… et répond aux questions de Raynal Pellicer qui a passé trois semaines sur le porte-avions Charles de Gaulle. Mais le débat reste ouvert pour savoir si officiers et marins doivent s’attabler côte à côte dans un mess unique… Suite du dossier consacré à l’album Charles de Gaulle, dessiné par Titwane, à lire dans Casemate 139.
Comment avez-vous travaillé ?
Raynal Pellicer : Comme pour notre trilogie sur les services de la police judiciaire. J’ai enregistré énormément d’interviews, pris beaucoup de photos, réalisé quelques vidéos, de l’approche des Rafale en phase finale d’atterrissage par exemple. Rentré, j’écris mes textes et les envoie à Titwane avec tous les visuels correspondants possibles. Il me propose un découpage, on en discute et il attaque le dessin.
N’est-ce pas un crève-cœur pour lui de ne pas participer aux enquêtes sur le terrain ?
C’est compliqué. On en parle à chaque fois : s’il vient sur place, il va passer beaucoup de temps à dessiner des séquences qui ne seront peut-être pas dans mon récit. Non, nous pensons que cette formule, que nous appliquons depuis maintenant quatre albums, est la bonne. En général, Titwane vient quand même reconnaître les lieux. Là, ça n’a pas été possible à Toulon pour cause de confinement.
Vous montrez le petit joystick qui remplace la barre d’antan. Y avez-vous touché ?
Non. Sur la passerelle, cinq personnes suffisent à la manœuvre. C’est la partie visible, évidemment, car en dessous s’activent tous ceux nécessaires à la chaudronnerie, la propulsion, etc. Ce qui surprend le plus le nouvel arrivant, c’est le bruit. En permanence. Sur le pont, on porte des bouchons d’oreille pour atténuer le vacarme des Rafale. Parfois, ça dépasse l’entendement. Mais finalement, le cerveau s’y habitue.
Comment communique-t-on sur le pont d’envol, par radio ?
Non, car cela risquerait d’entraîner des interférences radio entre les avions et la tour. Seuls les directeurs de pont d’envol sont reliés par intercom. Le reste du personnel communique par gestes.
“Le Charles de Gaulle ? Une vieille maison. Malgré un coup de peinture, l’humidité reste”
Dans Casemate 139, vous dites avoir apponté en Rafale, difficile ?
C’était aux commandes d’un simulateur, bien sûr. Je dirais, et s’il vous plaît, n’enlevez pas les guillemets, que c’est un avion « facile » à piloter. En tout cas pour les manœuvres de base. Parce qu’ensuite… Après cette expérience, je comprends que cet appareil soit considéré comme le top du top. Les sensations, en réel, doivent être incroyables.
Pas très heureux des derniers travaux pour son confort, l’équipage !
Tous les marins en parlent, même le commandant. Humidité, intempéries, la mer est un milieu hostile à l’homme. Le commandant m’expliquait que dans tous les nouveaux bâtiments de la Marine française, le confort est rehaussé pour l’équipage. Un confort que ne peuvent connaître les hommes du Charles de Gaulle. Il est comme une vieille maison. Vous pouvez mettre de temps en temps un coup de peinture sur les murs, l’humidité reste.
Un marin peut-il espérer une réelle promotion ?
J’en ai discuté avec beaucoup de marins de tous grades. La Marine ne parle pas d’ascenseur social, mais d’escalier social. Pour insister sur la notion d’effort. C’est cela qu’il faut comprendre. Oui, le marin de base peut gravir les échelons, mais au prix d’efforts conséquents. Il lui faut de la volonté, et ce n’est jamais facile. Le Charles de Gaulle, quelque part, ressemble à une société civile. Avec ses ouvriers, ses cadres, ses intellectuels, ses gens en difficulté. Avec une énorme différence : lorsqu’ils sont embarqués, c’est du sept jours sur sept, 24 heures sur 24, sans retour à la maison le soir.
