Épais cahier consacré aux continuateurs de Jacobs, dans Casemate 130 (daté novembre 2019). Un premier dossier donne la parole à l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine qui, avec son fils Laurent, publie une biographie décoiffante d’Olrik (4 pages). Dans une seconde partie, le scénariste Yves Sente raconte les dessous de la fin de La Vallée des Immortels (4 pages) tandis que les deux dessinateurs néerlandais de ce diptyque, Teun Berserik et Peter Van Dongen, qui se sont partagé le travail, commentent chacun deux planches. Il leur restait, à tous, encore quelques petites choses à dire. Les voici.

Quand vous êtes-vous connus ?
Teun Berserik : En 1992, à La Haye. Un ami de Peter, Martijn Daalder, écrivait un scénario comique Cat Banda pour le magazine SjoSji et voulait que Peter le dessine. Celui-ci n’ayant pas le temps, très occupé par Rampokan, ils sont venus me voir. Peter s’est chargé du découpage, j’ai dessiné la première histoire. L’éditeur a fait faillite sitôt après, me laissant sur les bras une seconde histoire complètement crayonnée…
Aviez-vous déjà publié, en France, dans l’univers ligne claire ?
Oui, en 1991 dans l’hebdo Tintin. Une histoire de sept ou huit pages, réalisée sous l’œil vigilant de Bob de Moor. L’idée était de réaliser ensuite un album. Hélas, Bob est tombé malade et est décédé peu après. Un de mes grands regrets, même si, depuis, j’ai publié des BD dans des tas de publications.
Et comment vous êtes-vous retrouvés sur Blake et Mortimer en double commande ?
Peter Van Dongen : Des années auparavant, sachant que Dargaud recherchait des dessinateurs capables de dessiner dans la lignée de Jacobs, l’éditeur belge Éric Verhoest leur avait donné mon numéro de téléphone. Un jour, le dessinateur néerlandais Theo Van Den Boogaard (Léon la Terreur), à qui on avait commandé une page d’essai, me demande un coup de main. Occupé à mes propres projets, en ayant un autre avec Ted Benoit, j’ai branché Theo sur Teun Berserik. Cette page d’essai a été rejetée par Dargaud.
Berserik : L’éditeur Hansje Joustra (Oog & Blik) m’a conseillé de ne pas abandonner. Peter et moi avons alors décidé de nous présenter en tant qu’équipe. J’ai écrit une lettre dans mon meilleur français et nous l’avons envoyée avec quelques-uns de nos travaux à Bruxelles. Invités à proposer une planche, nous en avons dessiné deux. Et, cette fois, ça a marché.

“Un premier essai de Teun avec le dessinateur de Léon la Terreur est rejeté par Dargaud…” — Peter VAN DONGEN

Pourquoi avoir adopté le dessin de la Grande Pyramide ?
Van Dongen : Parce qu’il est celui que nous aimons le plus, celui qui se rapproche le plus de notre propre style.
Travaillez-vous tous les deux à la même vitesse ?
Cela dépend. Pour la première partie, nous étions tout à fait égaux. Sur le second tome, Teun a démarré rapidement. Plus tard, j’ai été plus rapide que lui. De quelques pages seulement.
Vous demandez-vous parfois conseil à l’autre ?
Berserik : Pas souvent, finalement, puisque chacun choisit les pages où il se sentira le plus à l’aise, pour lesquelles il se sentira le mieux équipé. 27 chacun. N’empêche, j’aurais adoré dessiner la séquence avec les crocodiles du tome 2. Mais elle revenait à Peter, bien plus à l’aise que moi dans la jungle grâce à sa série Rampokan.
Chacun regarde le travail de l’autre, trouve des détails, comme un bras, une jambe, un visage pouvant être améliorés. Une arme, une voiture, un avion ayant besoin d’être corrigés. Je sens que vous allez me demander quel est mon personnage préféré. C’est le méchant, bien sûr, Olrik. On ne sait jamais trop ce qu’il va faire, de quoi il est capable. Tandis que les bons, eux, sont prévisibles et parfois ennuyeux.
Page 54 du tome 2, une case avec Olrik a un côté Bob et Bobette. Un clin d’œil à Vandersteen ?
C’est vraiment drôle car, si je connais bien sûr Bob et Bobette, je n’ai même pas la moitié d’un album à la maison. Pas même un seul dessin ! Non, j’ai juste imaginé un engin qui ne détonne pas trop avec le Skylantern. Pour m’amuser, j’ai glissé quelques clins d’œil dans ce diptyque. Dont une allusion à des tableaux célèbres. Au lecteur de les trouver.

