avaient assuré le renouveau, mes aînés, Yves Chaland, Floc’h, Serge Clerc, mon regret de les avoir ratés et du coup ma décision d’explorer d’autres voies, les voyages, ce qui m’arrivait dans la vie. Mais, souvenez-vous, les albums de mes 20 ans sont très ligne claire.
Comment José-Louis Bocquet vous a-t-il convaincu ?
En me disant qu’ils ne cherchaient pas un faiseur, une bête de studio dont le job serait de reproduire du Blake et Mortimer. Mais quelqu’un qui réaliserait un travail d’auteur tout en restant dans les clous, fidèle à l’œuvre.
Comment, habitué à une grande liberté, se lance-t-on dans une aventure bourrée de servitudes ?
Avant de décider quoi que ce soit, j’ai demandé à travailler dans mon coin tout seul. Je me suis préparé, pendant un mois ou deux, faisant des essais, en me demandant si j’en étais capable. J’ai commencé évidemment par me replonger dans ces Blake et Mortimer qui servent de grande référence aux repreneurs, La Marque Jaune et les deux tomes du Secret de la Grande Pyramide. Période de Jacobs qui me convient parfaitement, de la pure ligne claire comme je l’apprécie.

“De nouveau me préoccuper de la viscosité de l’encre, de la plume, chercher le papier idéal…”

Et, là, ce fut comme une révélation. Je revenais à mes premières amours d’enfance, à cette quête de ligne claire, de ligne essentielle. Je devais de nouveau me préoccuper de la viscosité de l’encre, de la plume, de la recherche d’un papier au grain idéal. Un pur plaisir de dessinateur au seul service du trait. J’en éprouvais un plaisir gravement immense. Et me suis alors dit : oui, je pouvais le faire, oui, je voulais le faire.
Faire quoi, Le Cri du Moloch ?
Non, il était alors question que je dessine Huit heures à Berlin, le projet de Bocquet et Fromental, avant qu’il ne soit confié à Antoine Aubin à sa demande (voir Casemate 140). On me propose alors de travailler sur Le Cri du Moloch, conclusion de L’Onde Septimus, écrit par Jean Dufaux, dessiné par Aubin et paru en 2013. Problème, il faut aller vite. Je crois que c’est Étienne Schréder, intervenant de longue date sur Blake et Mortimer – il a entre autres encré L’Onde Septimus – qui proposa un travail à deux : à lui le story-board et les décors, à moi les personnages et les avant-plans.
Ce travail fractionné, une déception ?
Au départ, oui. Mais nous avions envie de travailler ensemble et la conviction que notre trio avec le scénariste Jean Dufaux pourrait être un ticket gagnant.
Connaissiez-vous Jean Dufaux ?
Pas du tout, on ne s’est jamais rencontrés, peut-être croisés en festival, c’est tout.
Comment maîtriser des personnages mythiques ?
Il paraît que les repreneurs vivent l’expérience de manières très différentes. Blake m’est venu assez naturellement, enfin après beaucoup de croquis. Pour Mortimer, ce fut plus long. Ce qui a étonné l’éditeur, car c’est généralement l’inverse chez les autres dessinateurs. Étienne et moi tenions à revenir à une ligne claire essentielle, simple, sans fioritures, sans petites hachures, jouant la simplicité du trait, alors qu’Aubin, par exemple, en rajoute parfois. Je ne parle pas en termes de valeur, mais notre rêve était d’essayer d’atteindre des ambiances semblables à celles des œuvres de Floc’h.
Envie, après ce marathon, d’un album sentant bon le grand large ?
Finalement, les choses se sont assez bien goupillées. Avec la tempête sanitaire que nous vivons, un embarquement aurait été problématique. Et puis, dans le domaine maritime, j’ai déjà bien donné. Il est donc temps de passer à autre chose. Enfin, quand j’aurais terminé Ray Banana (voir Casemate 140).

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°140 – novembre 2020.