Être passé sur le Charles de Gaulle peut-il accélérer une promotion ?
En tout cas, cela ajoute un peu de standing à votre CV. Ils sont 2 000 à bord, avec de plus en plus de femmes, de toutes les professions possibles (une cinquantaine).
“Beaucoup de marins ne tiennent pas du tout à faire self commun avec les officiers”
Un débat agite la Marine : faut-il, à l’avenir, des mess communs officiers-matelots ?
On y réfléchit dans le cadre de l’étude de prochains porte-avions. Certains sont partisans d’un self commun où tout le monde mange, que vous soyez commandant ou lambda de base. Chacun avec son plateau au même endroit. Encore que pour le commandant, j’ai des doutes. Eh bien, contrairement à ce qu’on pourrait croire, beaucoup de marins m’ont dit ne pas être pour. La raison est simple : imaginez une tablée de matelots à laquelle viendrait s’asseoir un gradé. Les discussions s’arrêteraient immédiatement.
Et vous, comment avez-vous été accueilli ?
Au début, on s’observait. J’expliquais que j’étais là pour leur poser des questions. Sans piège, que je n’allais pas répéter certains propos au commandant. C’est la même chose dans tous les reportages en immersion. Les premiers jours, on ne se connaît pas, vos interlocuteurs, sur la défensive, mesurent leurs propos. En y allant tous les jours, en prenant mon temps, peu à peu, à force de discuter, on gagne leur confiance. J’avais emporté notre trilogie sur la police, ça leur donnait une idée de ce que serait notre album. Nos rapports sont alors devenus tellement intéressants que j’ai ressenti une véritable frustration à la fin du voyage.
Existe-t-il une grande différence entre les flics et marins ?
Dans la police, il faut être patient. Mais quand une affaire s’enclenche, qui peut aboutir à des arrestations, des gardes à vue, ce que j’ai vécu, ça roule tout seul. Sur le Charles de Gaulle, il faut aller chercher l’info sans arrêt. Demander, essayer de comprendre, redemander, revenir. D’où plus d’efforts à fournir qu’à la PJ.
Vous donnez l’impression que ces gens courent tout le temps, dépassant largement les 10 000 pas quotidiens conseillés par l’OMS.
Largement, tant le bâtiment est immense ! Quand vous croisez quelqu’un, vous n’êtes pas sûr du tout de le revoir pendant toute une mission de quatre mois. Vous frôlez tout le temps du monde, ça court partout. Et les coursives sont étroites.
En général, une ville de 2 000 habitants a sa police.
C’est une des missions des fusiliers marins, assurer la discipline à bord. Dans les carrés, les gens peuvent se réunir jusqu’à 22 heures. Les fusiliers marins veillent à ce qu’il n’y ait pas trop de désordre. Chaque marin a droit à deux unités d’alcool par jour, deux bières par exemple. Pas plus, d’autant que l’accident est possible à tout moment.
“Les Rafale ne décollent pas seulement pour des missions d’entraînement ou de frappe…”
Existe-t-il un certain mixage ? Un soutier peut-il rencontrer un pilote ?
Je ne crois pas qu’ils se mélangent tant que ça. Les gens restent dans leur corpo comme dans n’importe quel boulot. Un porte-avions est une boîte fermée, pas un navire de croisière, avec un hublot à chaque poste. D’où la nécessité d’aller prendre l’air de temps en temps sur le pont où tout le monde a le droit de monter pendant son temps de repos quand il n’y a pas d’opérations aériennes en cours. Sur le pont ou sur les côtés ouverts. On s’y retrouve, on y discute, mais ça reste quand même assez corpo.
Ont-ils l’air bien dans leur peau ?
Difficile à juger. Auparavant, j’ai suivi par exemple une brigade comptant au maximum 90 policiers. Là, ils sont 2 000. L’un d’eux m’a sorti une formule qui résume assez bien l’état d’esprit général. Lors des missions longues, au bout d’un moment, ils ne pensent qu’à revenir à terre. Et quand ils sont à terre, au bout d’un moment, ils ne pensent qu’à rembarquer.
