Bug, troisième tome de sa série à succès (cinq annoncés officiellement, mais peut-être bien plus) est l’occasion pour Enki Bilal de parler de sa grande peur : que la mémoire artificielle, immédiatement disponible, offerte par internet ne nuise à la connaissance de notre passé. Et nous fasse oublier les grandes leçons du 20e siècle. En particulier ce que furent des dictateurs tels Hitler ou Staline. Une peur très actuelle, à l’heure de la tragédie ukrainienne, qu’il développe dans Casemate 155 (en vente). Suite et fin de son interview.
Touché par le Covid-19, comment allez-vous ?
Enki Bilal : Affection confirmée par un test PCR. C’est une grosse crève d’une semaine. Je suis vacciné et ne considère pas cela comme une atteinte à ma liberté. Et n’adhère en rien aux théories complotistes lourdingues qui traînent dans certaines têtes. Même si, en tant que scénariste, je pourrais imaginer les pires situations !
Comment avez-vous vécu le confinement ?
J’ai trouvé l’expérience intéressante, heureux de découvrir, sur ma terrasse parisienne, des oiseaux que je n’avais jamais vus. Je développais des tas de projets dans une espèce de quiétude assez étrange. Et pas désagréable. C’est délicat à dire, car je suis conscient que la grande majorité des gens a énormément souffert : être obligé de rester chez soi quand on n’est pas correctement logé est une terrible punition.
Dans Bug, tout tourne autour de la relation entre Obb et sa fille. Vous n’avez pas d’enfant, est-ce volontaire ?
Étant contre les autofictions, n’attendez pas que je raconte ma vie ! Le hasard a fait que je n’ai pas eu d’enfants. J’ai sans doute raté des choses, mais profité d’une réelle liberté. La paternité ne m’a jamais manqué, mais je comprends parfaitement ce que peut être l’amour filial. Et je ne le mets pas au centre de cette série par envie de rattraper quoi que ce soit.
Comme Jean-Claude Mézières (1), n’avez-vous pas été pillé par le cinéma et Ridley Scott en particulier ?
Ni pillé ni volé. Les productions hollywoodiennes guettaient les sorties de chaque Métal Hurlant et autres magazines ou albums d’auteurs français dits d’imaginaire ou de science-fiction. C’est de bonne guerre. Disons que, comme d’autres, Moebius entre autres, j’ai inspiré Ridley Scott qui a demandé à me rencontrer lors de la sortie de Blade Runner. Ce n’est pas rien ! J’ai pris cela comme un hommage, ce qui m’a fait plaisir. C’était réciproque. J’ai dit à Ridley Scott que Les Duellistes, son premier film datant de 1977, m’avait aussi inspiré. Une oeuvre visuellement magnifique, même si le Consulat n’est pas mon époque préférée. Nous nous servons tous les uns des autres, nous transmettons une certaine motivation, une émulation. Et cela ne fonctionne pas seulement à travers des images fortes. Certains livres, certains textes m’ont énormément marqué. J’en ai tiré mes propres visions. Je noterai simplement que George Lucas n’a, à ma connaissance, jamais demandé à rencontrer Jean-Claude Mézières.
“Et m’être fait vacciner n’a pas porté atteinte à ma liberté…”
Votre premier contact avec la pellicule ?
Rêvant de tourner un film, je pensais devoir commencer par un court-métrage. J’avais lancé l’idée suivante auprès de Tardi, Nicollet, Moebius… j’en oublie : cherchons un thème que chacun traiterait en un court-métrage d’une dizaine de minutes. À l’arrivée, j’étais le seul à avoir écrit quelque chose. Bunker Palace Hôtel, version court-métrage. Un agent organisa un dîner avec Maurice Bernart. Cet important producteur de cinéma d’auteur m’expliqua que le projet l’intéressait, mais pas pour un court-métrage qui lui coûterait de l’argent pour un film que personne ne verrait. Par contre, il était partant pour un long-métrage. Bunker Palace Hôtel, 1h35, est sorti en 1989.
Comment jugez-vous le départ de la France du Mali ?
Les Chinois sont déjà en Afrique, les Russes arrivent. Des gens très pragmatiques, des joueurs d’échecs cyniques. L’Europe a encore une fois mal joué. La France a assuré l’essentiel de la sécurité au Mali. Mais sans unité, cohésion européenne. Donc sans suffisamment de volonté, de détermination. C’est triste.
Le Brexit, une chance pour l’Europe ?
En tout cas, les Anglais ont choisi leur camp. Les Anglo-saxons ne comprennent pas notre passion pour la laïcité qui pour moi représente l’essence même de la culture française. Ils pratiquent le communautarisme qui est en train de s’imposer chez nous. Je le juge dangereux, tout en défendant le droit des gens à vivre leur religion librement, dans des mosquées comme dans des églises. Je suis depuis longtemps un partisan du métissage dont les communautaristes ne veulent pas, cherchant au contraire à préserver une sorte de pureté racialiste. Cela me terrifie.
“La volonté des communautaristes de garder une sorte de pureté racialiste me terrifie !”
Pourquoi parrainez-vous une promotion de l’Académie de Bande Dessinée Delcourt ?
Maximilien Chailleux, son directeur, me l’a proposé. Je ne pouvais pas refuser ! J’accepte volontiers de transmettre mon expérience, mes envies. Je rencontrerai les étudiants pour la première fois courant mars, lors d’une visite de mon exposition au Musée de l’Homme (2). Cela me semble un excellent contexte pour un premier échange. J’espère les motiver, comme Ridley Scott m’a motivé en me disant que mon travail lui avait plu.
Suivez-vous de jeunes auteurs ?
J’avoue être un peu largué. Depuis un ou deux ans, à part les albums que les copains m’envoient, je lis très peu de bandes dessinées. Pour preuve, le dernier auteur que j’ai vraiment apprécié, soutenu, s’appelle Bastien Vivès, pas vraiment un débutant ! Je suis donc mal placé pour juger de l’évolution actuelle de la bande dessinée. Mais disons que la mode de l’autofiction et du sociétal basique dans le roman graphique ne m’excite pas outre mesure.
N’avez-vous pas travaillé avec le père de Bastien Vivès sur un film de Resnais ?
Oui, pour La vie est un roman (1983). Peintre et matte-painter, il m’a aidé à transposer mes dessins sur verre. Je n’imaginais pas que son fils deviendrait un grand auteur-dessinateur. Bastien et moi nous sommes en fait connus en nous croisant chez Casterman. Depuis, bien des talents m’ont échappé. Le précédent à s’être autant imposé à moi fut Nicolas de Crécy. C’est dire si cela remonte loin !
Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°155 – mars 2022.
1. Dans Casemate 155 (en vente), Pierre Christin et dix Grands Prix d’Angoulême, dont Enki Bilal, rendent hommage au dessinateur de Valérian et Laureline, disparu le 23 janvier à 83 ans.
2. Bilal – Aux frontières de l’humain. Du 16 mars au 13 juin. Foyer Germaine Tillion – Musée de l’Homme, 17, place du Trocadéro, Paris (16e), museedelhomme.fr.
Bug #3,
Enki Bilal,
Casterman,
74 pages,
18 €,
16 mars 2022.