Quand la crise économique entraîne la morosité, qui entraîne le découragement, qui pousse au repli sur soi et à la nostalgie du passé, le rôle des poètes, des romanciers, des visionnaires n’est-il pas de rêver – c’est gratuit – un monde futur meilleur et plus beau ? C’est la thèse que soutient avec enthousiasme François Schuiten, le complice de Benoît Peeters dans Revoir Paris la BD et Revoir Paris l’expo. Suite de son interview publiée dans Casemate 75, daté novembre.

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Commencer votre histoire par un survol de la tour Eiffel, c’est d’un classique…
SchuitenpFrançois Schuiten : Effectivement, c’est l’icône des icônes à un niveau presque insupportable. Du coup, nous avions du mal à l’aborder. Heureusement, elle ne se résume pas à des clichés de cartes postales. Cette séquence d’ouverture fait écho au travail que nous avons effectué avec l’institut « Passion for Innovation » de Dassault Systèmes pour l’expo du Trocadéro*. On découvrira, sur écran géant, comment la tour et ses alentours pourraient se réinventer dans le siècle futur.
Pour l’instant ce qu’on voit de la capitale dans Revoir Paris n’est pas très sympathique.
Un peu de patience, nous ne faisons qu’y arriver. Mais il est vrai que notre Paris du futur sera très contrasté. Nous découvrirons dans le second tome des choses très étonnantes, très belles, et d’autres pas à la hauteur de ce qu’on pourrait attendre. C’est normal, je crois profondément que le futur ne sera pas univoque.
Pour l’expo, nous avons imaginé une planète Paris qu’on voit tout au début du premier tome. Une entité en soi, avec son atmosphère, son propre équilibre. On plongera dans son histoire à travers trois thèmes, Notre-Dame, la tour Eiffel, La Défense. Le visiteur découvrira la construction de la cathédrale et comment nous l’imaginons dans le futur. Je me suis appuyé, en les prolongeant, sur des travaux antérieurs de l’institut « Passion for Innovation ». Le visiteur choisira son site et y sera brusquement projeté. On pourra également découvrir beaucoup de mes dessins, mes recherches, des planches de l’album.
Dans la réalité, le futur ne s’annonce pas gai gai et le projet du Grand Paris bien raboté.
Raison de plus pour rêver les choses. Les rêves ne coûtent pas cher. Sinon, on se contente de gérer, un verbe péjoratif dans ma bouche. Si on laisse les pouvoirs locaux travailler à la petite semaine, les visions s’effacent. Nous n’avons pas les moyens de faire les choses ? C’est donc le moment de les rêver.

Nous n’avons pas les moyens de faire les choses ? C’est donc le moment de les rêver

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N’est-ce pas vain ?
Bien sûr que non. Je trouve terrible et triste qu’aujourd’hui personne ne nous donne envie de demain. Les visionnaires d’hier, Robida, Jules Verne, etc., malgré leurs défauts, leurs aspirations étonnantes, osaient, donnaient envie. Il me semble que donner envie de demain à nos enfants est presque une responsabilité de citoyen.
Pourquoi délaisser un temps le fantastique des Cités pour de la science-fiction ?

Pour nous bousculer, Benoît Peeters et moi, casser certains réflexes de vieux couple. Nous voulions prendre des risques, nous amuser, nous surprendre. C’est excitant, mais risqué. La science-fiction oblige à des hypothèses et vous force à aller jusqu’au bout de ces hypothèses et de leurs conséquences. Casse-gueule…
Revoir Paris est un titre à triple clin d’œil, non ?
Évidemment, nous jouons sur le verbe revoir. Kârinh veut revoir Paris, et nous, dans l’expo du Trocadéro*, revoyons, réinventons Paris. Mais quel est votre troisième point ?
Revoir Paris est également le titre d’une chanson de Trenet.
Exact. Il est pour moi la quintessence du talent français. Son œuvre incroyablement talentueuse, pétillante et légère, traverse le temps avec cette grâce qu’ont certains poètes. Les paroles de La Mer rythment d’ailleurs les cases de la première planche de Brüsel. Il y a dans les chansons de Trenet une petite musique, quelque chose qui s’incruste dans votre imaginaire que j’aimerais apporter dans une bande dessinée. J’espère toujours que nos petites histoires laissent une poussière d’imaginaire dans l’esprit des lecteurs.