“En plaisantant, Peter et moi nous disons que notre prochain album pourrait être un Tintin !” – Teun BERSERIK

Qui a dessiné Tchang dans le tome 2 ?
Van Dongen : Moi, mais sans comprendre au départ qu’Yves Sente parlait du Tchang du Lotus bleu. Du coup, je n’ai pas dessiné les bons vêtements. Dès que Sente a vu ma page crayonnée, il me l’a fait corriger.
Après Blake, Mortimer et Olrik vous arrive-t-il, dans vos rêves, d’imaginer qu’on vous propose un jour de reprendre Tintin ?
Berserik : On a déjà plaisanté en se disant que ce serait notre prochain album. Nous ne serions pas les premiers, Bob de Moor, Jacques Martin, Roger Leloup et d’autres ont travaillé sur Tintin… Mais, oui, ce serait merveilleux.
Van Dongen : Oui, j’ai dû rêver, adolescent, d’un jour dessiner Tintin. Mais bon, je suis heureux avec Blake et Mortimer. Un collègue néerlandais m’a dit que cette série représentait mon Saint-Graal. C’est déjà très bien.
Votre prochain Blake et Mortimer sera scénarisé par Van Hamme. Qui fera la couverture ?
Berserik : Nous avons déjeuné avec lui, discuté du scénario. Nous y réfléchissons et ferons de nouveau la moitié des planches chacun. Pour la couverture, Peter et moi n’en avons pas encore parlé. Comme nous nous relayons, ce sera très probablement mon tour, Peter faisant celle de l’édition spéciale. Nous taillerons nos crayons le 1er janvier prochain. Pour l’instant, nous avons besoin d’un peu de repos !
Van Dongen : La couverture ? C’est trop tôt pour dire, haha ! Je ne sais pas, on verra bien.
Van Hamme en parle comme de son meilleur scénario. Cela vous angoisse ou vous fait pousser des ailes ?
Pousser des ailes. Cela m’amuse tant que je ne ressens pas vraiment la pression. Enfin si, quand même un peu…

“Penser que notre B&M suivant sera signé par Van Hamme nous fait pousser des ailes” — Peter VAN DONGEN

Blake et Mortimer vous laisse-t-il du temps pour d’autres travaux ?
Berserik : La série paie les factures, mais j’aimerais bien poursuivre mon Vincent Van Gogh (inédit en France). Mais vu le travail que nécessite Blake et Mortimer, cette envie va rester un rêve pour l’instant. L’éditeur m’a demandé mon âge et a rapidement calculé que j’aurais le loisir de travailler sur au moins huit autres Blake et Mortimer
Van Dongen : Je ne regarde pas plus loin que ce troisième album avec Van Hamme. Peut-être trouverai-je du temps pour mon propre travail. En attendant, après Rampokan – qui se déroule pendant guerre d’indépendance indonésienne –, Dupuis publiera en Aire Libre, et en mars 2020, mon Fichue Famille.
Aux Pays-Bas, Blake et Mortimer sont-ils aussi célèbres qu’en Belgique et en France ?
Berserik : Les propriétaires de deux magasins de bandes dessinées près de chez moi m’ont dit que notre premier tome était leur titre le plus vendu. Malgré cela, les personnages sont moins connus qu’en Belgique ou en France. Peut-être cela va-t-il changer ! Je peux faire mes courses quotidiennes sans être poursuivi par une horde de fans, mais il m’arrive qu’on me tape sur l’épaule, qu’on me demande une dédicace, la date de sortie du prochain album, etc.
Van Dongen : J’ai remarqué un peu plus d’attention de la part de mes collègues. Peut-être même ai-je été reconnu quelques fois dans la rue par de parfaits inconnus. J’ai d’abord pensé qu’ils avaient en tête mon frère jumeau – ce qui arrive souvent ! Mais non, c’était à cause de Blake et Mortimer. Drôle, non ?

