À la une de Casemate 131 (chez votre marchand de journaux en décembre 2019), la remise en selle du célèbre lieutenant de Fort Navajo ! Six pages d’interview des repreneurs, Christophe Blain au dessin, Joann Sfar à l’écriture. Et quatre planches commentées. Il restait aux auteurs pas mal de choses à dire. Blain sur le rôle des femmes dans le western, par exemple. Sfar sur deux personnages, experts du mensonge. Un bonimenteur professionnel et un prédicateur biblique. Devinez lequel nous pourrit le plus la vie…

Vous maltraitez le pauvre Blueberry. Auriez-vous hérité du sadisme de Giraud, qui le truffa de plomb plusieurs fois ?
Christophe Blain : Non, j’ai pour lui une énorme tendresse, comme tous ceux qui l’ont découvert petits garçons, qui s’y sont identifiés. Blueberry, c’est un pote, un oncle un peu déjanté qui tranche avec le père qui empêche de faire des conneries. Qui montre des trucs un peu rock’n’roll. Un oncle avec le côté sympa d’un Belmondo.
Vos souvenirs de Jean Giraud ?
Chaque fois que je l’ai rencontré, je l’ai trouvé hyper facétieux, très drôle. On déconnait à mort. Nous lui disions qu’ados, sans lui, on se serait suicidé, qu’il était notre horizon, notre rockstar. Son travail influençait même énormément les dessinateurs qui, comme moi, ne suivaient pourtant pas sa voie. Ce que je trouvais très mortifère. Même éloigné de son travail, il restait notre modèle. Il m’a proposé le projet Blueberry 1900, mais sûrement pas qu’à moi ! Puis en 2004 cinq pages de Blueberry pour Pilote. Avant de vite oublier tout ça.
Comment vivait-il ce statut de dieu vivant ?
Avec beaucoup d’humilité un peu feinte. C’était un malin. Généralement, il complimentait tous les dessinateurs qu’il rencontrait. Son grand cru : « J’adore ce que tu fais, ce que tu dessines là, moi, j’en serais incapable ! » Et le mec repartait en roulant du cul. Un autre auteur a été fondateur pour moi, Jean-Claude Mézières, ancien cow-boy et dessinateur de Valérian et Laureline. Je parlais beaucoup avec lui. J’ai voulu lui présenter mes planches de Lieutenant Blueberry en exclusivité, mais un bouclage serré m’en a empêché. Je vais réparer ça très vite.

“On ne peut comprendre les USA en ignorant la chape de plomb évangéliste qui écrase tout” — JOANN SFAR

Comment allez-vous vous sortir de cette histoire d’automates champions de poker et de tir rapide ?
Joann Sfar : C’est drôle, je ne me pose pas du tout la question ainsi. Toutes mes bandes dessinées parlent de la parole, du discours. Du discours vrai, du discours qui ment. Et du sacré. Le mensonge du type qui divertit tout le monde avec ses automates est bien inoffensif. Celui du prédicateur, beaucoup plus dangereux. Les deux se retrouvent enfermés dans le même fortin. Les deux ont la chance de savoir s’adresser aux foules, chacun à leur façon. Le lecteur va passer tout l’album à se demander comment fait le montreur d’automates pour mentir. Sans se demander comment fait le prédicateur pour avoir tant d’emprise sur les gens. Un des enjeux importants de ce diptyque est là. Opposer deux mensonges. Le mensonge du dramaturge, du romancier, du narrateur. Et le mensonge biblique qui nous pourrit la vie à tous.
De nombreux noms de colons sont-ils juifs ?
Non, bibliques. Et portés par les membres d’une communauté de fanatiques qui exploite une mine bien épuisée. Je pense à Johnny Cash racontant que, durant son enfance, on l’envoyait prier tout le temps, à ce père soi-disant très religieux qui battait ses gosses. On ne peut comprendre les États-Unis si on ne prend pas en compte cette chape de plomb évangéliste, moraliste, qui écrase tout. L’histoire du colonialisme est indissociable de cette terrible pression religieuse. Christophe et moi avons voulu tordre le cou à la notion de sauvages. Pour nous, les sauvages sont les évangélistes. Le nôtre – vous le verrez dans le deuxième tome – aura un rôle très trouble jusque dans l’intimité de Blueberry, du commandant du fort et de son épouse. Du genre à vous demander comment vous baisez.
Pourquoi cet automate modèle vieille dame tirant plus vite et mieux que Blueberry ?
Simplement par envie de voir Blueberry mis minable par une femme. L’épisode participe à sa déstabilisation.