Ce bâtiment est-il aussi les oreilles de la France ?
Le commandant m’a raconté comment le Charles de Gaulle a pu renseigner le gouvernement sur la non-existence des armes de destruction massive de Saddam Hussein, ce qui a déclenché la non-intervention de la France dans la seconde guerre d’Irak. L’inverse est vrai. les marines du monde entier, « les concurrents » comme ils les appellent, sont très attentifs à ce que fait le Charles de Gaulle et la flotte qui l’accompagne, ses nouvelles techniques, etc. Les Rafale n’effectuent pas seulement des vols d’entraînement ou de frappe. Ils survolent les océans et certains territoires. Pourquoi telle Marine se déploie-t-elle à tel endroit ? Le renseignement est permanent. Ils ont une formule : un bateau est le seul endroit où les Français se retrouvent voisins des Chinois et des Russes. Le seul endroit où tous ont une frontière commune, la mer.
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°139 – octobre 2020.
Sous la dalle de La Défense…
Des contacts entre vous pendant le voyage ?
Titwane : On s’est appelé deux fois seulement, les liaisons n’étant pas hyper simples. Cela nous changeait de ses immersions dans la police où on échangeait beaucoup. Je l’imaginais, voguant entre Singapour et Djibouti. En fait, nous avions une crainte, après des immersions de plusieurs mois dans les brigades, recueillerait-il en trois semaines assez de matériel pour éditer un 208 pages, comme nos trois titres sur la police judiciaire ? Dès son premier coup de fil, enthousiaste, Raynal m’a dit de ne pas m’inquiéter. Nous allions avoir largement de quoi faire !
Alors pourquoi le Charles de Gaulle ne fait-il que 192 pages ?
Au départ, vu le temps réduit de reportage, craignant de n’avoir pas suffisamment de matière, nous sommes partis sur 160. Au retour, devant l’abondance du matériel recueilli par Raynal, la discussion s’est engagée avec l’éditeur. Il fallait ajouter un multiple de 16. Si ça n’avait tenu qu’à nous, nous serions repartis sur 206 pages sans problème. Mais il fallait aussi tenir compte du temps. Je devais rendre 160 pages mi-mai. On a transigé à 32 pages de plus et un bouclage repoussé à la mi-juin, dernier carat. Dans ces délais, je n’aurais pu faire mieux.
Combien de temps sur ce pavé ?
D’octobre à janvier, j’y ai travaillé en réalisant d’autres travaux. Puis de février au 8 juin, ce fut du plein temps. Pendant le confinement, je devais tomber deux pages par jour. Tous les jours…
Qu’est-ce qui vous a le plus passionné dans ce récit ?
Ce qu’on ne connaissait pas bien, c’est-à-dire ce qu’il se passe sous le pont d’envol. Évidemment, pas question d’ignorer ce qu’il se passe en surface. Nous détaillons largement catapultage et atterrissages. Mais finalement, comme dans nos bouquins précédents, c’est l’humain qui nous intéresse le plus. Ainsi ai-je beaucoup aimé illustrer le chapitre appelé Le Fumoir où se retrouvent les marins pour un moment de détente et de discussions.
“Peu avant de réaliser cet album, j’ai suivi des SDF réfugiés sous un grand centre commercial”
Que vous livre Raynal Pellicer comme matériel ?
D’abord son texte sur lequel je réfléchis. Ensuite, il m’envoie la doc correspondante. Des centaines de photos et de vidéos, classées par sujet. Chaque fois, j’en dispose de bien plus qu’il ne m’en faut, ce qui permet de faire des choix. Je me suis beaucoup attaché à ce que chaque détail soit exact. À dessiner exactement ce que Raynal a vu. D’où un travail plus long que pour nos précédents albums.
Comment changer l’angle de vision d’une pièce dont vous n’avez qu’une photo ?
