Enquêter sur la mise en place secrète d’Astérix ? Le rédac chef de Casemate avait prévenu : “Astérix et périls ! Personne ne parlera” Va savoir ! 2 millions d’exemplaires (5 pour toute l’Europe) ont déferlé sur l’Hexagone le jour J à l’heure H comme Hachette. Une fois encore, la machine de guerre de la distribution a mené à bien une mission préparée de longue date.
Branle-bas de combat dans le landerneau de l’édition et toute la chaîne du livre : 2019, tous les deux ans ça recommence, est une année en “A”, A comme Astérix. Coucou les revoilou, l’énervé moustachu et son boulet de tailleur de menhir, toujours pas à une gaffe près, déclinés pour la quatrième fois par le tandem Jean-Yves Ferri-Didier Conrad depuis qu’Albert Uderzo a décidé de filer des jours tranquilles et de profiter d’un repos (relatif) bien mérité. Relatif, parce que la rumeur lui prête encore – on ne prête qu’aux bosseurs de fond – une supervision plutôt pointilleuse des planches des aventures du Gaulois le plus célèbre d’Europe. Et même, bien en amont, du scénario.
Pour le 38e opus de la saga des héros du petit village qui résiste à l’occupant romain, l’intrigue a été recentrée sur la communauté. « Nous avons souhaité prendre pour point de départ le fameux “Nos ancêtres les Gaulois”, sauf qu’on ne sait pas très bien qui sont leurs ancêtres ! », dixit Jean-Yves Ferri.
“Chaque jour, de 100000 m2 de stockage un peu partout en France, partent près de 20000 colis”
Depuis quelques mois déjà, des microfuites, genre gouttelettes, savamment distillées par les éditions Albert René en pleine paranoïa marketing (« Si tu parles à la presse, tu es mort ! »), ont permis de savoir que le héros de cet album serait plutôt du genre héroïne (ce n’est que la quatrième fois depuis les débuts d’Astérix). Le tendron ne supporte pas son prénom qu’elle trouve ridicule. Sous-genre : rebelle angoissée. Et il y a de quoi ! L’adolescente nattée aux courbes déjà rondes et au langage cash n’est autre que la fille du grand Vercingétorix, un peu défait à Alésia par le non moins grand César en 52 av. J.-C.* Lequel, rancunier tenace, entend bien « niquer sa race » à la fille du résistant suprême de la gauloiserie-unie-comme-un-seul-homme-derrière-son-chef-dans-l’adversité. Et de mobiliser pour ce faire toutes ses caligæ (sandales lacées) à clous – ancêtres de la police musclée – pour retrouver dare-dare l’irréductible donzelle parée d’un bijou-symbole, émouvant héritage de son héros de papa, dont on soupçonne qu’il doit bien recéler quelques pouvoirs secrets. Sinon, pourquoi César se décarcasserait-il ?
Entre la miss et l’imperator : nos deux emblématiques casseurs de Romains, torses bombés et bras croisés, gonflés au sanglier mironton sauce Panoramix, font barrage de leurs corps face aux assaillants. No pasarán !
Le village se trouve au centre d’une histoire construite sur un « thème de société », dixit Ferri. D’aucuns se réjouissent de voir les auteurs renouer avec un vrai sujet. Certains ont cru déceler une allusion au mouvement #MeToo… À vous de juger.
“Plateformes gardées jour et nuit par des chiens, cohortes de camions du 38 t au modeste J7…”
Qui va gagner ? Le savoir coûte 9,99 euros. En l’achetant, vous apportez votre obole à l’énorme machine mise en place sur un mode quasi militaire. Rotatives européennes, italiennes à coup sûr, espagnoles peut-être, allemandes et françaises, mobilisées pour assurer tirage et brochage de quelque 5 millions d’exemplaires, plateformes de distribution gardiennées jour et nuit par des équipes cynophiles (on en a vu), cohortes de camions (du semi-remorque 38 tonnes au modeste J7) en veux-tu en voilà, et surtout : « Silence dans les rangs ! » Le premier qui parle a tout faux. Et le dernier du bout de la chaîne, modeste kiosque à journaux sur la promenade des Anglais (Nice – 06), qui aurait pu avoir la mauvaise idée de mettre en vente l’aventure tant attendue avant l’heure H, comme un voisin libraire il y a quelques années, rompant ainsi délibérément le pacte de confidentialité signé avec Hachette, se serait exposé à de terribles représailles.
