Suite de l’interview de Jean-Yves Delitte, dossier central de Casemate 70, à l’occasion de la sortie de ses deux nouveaux albums à paraître en mai, Le Sang des lâches #1 et Black Crow #5.

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Dans Le Sang des lâches, vous montrez un Français du nom de Lesseps pas vraiment recommandable. Ce n’est pas très gentil pour Ferdinand !
DelitteJean-Yves Delitte : C’est bien sûr un clin d’œil à la carrière du Français à l’origine du canal de Suez et de Panama. En fouillant, j’ai découvert que Ferdinand de Lesseps avait connu plusieurs faillites financières et trempé dans pas mal de magouilles. Une manière de rappeler que certains ne sont pas toujours aussi blanc-bleu qu’on nous le raconte.
Les Français avaient-ils leur compagnie aux Indes ?
Oui, la Compagnie française des Indes orientales créée par Colbert au milieu du xviie, et dissoute par Louis XV un siècle plus tard. En fait, la Compagnie britannique des Indes orientales, créée en 1600, la mena à la ruine en obtenant le monopole du commerce dans l’océan Indien. Les autres compagnies, privées, n’enrichissaient que leurs actionnaires. Un peu comme les groupes financiers d’aujourd’hui qui s’en mettent plein les poches. Londres avait eu la sagesse de prendre les commandes de la compagnie anglaise et les bénéfices engendrés profitaient ainsi à la couronne.
Vous montrez les Anglais de Batavia à la botte des Néerlandais !
Oui, encore en 1640, ils ont intérêt à la jouer profil bas s’ils veulent rester sur l’île de Java. La VOC, Compagnie des Indes orientales, y est chez elle. Tirant les leçons des déboires des Portugais avec les Indonésiens, la VOC envoie son armada privée massacrer le bon peuple, s’empare en 1619 de Jakarta, créée par les Portugais, et fonde Batavia, nommée ainsi en hommage à la tribu germanique des Bataves, ancêtres des Néerlandais. Puis elle fortifie la place et règne sur toute l’Indonésie.

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Le langage imagé que vous employez est-il vraiment le langage de l’époque ?
J’essaie de donner l’impression d’une langue d’époque. Impossible d’utiliser les expressions d’aujourd’hui. Au xviie siècle, personne ne s’écriait « putain de merde de bordel à queue » !
Vos personnages parlent souvent de putes vérolées, ce qui n’est guère plus élégant.
Parce qu’à l’époque les maladies vénériennes sont courantes. Même les têtes couronnées sont victimes de la syphilis. Les épidémies courent à leur guise, l’hygiène très réduite et le fumet des gens guère agréable. Louis XIV, qui naît juste avant le début du Sang des lâches, est mort édenté, le corps déjà entré en décomposition. Cet état de la population d’alors justifie les expressions que j’imagine.
Et leur français n’était pas le nôtre.
C’est pourquoi il est impossible de l’utiliser, sa lecture serait impossible aujourd’hui. Je me suis même posé la question sur le mot roi, écrit roy à l’époque. J’y ai renoncé pour éviter tout malentendu.

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Un médecin légiste date la mort en se fiant aux asticots et diptères boulottant la victime. Pas mal pour l’époque !
Les découvertes d’Ambroise Paré datent du siècle précédent. Ce n’est plus le siècle de l’obscurantisme, on savait que la terre était ronde. Le Siècle des lumières était proche.
Mais bon, on est très loin des Experts. En réalité, à l’époque, les seuls meurtriers arrêtés étaient ceux surpris en flagrant délit. Sauf, bien sûr, si la victime était, ou touchait un grand de ce monde. Ce qui est le cas dans Le Sang des lâches. Là, on déclenchait une enquête sérieuse, en y mettant les moyens. Sinon, les victimes finissaient vite à la fosse commune et on n’en parlait plus.
Pourquoi si peu de femmes dans ces deux albums ?
Contrairement à ce qu’on voit dans bien des films, elles étaient interdites à bord, où on les considérait comme aussi dangereuses que les rats. Et encore, les rats, on pouvait embarquer un chat pour s’en occuper. Imaginer une femme dandinant des fesses à bord d’un navire de cinquante hommes qui n’allaient pas toucher terre pendant deux mois…
J’ai essayé de montrer la vie de famille du major, entre sa femme qu’il adore et son fils. Problème, à l’époque, même les épouses étaient confinées dans leur maison, à s’occuper des tâches ménagères. Les nanties avaient du personnel, mais ne couraient pas les magasins. Toutes, mises à part les courtisanes, menaient quasiment une vie de religieuse.
Et c’est bien mon problème. Donner à des femmes des rôles importants serait trahir la réalité historique. Elles n’avaient strictement aucun rôle, si ce n’est au lit. Là, à la cour de certains rois, elles pouvaient avoir la possibilité d’influencer certaines décisions.