Le cas est rare, Raynal m’a fait des panoramiques dans lesquels j’ai pu piocher. Je dois simplement veiller à rétablir certaines perspectives pour corriger le côté grand angle de la photo qui déforme un peu la réalité. Pas toujours aisé.
Bien sûr, j’aurais préféré être sur place. Mais, travaillant à partir de l’œil photographique de Raynal, je suis un peu comme le lecteur qui a besoin de comprendre où l’on est, d’appréhender les volumes, les gens, le décor. Alors que, lorsqu’on a vécu une scène, on risque de la dessiner avec une espèce de connaissance acquise qu’on ne transmet pas forcément.
Sympas à dessiner les Rafale en action ?
Je ne suis pas très avion, et ces appareils ont une forme, un volume très difficile à garder en tête. Je comprends bien qu’ils sont le résultat de longues recherches, d’études aérodynamiques, mais à dessiner j’en ai bavé.
Ils ne sont guère en vedette sur la couverture !
Au départ, comme sur les trois précédents titres sur la police, ne figurait qu’un personnage en action. Comme je m’en doutais, l’éditeur m’a demandé de rajouter le porte-avions. Je l’ai donc dessiné, mais en bas de couverture. Nous tenions à notre personnage. Ce qui nous passionne le plus dans un métier, c’est de faire parler les gens qui le font.
Pourtant, sur aucune de vos couvertures on ne découvre un personnage de face !
Nous les voulons universels. Il serait très compliqué de mettre sur la couverture une personne en particulier. Pourquoi celle-là et pas telle autre ? Ici, pas de problème, l’homme porte casque et lunettes. Le but est de montrer la fonction plus que la personne. J’aime beaucoup les gens de dos, une photo de quelqu’un de dos est parfois plus parlante qu’une photo de face.
“Mon plus grand combat ne fut pas pour l’IVG, mais contre les extrêmes, me dit Simone Veil”
Une demi-douzaine de belles doubles pages en couleur aère l’ensemble. On aurait même aimé en découvrir davantage.
Elles sont là pour donner du rythme, de la respiration. Un grand bol d’air dans un récit finalement assez confiné. On aurait pu faire mieux, mais avons dû tasser un peu le tout vu le nombre d’informations à transmettre.
Prêt à continuer dans cette voie ?
Bien sûr, si les ventes sont bonnes. Et nous attendons l’accueil des marins. Le premier tome sur la police, la BRB, nous a ouvert la porte pour les deux suivants. On peut espérer la même chose avec Le Charles de Gaulle.
Comment êtes-vous passé de la police aux SDF de la Défense, à Paris ?
En 2018, le quotidien La Croix a demandé à tous ses journalistes des idées de reportages un peu longs. Nathalie Birchem et Sabine Gignoux ont proposé une immersion de deux semaines chez les SDF de La Défense. L’illustrer de photos était délicat et elles ont donc fait appel à moi. Je les ai rejointes au milieu de la première semaine, trois jours, puis deux jours. J’ai rempli quelques carnets de croquis, à partir desquels j’ai réalisé mes dessins. Finalement, les deux journalistes ont ramené tant de matière que le papier, prévu sur une double, est devenu un cahier intérieur du quotidien de 12 pages, publié le 20 décembre 2018. Il a reçu le prix de la Fondation Varenne.
Quelle image forte en gardez-vous ?
Celle du Black Friday. En quittant ces dizaines de gens qui dorment dans des bouts de carton sur un parking en sous-sol, j’ai pris l’escalator et me suis retrouvé plongé au cœur des galeries commerciales, bourrées d’acheteurs qui démarraient leur marché de Noël, dans un déferlement de promotions. Un contraste super perturbant.
JPF
Le Charles de Gaulle,
Immersion à bord du porte-avions nucléaire,
Titwane, Raynal Pellicer,
La Martinière,
192 pages,
26,50 €,
dispo.