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°130 – novembre 2019.

Blake et Mortimer #26,
La Vallée des Immortels #2/2,
Le Millième Bras du Mékong,
Teun Berserik & Peter Van Dongen, Yves Sente,
Blake et Mortimer,
54 pages, 15,95 €,
22 novembre.


De la Ford T au Skylantern

Comment passe-t-on de l’entretien de voitures d’avant 1940 à la BD ?
Teun Berserik : Né dans une famille d’artistes, j’ai toujours supposé que je suivrais le même chemin. Mais comme mon grand-père tenait un garage… j’en ai exploité un durant douze ans. Une activité physiquement exigeante. En outre, la plupart des gens que vous rencontrez parlent exclusivement voitures, comme s’il n’y avait rien d’autre au monde. À la longue, cela devient ennuyeux. La réparation et la restauration de voitures d’avant-guerre ont leurs limites, alors qu’en art, ce que l’on cherche à accomplir se situe toujours derrière l’horizon. Ce n’est pas pour rien que l’artiste japonais Hokusai (La Grande Vague de Kanagawa) a déclaré, à plus de 90 ans, qu’il commençait enfin à comprendre comment monter un dessin !


Quels sont vos modèles anciens préférés ?
Vendredi dernier, lorsque j’ai acheté des pièces pour ma MG TC, le concessionnaire présentait un Riley Monaco 1933 dans son showroom. Un coup de cœur. Mais, quand on possède déjà sept voitures… J’ai toujours aimé la Ford Model A (1928-31) pour sa simplicité, son allure et ce qu’elle représente dans l’imaginaire populaire. La MG K3 Magnette pour son look robuste, idem pour la Jeep et le camion GMC du temps de guerre (dessiné en planche 1 du premier Vallée des Immortels). Très souvent, je suis plus intéressé non par la marque, le modèle de voiture, mais l’ambiance qui l’entoure.
Que ressent-on au volant de ces antiquités ?
Qui n’a jamais conduit une Bugatti n’a vécu qu’à moitié ! Piloter un véhicule d’avant-guerre, c’est quasiment voyager dans le temps.


D’une case BD à la peinture géante

Que préférez-vous dessiner, des petites cases de BD ou vos peintures murales géantes ?
Teun Berserik : J’aime les deux, mais j’avoue que travailler sur des peintures murales me semble plus réel. Là, après quelques jours ou quelques semaines de travail, vous pouvez montrer quelque chose capable d’impressionner vos voisins. La BD est plus une affaire personnelle. Assis tranquillement à votre planche à dessin, vous créez votre propre petit monde.
Que représente votre peinture murale de 4,5 mètres sur 24 exposée au musée de la guerre d’Overloon ?
L’évolution de la bataille d’Angleterre jusqu’au débarquement en Normandie. Ces peintures sont en fait des impressions sur verre donnant l’effet d’un vitrail. Les dessins réels sont réalisés sur des feuilles A3. Avant l’encrage, chacun est agrandi par projection sur de grands rouleaux de papier au format final et dessiné au fusain. Un Spitfire mesurant à peine 12 centimètres de long est agrandi à 1 mètre 60. À cette taille, la moindre irrégularité, le moindre détail manquant saute aux yeux. J’ai dû parcourir de nombreux kilomètres à pied, reculer, regarder, avancer, faire des corrections, reculer à nouveau, regarder, etc. Les dessins finaux ont été scannés et colorés numériquement.

“Un Spitfire mesurant 12 centimètres  de long est agrandi jusqu’à 1 mètre 60” — Teun BERSERIK

Comment avez-vous découvert cet art ?
En 1988, ma sœur et moi avons aidé notre père à réaliser quatre peintures murales de 4 mètres sur 4 pour la communauté de La Haye. En 2012, ces peintures murales ayant presque disparu, il m’a été demandé d’en peindre deux nouvelles. Ce fut une expérience étrange, car mon père n’était plus là pour m’aider. Mais j’ai réussi. En venant de Bruxelles à La Haye en train, on peut les voir, à gauche, juste avant que le train n’entre en gare de Hollands Spoor. Ces peintures murales ont été réalisées en taille réelle, à la peinture acrylique. Pour éviter que les couleurs ne s’estompent comme celles de mon père, les panneaux ont été scannés et des tirages de l’image fixés sur les façades.