Ces fans très inattendus

Comment expliquez-vous le succès de cette série ? Cette fascination qui traverse les âges ?
Étienne Schréder : Ma réponse est très simple, je ne me l’explique pas ! Et ce n’est pas faute de m’être posé la question. Il y a bien sûr la réponse bateau, les vieux lecteurs, comme moi, titillés par la peur de mourir, se raccrochent aux séries de leur enfance. Mais ça ne concerne pas les centaines de milliers d’acheteurs, Jacobs n’en a jamais eu autant, et de très loin !
Alors ?
Lors de mes rares dédicaces, je pensais n’avoir devant moi que des vieux nostalgiques, à mon image. Surprise, j’ai découvert des jeunes – 20-25 ans – qui connaissent leurs Blake et Mortimer sur le bout des doigts et se révèlent parfois les gardiens du temple les plus virulents. Je dirais bien que les héros des comics sont immortels, mais eux se renouvellent tous les dix ans environ pour bien coller à chaque nouvelle génération. Ce qui n’est pas vraiment le cas de Blake et Mortimer.


Yves Schlirf : En BD, les analyses de marché, de motivation d’achat, n’existent pratiquement pas. On a rarement réalisé des analyses sur des séries ou un des personnages. Dommage. Mais je me souviens, à l’occasion d’un concours sur Instagram, d’avoir reçu des messages de jeunes montrant des photos d’eux en train de lire un Blake et Mortimer. Il y a peu, lors d’un déjeuner, j’ai vu un enfant de 5-6 ans arriver avec un Blake et Mortimer. J’hallucinais.
C’était peut-être pour vous faire plaisir !
Je pense plutôt qu’il y a un passage de relais entre générations. Des jeunes découvrent la série dans la bibliothèque de leurs parents et parfois la curiosité fait le reste. Je me souviens du message d’un garçon me disant avoir découvert la collection de son père lorsqu’il avait 10 ans. Ça lui a plu, depuis, il achète les nouveautés. Après tout, Tintin aussi traverse les générations.


Pinailleur pas mort

Dans L’Onde Septimus, les mauvais esprits à l’œil aiguisé avaient soulevé un cil en découvrant sur les premières cases de la page 41 deux pékins affolés par une multitude de rats leur filant entre les pattes. Selon la méthode jacobsienne, un texte raconte ce que l’on voit sur l’image. Problème, on y parle de rats faméliques alors qu’ils paraissent gras à souhait et pétant de santé.
Rebelote dans Le Cri du Moloch. Planche 14, le Moloch envoie des directs du droit et du gauche dans la cloche qui lui sert de cage, la fendant largement sur un bon mètre. Commentaire : « Un minuscule éclat fissure le verre. » Minuscule éclat remontré dans toute sa splendeur planche 16.
Étienne Schréder : C’est de ma faute ! Je m’en suis rendu compte seulement la semaine dernière, en lettrant les planches originales, muettes, pour une expo. Que faire ? Changer le texte pour l’expo alors qu’il apparaît ainsi dans l’album déjà imprimé ? J’ai préféré ne rien toucher. Pour une réédition, peut-être…


Du Jacobs inédit sauvé du pillage

Comment, en 2021, allez-vous célébrer les 75 ans de l’apparition de l’Espadon dans le n°1 du journal Tintin ?
Yves Schlirf : Nous avons encore la tête sous l’eau suite au Covid et à la préparation des évènements de fin d’année. Dès qu’on aura repris nos esprits, on s’y met. Nous avons prévenu la force de vente et on va en discuter avec tout le monde, Sente, Dufaux, toute l’équipe dont évidemment Schréder, notre conseiller de l’ombre. Peut-être lancerons-nous une collection de sérigraphies, ou de statuettes.
Rien de plus précis ?
Si, la réédition, dans notre collection journal de Tintin, des deux Espadon tels qu’ils ont été publiés dans le magazine. Depuis qu’une nouvelle Fondation Jacobs est gérée par la Fondation du roi Baudouin à Bruxelles, nous avons accès à ses documents. Enfin, à ceux qui n’ont pas été pillés*.
Où en est l’enquête ?
Elle continue et on s’attend à du nouveau bientôt. J’ai récupéré des documents de Jacobs jamais publiés qu’on trouvera dans ces rééditions anniversaires.
* Qui a trahi Jacobs ?, Casemate 108, novembre 2017.

Les Aventures de Blake et Mortimer #27,
Le Cri du Moloch,
Christian Cailleaux & Étienne Schréder,
Jean Dufaux, d’après Edgar P. Jacobs,
Éditions Blake et Mortimer,
15,95 €,
20 novembre 2020.

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