J’espère que nos petites histoires laissent une poussière d’imaginaire dans l’esprit des lecteurs

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Pour créer, comme Trenet, une sorte de jardin extraordinaire ?
Oui, dans lequel on se retrouve presque malgré soi. Il suffit d’un mot ou deux pour qu’automatiquement remontent une mélodie, un climat, une nostalgie. C’est toute la force des chansons. Cela existe aussi pour l’image. Certains objets, certaines choses me rappellent tel album d’Hergé ou de Franquin. Leur force est de nous avoir marqués à un tel point que leurs livres, comme certaines chansons, nous reviennent quand on ne s’y attend pas.
Après Bruxelles, dans Brüsel, et Revoir Paris, vous pencherez-vous sur d’autres capitales ?
Non. Nous avons beaucoup tourné autour de Paris sans réussir à l’intégrer dans les Cités obscures, à part dans quatre récits qui figurent dans la réédition des Murailles de Samaris. Peut-être Benoît et moi avions-nous peur de cette ville. Peut-être n’étions-nous pas suffisamment mûrs pour l’aborder. Et puis le moment de l’affronter est arrivé, comme une évidence. Les histoires commandent. Il faut que monte le désir des récits.
Le Parys des Cités est-il abandonné à jamais ?
Pourquoi ? Laissez-nous la possibilité de renouer nos fils entre lui et le vrai Paris. Il est si amusant de tourner autour des choses qui arrivent souvent d’une manière intuitive. Curieusement, Benoît, biographe brillant et pointilleux, raconte nos histoires avec une part d’insouciance extrême. Nous ne savons, heureusement, pas tout à l’avance. Sinon, où serait le plaisir ?
Comment travaillez-vous avec Benoît Peeters ?
On imagine l’histoire ensemble, on la découpe ensemble, on la story-boarde ensemble. Benoît écrit ensuite les dialogues et je passe à la réalisation. Mais tout reste malléable, chacun peut encore intervenir, réinventer des choses.
Je dessine ces planches en grand format, 45 x 60 cm, puis les fais imprimer à ce format. Les couches de crayon, d’acrylique, sur une telle dimension, me permettent de mieux entrer dans l’histoire, de mieux la comprendre. Cet album m’a pris deux ans et demi. J’espère que le suivant ne me prendra que deux ans.

Le musée du train ouvrira en mai sur 7 000 m2. J’y travaille depuis huit ans. Les locos arrivent…

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À temps complet ?
Non, bien sûr, mais à 70 % tout de même ! Le reste est consacré à l’expo du Trocadéro, au musée du train et à certains travaux annexes. L’année a été très chargée. D’autant que j’ai tenu à assister à l’impression de Revoir Paris. Durant trois jours, j’ai suivi, contrôlé toutes les pages. Découvrir ces nouvelles machines est passionnant, voir comment elles impriment, les types d’encres qu’on utilise aujourd’hui, observer comment réagit le papier enrichit votre façon de dessiner… Vous intégrez ainsi toute une série de dimensions intrinsèquement liées à votre travail. J’ai également tenu à visiter l’usine qui fabrique le papier. Tous les métiers de l’édition sont de beaux métiers.
On pense souvent que les fichiers informatiques permettent une excellente sauvegarde des planches. Vous pas. Pourquoi ?
Les gens imaginent à tort qu’ils sont le sésame parfait. Il suffit pourtant d’aller voir les imprimeurs, de discuter avec eux pour comprendre que tout est en train de changer, les papiers, les scanners, les machines qui impriment. Comment être sûr que, demain, on pourra ouvrir les fichiers d’aujourd’hui ? Qu’ils ne seront pas corrompus ? Que le format de 300 DPI correspondra encore à quelque chose ?
Demain, on pourra sans doute aller bien plus loin dans leur définition, entrer davantage dans les images. Ce qui ne sera pas possible avec des fichiers de 300 DPI. Donc rien ne vaudra jamais les originaux sur papier, bien conservés. On a vécu la même illusion avec l’apparition des films. Je me souviens de Franquin disant, comme bien d’autres, qu’on pouvait perdre ou vendre ses planches puisqu’elles étaient immortalisées sur films. Quand on rappelle cela aux imprimeurs, ils rigolent.
Le musée du train, c’est pour quand ?
Mai 2015 à Schaerbeek, en Belgique. J’y travaille depuis huit ans (voir Casemate 47). Un projet très important pour moi. Le bâtiment, plus de 7 000 m2, est presque terminé. On construit la voie qui va y amener les locomotives. Certaines sont déjà arrivées à Bruxelles.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 75 – novembre 2014.

* Revoir Paris • Paris (16e), du 20 novembre au 9 mars, Originaux de Schuiten et Peeters.
Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 1, place du Trocadéro, citechaillot.fr

RevoirRevoir Paris #1/2,
François Schuiten, Benoît Peeters,
Casterman,
15 €,
5 novembre.