Cherchez les différences…

Peter Van Dongen a réalisé les pages 03, 06, 07, 08, 09, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 18, 19, 24, 25, 26, 27, 30, 31, 33, 35, 44, 45, 46, 47, 48 49 (et toute la mise en couleurs).
Teun Berserik a réalisé les pages 04, 05, 16, 17, 20, 21, 22, 23, 28, 29, 32, 34, 36, 37 38, 39, 40, 41, 42, 43, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56.


Jamais trop à lire !

Fidèle à vous-même, les textes de ce Blake et Mortimer #26 sont toujours aussi copieux. Les lecteurs apprécient-ils tous d’avoir tant à lire ?
Yves Sente : Certains viennent me dire qu’ils aiment bien mon travail. Ce qui satisfait mon ego. Puis ils ajoutent : « Avec vous, je sais que j’en ai pour au moins une ou deux heures de lecture. » Comme s’ils achetaient au kilo… Je prends cela pour un compliment. Au temps du Journal de Tintin, qui publiait une page de leur histoire par semaine, Jacobs, Martin et les autres densifiaient leurs textes, donnaient aux lecteurs un maximum de lecture. Plus tard, Tardi raconta qu’il n’hésitait jamais à mettre du texte sur ses planches parce qu’il savait que, le temps de le lire, l’œil s’imprégnait de son dessin. Je suis intimement persuadé qu’il a toujours raison. Que chaque Tintin comporte 62 planches en moyenne avec 14 ou 15 cases par page n’est pas pour rien dans son succès. On ne lit pas un Tintin en un quart d’heure, il faut lui consacrer du temps. S’imprégner de son ambiance, de son dessin, oublier ses soucis, rentrer dans ses histoires comme dans un roman. Aujourd’hui, les romans graphiques aux cases plus simples sont aussi plus épais. Donc je trouve cela très bien. Mais dans les années 70-80, des albums de 46 planches se lisaient en dix minutes. Malgré la beauté du dessin, l’œil et le cerveau veulent savoir ce qui va arriver, donc lisent très vite.
Une bonne, une belle BD se relit !
Oui, mais l’opinion se forge dès la première lecture. Je sais que les fans de Blake et Mortimer aiment passer une heure ou deux sur un album. Et prendront encore du plaisir en le relisant, tant Peter et Teun remplissent leurs cases de décors magnifiques.


BD bourgeoise ?

Socialiste, avez-vous l’impression que la BD est mieux perçue par les gens de gauche que par ceux de droite ?
Hubert Védrine : Je ne crois pas. Le monde politique n’a rien d’homogène. Au sein de la gauche, vous trouvez trente-six courants, pareil à droite. C’est plutôt une affaire de génération.
Laurent Védrine : Je me méfierais d’un homme politique qui ne lit pas de bande dessinée, qui me sortirait un discours genre : « Voyons, c’est un art mineur, un truc pour les enfants, moi je ne lis que les classiques. » Maintenant, il existe aussi des clivages sociologiques. Des amis, voyant les Blake et Mortimer chez moi, m’ont lancé : « Tiens, tu lis de la BD bourgeoise ? »
Hubert : Jacobs n’aimait pas Reiser, contrairement à moi. Et j’étais très copain avec Wolinski.
La BD entrait-elle dans la culture d’un François Mitterrand ?
Non, ce n’était pas le truc de cet homme né en 1916. Son immense culture était essentiellement littéraire, classique, française et européenne. Je ne l’ai jamais entendu parler d’une BD. Il n’a pas eu une phrase, comme de Gaulle citant Tintin comme son seul rival international. Nous n’en avons jamais parlé, mais je pense que durant son enfance, à Jarnac, entre 1916 et 1930, on devait trouver bien peu de BD. Ce fut vraiment l’affaire de la génération suivante.

Olrik,
La Biographie non autorisée,
Hubert & Laurent Védrine,
Fayard,
210 pages,
20 €,
dispo.

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