“Joann imagine que les mineurs rejoignent le fort. Point. Je trouve cela un peu trop simple…” — CHRISTOPHE BLAIN

Ce genre d’automate existait-il à l’époque ?
Le champion d’échec était finalement un nain caché dans une défroque. Il existait des poupées qui parlaient avec une sorte d’Hygiaphone et de rouleaux enregistreurs. Elles nous ont paru trop steampunks. Certains autres étaient tellement incroyables qu’on les a aussi écartés.
Évidemment, l’album regorge de clins d’œil.
Un exercice délicat. Christophe reprend des cadrages célèbres, invite des acteurs connus – j’ai demandé une Claudia Cardinale, un de mes fantasmes, lui a ajouté une Brigitte Bardot –, mais sans jamais tomber dans le second degré. Nous sommes au cœur d’une vraie tragédie, donc on ne rigole pas. Ce western est aussi un enterrement de première classe du western. On a conscience d’être à la fin de ces héros-là. C’est sans doute la dernière fois dans l’histoire de l’humanité qu’on peut se permettre d’avancer un héros masculin, seul sur un cheval avec ses flingues. Peut-être est-ce tant mieux. Nous montrons la solitude d’un homme qui commence à prendre conscience qu’il ne sert plus à rien.
Des récitatifs doublonnent avec les images. En souvenir de votre Blake et Mortimer mort-né ?
Le Chat du Rabbin est tout entier écrit en récitatifs. J’en mets partout. Ce qui agaçait Christophe. « Enfin, Joann, c’est du Prince Vaillant ! » Faut comprendre, moi quand on me demande de faire sérieux, je pense effectivement à Prince Vaillant ou Blake et Mortimer. Je suis donc capable d’écrire : « Et le lieutenant entra dans la pièce… »
Blain : Joann avait écrit une histoire beaucoup plus binaire. Ainsi, il imaginait que les gens de la mine se réfugiaient au fort. Cela donnait une image forte d’individus fantomatiques. Sa passion des belles images était satisfaite. Oui, mais moi, westernien, j’imagine aussitôt que cette cohorte va mettre du temps à rejoindre le fort. Ils ne font pas le trajet en métro, bus ou téléportation mais à pied. Donc vu les distances, il y a un gros risque que les Apaches leur tombent dessus pendant le trajet. Il me faut donc imaginer ce qui peut retarder leurs poursuivants. Ce qui, de fil en aiguille, enrichit notre histoire. D’autant que depuis Gus, j’ai découvert adorer ces histoires de pistards.

“Un nouvel album Astérix, c’est bon pour tous… sauf si on l’achète dans une grande surface !” — JOANN SFAR

Avez-vous conservé votre scénario Blake et Mortimer ?
Sfar : J’en ai même plusieurs. J’ai écrit le premier avec David B. avant la sortie des Ted Benoit, à la demande de Didier Christmann, alors chez Dargaud. Nous avions placé le duo dans le Berlin de l’immédiate après-guerre où se cachaient des nazis. Quelque chose de très mystique, très sérieux. Quelques années après, cette fois sous l’égide de Philippe Ostermann, j’en ai écrit un pour Émile Bravo. Des Américains cherchaient à enrôler des savants atomistes nazis. Avec déjà cette idée, revenue dans Lieutenant Blueberry, que chacun suive les règles de sa profession. Blake, le militaire, obéissait aux ordres. Mortimer, le savant, se permettait de juger moralement ce qu’on leur demandait. Je ne sais même plus pourquoi cela ne s’est pas fait. Quelques années plus tard, avec ma société de production, j’ai acheté les droits de Blake et Mortimer pour en faire un dessin animé. Avec Mathieu Sapin, nous avons réfléchi à des aventures de Blake et Mortimer se déroulant de nos jours dans une Europe alternative au jeu géopolitique totalement différent, avec ses propres guerres. Et en utilisant toutes ces choses modernes qui nous fascinent, comme les drones.
C’est marrant, pour tous ces projets, on ne m’a jamais dit clairement « non ». Peut-être finalement réclamaient-ils une énorme énergie que nous n’avions pas. Je suis persuadé que, pour reprendre un mythe, il faut éprouver pour lui une passion intime, profonde. J’ai eu la chance de vivre ces expériences sur Gainsbourg, Brassens, Le Petit Prince. Lieutenant Blueberry est né parce que je me suis accroché à la passion de Christophe Blain.
Pourriez-vous écrire un Blueberry pour quelqu’un d’autre que Christophe ?
Ah non ! Autant je rêvais depuis toujours de scénariser un Corto Maltese, autant la seule raison pour laquelle j’ai accepté de m’attaquer au monument Blueberry s’appelle Christophe Blain. Blutch et lui occupent les premières places dans mon panthéon d’auteurs francophones. Suivis de David Prudhomme, Dominique Bertail, Nicolas de Crécy… Lorsque j’ai fait la connaissance de Christophe, en 1993, la première chose qu’il m’a montrée, ce fut ses Blueberry dessinés alors qu’il avait une quinzaine d’années. C’est sur cela que j’adore travailler : les fascinations des gens.
Sortir un Chat du Rabbin le lendemain d’Astérix, était-ce une bonne idée ?
Nous n’avons pas, dans le domaine de la bande dessinée, ce genre de concurrence. Au contraire ! La publication d’un Astérix est bon pour tout le monde, puisqu’il fait entrer les gens dans les librairies. Par contre, je n’ai pas raté l’occasion, dans chaque émission où j’étais invité, de rappeler aux lecteurs d’acheter leur Astérix dans une librairie indépendante. Dans une grande surface, cela n’aide personne dans le métier.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL et Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°131 – décembre 2019.