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Sur quoi basez-vous votre vue aérienne de la ville de Batavia ?
Quelques plans d’époque que j’ai pu retrouver. Malheureusement, les villes ont beaucoup changé depuis ! Donc j’imagine. Mais, lorsque je donne une information technique, elle est toujours exacte. Ainsi les premiers remparts, imposants, de Batavia sont alors de simples remblais de terre. Il fallait rapidement se protéger de la population musulmane qui n’appréciait pas trop la présence de représentants d’une autre religion. Et il ne restait presque rien des simples remparts de bois érigés par des Portugais, occupants précédents des lieux. Le portique d’entrée de pierre, les ponts-levis, toutes ces constructions sont basées sur des documents d’époque. Mais je vous rappelle que je ne fais pas de la bande dessinée historique, ou des thèses sur l’Histoire. Je m’inspire de l’Histoire pour raconter des histoires.
Le Sang des lâches vous tenait particulièrement à cœur. Pourtant, vous avez envisagé d’en confier le dessin à un autre. Bizarre, non ?
Je suis qualifié d’auteur prolifique. Bien que mordu du travail, il me faut me nourrir, dormir et m’occuper de ma petite famille. De plus, je ne voulais pas me lancer seul dans une série maritime qui aurait pu faire de l’ombre à Black Crow. Les quelques essais réalisés par d’autres ne m’ont pas convaincu. Du coup, Black Crow étant bien installé – le tome 5 sort en même temps que Le Sang des lâches –, j’ai décidé qu’on n’était jamais si bien servi que par soi-même et je dessine donc cette nouvelle série. Tant mieux, je m’y amuse beaucoup.

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Travaillez-vous toujours en traditionnel ?
Oui, et je constate avec énormément de regret la piètre qualité du matériel de dessin. Sur les 5 000 feuilles de papier Schoellershammer achetées il y a quelques années, il ne me reste que deux rames de cent que j’utilise parcimonieusement, l’intercalant avec un autre qui n’est pas de la même qualité. J’ai la nostalgie du papier d’antan sur lequel le pinceau glissait merveilleusement.
Il y a le numérique…
Il ne pourrait me procurer la sensation de ma mine de plomb sur le papier. C’est mon drame, le numérique a tué notre matériel. Tout notre matériel. J’ai appris dernièrement que la maison Kern, celle qui fabriqué les compas qu’on offrait aux architectes qui les gardaient toute leur vie, avait fait faillite. Je voulais en offrir à mes filles qui ont des vues artistiques. Raté. Reste des compas en plastique.
Pareil pour les pinceaux en poil de martre qui vous faisaient la vie. Aujourd’hui, au bout de quelques semaines, un mois au plus, ils perdent leurs poils et on les jette.
Nous vivons dans un monde virtuel. Je cauchemarde parfois qu’arrive un cataclysme électromagnétique qui efface la mémoire du monde. Heureusement, mes planches, format A2, encrée à l’encre de Chine, elles, sont à l’abri dans mes tiroirs.
Les imprimantes aussi m’inquiètent. Après quelques années, les couleurs des impressions digitales passent. Alors que celles des aquarelles, gouaches ou acryliques se maintiennent. Et j’ai encore la chance que mes éditeurs acceptent de prendre mes grandes planches et payent de la main d’œuvre pour les scanner. Peut-être dans dix ans me dira-t-on que c’est fini, qu’il me faut désormais dessiner à la palette numérique.

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Rien à sauver dans le numérique ?
Si, il permet une mise à la couleur beaucoup plus agréable que les bleus. Sur eux, le travail était fastidieux, si vous ratiez le milieu de la planche, il fallait la refaire. Le numérique me permet de corriger indéfiniment. On peut faire varier la luminosité de la couleur. Un vrai plaisir.
Réalisez-vous toujours douze planches par mois ?
Oui, entre dix et douze. Je garde le rythme. Une bonne habitude. Tous mes albums qui paraissent sont finis depuis plusieurs mois. J’ai toujours préféré être en avance plutôt qu’en retard. Si l’envie me prend de poser le crayon pendant quelques jours, je n’ai pas mon ange gardien qui va me rappeler sans cesse à l’oreille que je me mets en retard. Ça gâcherait mon plaisir.
Peut-être un jour changerai-je de rythme. J’en ai discuté avec Hermann, qui lui aussi a tenu un rythme de travail très élevé pendant des années. L’âge venant, il m’a avoué avoir ralenti la cadence. Pour l’instant, travailler à ce rythme n’est pas un sacrifice pour moi. Alors…

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI

lachesLe Sang des lâches #1/2,
La Vengeance de Yama,
Jean-Yves Delitte,
Casterman,
13,50 E,
28 mai.

Les images sont © Casterman, 2014.