Les vendeurs de tout poil respectent la règle du jeu. Bien sûr, elle agace le petit monde des curieux de la presse spécialisée ou non, mais, comme le résumait un ancien directeur commercial de chez Hachette, connu pour son excellent relationnel auprès des revendeurs : « Tout repose sur l’effet de surprise ! » Et d’égrener les ingrédients de la recette maison : « Le public, “chauffé” par une campagne judicieusement conduite doit tout ignorer du nouveau titre jusqu’à sa mise en place. Pour garder le secret, il faut réduire la logistique à son minimum, limiter le nombre d’intervenants, appliquer un black-out total et lancer l’opération le plus tard possible. » À quelques entorses près, on en est toujours là presque vingt ans après. Et comme Astérix fonctionne aussi sur le comique de répétition, le rolling-gag made in Hachette roule toujours (amassant pas mal de mousse en passant). On ne change pas une formule qui gagne.
“Le public est chauffé par les microfuites des éditeurs en pleine paranoïa marketing”
L’ultime coup de pinceau sur la dernière planche a été appliqué le 6 juin. Après l’impression (une dizaine de grosses rotatives mobilisées en France et dans les différents pays européens), direction les entrepôts où sont préparées les commandes assorties des matériels de PLV (publicité sur le lieu de vente) nécessaires à la mise en valeur des albums chez les gros revendeurs.
Les hangars de stockage de Maurepas (78) et Balizy-Longjumeau (91), véritables centres névralgiques de la distribution Hachette, arrosent toute la France au nord de la Loire. Celui de Nantes (44) se charge de l’Ouest et du Sud-Ouest, Lyon (69) couvrant l’Est et le Sud-Est. Au total, 100 000 m2 où peuvent être manipulés un million d’ouvrages chaque jour et d’où partent quotidiennement près de 20 000 colis. Mais il faut parfois trouver des sites complémentaires, car l’opération se déroule en pleine quinzaine des prix littéraires : ça se bouscule au portillon.
Le jour de sortie, jeudi 24 octobre, en plein milieu des vacances de la Toussaint, n’a sans doute pas été tout à fait choisi au hasard. Jeudi, c’est le jour de Jupiter, maître des cieux et de la terre. Une chose est sûre, c’est la Saint-Magloire et, comme dit le dicton : « Quand arrive la Saint-Magloire, vigneron sait ce qu’il peut boire ! » Ben tiens, et eux donc !
Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°130 – novembre 2019.
* Pour ceux qui veulent réviser : www.alesia.com
Uderzo : « Comme un déjeuner de soleil »
Aux éditions Albert René, c’est une occasion de fiesta mémorable avec toute l’équipe autour des auteurs, se rappelle une ex-collaboratrice : « C’est devenu une tradition, bien au-delà des mesures marketing et tout ça. Monsieur Uderzo dit volontiers qu’un album c’est comme un déjeuner de soleil. À l’époque, il y avait une sortie tous les quatre ans. J’imagine que le mot tradition prend aujourd’hui tout son sens. C’est un grand moment de joie pour les auteurs, mais aussi pour toutes les forces vives (éditeurs, imprimeurs, distributeurs, commerciaux). Pour les remercier, nous organisions une grande soirée avec exposition des planches. Bernard de Choisy, le gendre d’Albert Uderzo, avait insisté pour que tout le monde puisse apprécier la justesse du trait et les contraintes du travail de dessinateur. À une époque, Albert Uderzo avait été obligé de subir des infiltrations tant sa main finissait par crier après tant d’heures passées à la table à dessin ! »
Astérix #38,
La Fille de Vercingétorix,
Didier Conrad, Jean-Yves Ferri,
Éditions Albert René,
46 pages,
9,99 €,
dispo.