Une aventure du lieutenant Blueberry #1/2,
Amertume apache,
Christophe Blain, Joann Sfar,
Dargaud,
62 pages,
14,99 €,
19,99 € (n&b),
6 décembre.


Femmes des années 50…

Bimhal la jeune tueuse et Ruthy l’amoureuse de Blueberry sont des femmes fortes. Une exception dans l’Ouest ?
Christophe Blain : Sûrement pas. Il y a eu plusieurs époques dans le western. Ma préférée est celle des années 50. Ces films-là ne sont pas machos. Ainsi tous ceux de John Ford. Dans La Prisonnière du désert, par exemple, les femmes ont un rôle en retrait par rapport à l’action, mais font preuve d’une dignité incroyable. Intelligentes, elles comprennent généralement beaucoup mieux ce qu’il se passe que les hommes, ces êtres perdus sans elles, toujours errants, toujours en souffrance. John Ford les montre assumant totalement les dangers auxquels elles sont confrontées, soutenant les hommes et ayant l’intelligence du cœur. On pourrait évoquer Johnny Guitare où Joan Crawford incarne une tenancière résistant à la rapacité de gros éleveurs. Et tant d’autres films… Je mettrai à part Quarante tueurs, où Barbara Stanwyck campe une cheffe de bande dans ce western, un des plus extraordinaires qui existent, hyper vif, ultra-violent pour les années 50, bourré d’images choquantes, de tensions sexuelles et tourné en quinze jours en noir et blanc par Samuel Fuller. Le frère y est amoureux de la sœur. C’est quasiment du Buñuel.
On se souvient de westerns plus modernes moins respectueux des dames !
Bizarrement, le genre a viré macho lors de la libération sexuelle. Dans les années 60, notamment dans les westerns italiens, les femmes deviennent des objets sexuels toujours à moitié à poil. Ce sont des putes – ainsi Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l’Ouest – ou des mamans. Attention aux films de Sam Peckinpah, profondément misogynes. Chaque fois que ce réalisateur, genre misogyne agressif, traitait du viol, soit les victimes l’avaient bien cherché, soit, au fond, elles aimaient bien.


Le plus grand ranch ? À Hawaï

Qu’êtes-vous allé faire à Hawaï ?
Joann Sfar : Arte m’y a envoyé trois semaines pour être filmé dans ma recherche du ukulélé de mes rêves. J’ai obtenu que la chaîne ne me paie pas, mais que je puisse emmener Louise, mon amoureuse. Problème, dès que je suis quelque part et que je dispose de crayons, je dessine. Hawaï ! est donc le récit intime de notre aventure là-bas. Personne n’est au courant, mais le plus grand ranch des États-Unis est à Hawaï. Les plus grands volcans du monde sont à Hawaï. Évidemment – je ne peux m’en empêcher –, c’est politique du début à la fin. J’y parle des problèmes d’identité des Hawaïens. Problèmes tellement différents des nôtres que ça nous change un peu. Les Hawaïens sont à la fois tout à fait au courant de leur histoire, des saloperies que les Américains leur ont faites, et en même temps très fiers de faire partie des États-Unis. Une situation très paradoxale.
Hawaï !, Joann Sfar, Gallimard, 420 pages, 29,90 €, dispo.

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