Comment entrer un gros sac sans être fouillé ? Qui appelait-on Bruce Lee ? Le décor derrière Hollande, à la télé, est-il réel ? Suite de l’interview de Mathieu Sapin dans Casemate 81, dans lequel il raconte, sur huit pages, son immersion de dix-huit mois dans le Palais de l’Élysée version François Hollande.
Votre éditeur vous a-t-il tout de suite suivi sur ce projet ?
Mathieu Sapin : Oui, mais nous nous sommes demandé pendant quelques mois s’il était plus judicieux de raconter l’Élysée ou de suivre le parcours d’un ministre.
Le président ou un autre a-t-il évoqué votre livre sur la campagne* ?
Non, personne. Mais, c’est amusant, à mon arrivée, le bouquin était exposé dans le bureau de Christian Gravel, conseiller presse et communication. Il se contente de me demander si je vais de nouveau dessiner de petits bonshommes. Sans plus. Je ne suis même pas sûr qu’il l’ait lu. Mais je suppose que quelqu’un lui a dit que le livre ne posait pas de problème.
A-t-on fait une enquête sur vous avant de vous ouvrir les portes ?
Aucune idée. Ma concierge ne m’a pas parlé d’individus en imperméable venus enquêter sur moi ! Et si, à un moment, je me demande si mon 06 n’est pas sur écoute, c’est simplement parce que j’ai beaucoup d’imagination…
Avez-vous un plan de campagne ?
Non, je tire un fil et j’avance. En allant aux cuisines, je découvre la cave. En allant à la cave, je découvre les drapiers. Donc je vais voir les drapiers. Tout s’enchaînait assez bien.
Cuisines qui ne seraient pas aux normes ! (voir encadré, ci-dessous)
C’est ce que l’on m’a dit. Je pense qu’il s’agit d’une question d’aération, d’évacuation d’air.
Faut-il un passe pour entrer ?
Je demande un passe permanent que je n’obtiendrai jamais. Donc pas de passe, ni évidemment de carte de presse. Ce qui ne me perturbe pas vraiment. Je reçois le programme hebdomadaire et fais mon marché. Envie de voir le Premier ministre polonais ? Je demandais à Gravel. Problème, au bout d’un moment, on commence à me connaître. Du coup, par exemple, un garde du corps me dit : « Viens demain, je te montrerai quelque chose d’intéressant. » La tentation est forte, alors, de se passer de l’autorisation de Gravel. Je n’y ai jamais cédé. Je me suis conduit comme un bon élève !
Quelqu’un trouve l’Élysée « craspouille », un visiteur râle parce que le marbre du Salon Murat est bidon…
On s’y croit parfois dans un vieux théâtre ou dans un vieux bahut. En vitrine, les salles d’apparat sont flamboyantes. Quand on les quitte, les couloirs ne tombent pas en ruine, mais ont une patine, un côté coulisses de théâtre vieillot. On y trouve des accessoires, comme sur une scène. Un miroir qu’on retourne et qui devient autre chose. Des meubles modulables. Devant votre télé, vous regardez Hollande vous parler avec en arrière-plan les jardins. En fait, c’est une photo des jardins… Montrer tout cela était très tentant.
Derrière les salles flamboyantes, on se croirait dans un théâtre vieillot ou dans un vieux bahut
Y a-t-il compétition entre les cuisines des grands ministères ?
Les gens de la cuisine affirment s’en ficher. Le Château c’est le top, même si certains disent effectivement qu’on mange mieux chez le Premier ministre. Les gens qui travaillent à l’Élysée en sont fiers. Sans morgue. Mais conscients d’être à l’endroit le plus éminent du pays.
La taille des bouquets semble être un secret d’État.
La fleuriste ne veut pas me laisser les photographier. Elle craint qu’on s’aperçoive qu’ils varient en importance selon les invités. Qu’il existe aussi une hiérarchie dans son domaine. Et m’avoue en même temps qu’il faut vraiment bien recevoir une délégation chinoise…
Comment entre-t-on à l’Élysée ?
Je sais par exemple que la sommelière a travaillé auparavant dans deux très grands hôtels parisiens. Que la fleuriste, du temps de Mitterrand, bossait dans une société travaillant avec l’Élysée. Du coup, quand le poste s’est libéré, on l’a engagée.
Les gens ont-ils des surnoms ?
Je n’ai pas remarqué. À part Gravel qu’on appelait Bruce Lee. Les collaborateurs qui ont suivi Hollande l’appellent le Boss. Avec un petit côté militaire.
Aviez-vous des horaires de visites fixes ?
Non, pendant ces dix-huit mois, j’y suis passé au moins une fois par semaine. Dans les périodes intenses, trois ou quatre fois. Certains jours, j’y restais une demi-heure, d’autres toute la journée. Même si je n’avais rien à y faire de précis, j’étais présent à la sortie du conseil des ministres, au moins pour croiser les journalistes qui ont le chic pour collecter les infos qui ne figurent jamais dans le communiqué officiel. Je faisais mon marché chaque mercredi matin !
Êtes-vous fouillé systématiquement ?
Ça dépend. Le jour de la fête de Noël, sans les journalistes, on ne fouille pas. J’arrive avec mon gros cartable. Il m’embarrasse, je le dépose sous une table et me balade au milieu des gamins. Au bout d’un moment, j’avise un type de la sécurité et je lui dis que le cartable, là-bas, est à moi. Il me répond que ce n’est pas génial, et me demande d’aller le déposer au PC de sécurité de sa part. Si je n’avais rien dit, le cartable serait sans doute resté sous la table durant toute la fête. C’est un moment assez déstabilisant.
Qui a été le plus drôle à dessiner ?
Christian Gravel, un costaud, un vrai personnage très amusant à croquer. Stéphane Ruet aussi, le chef du service photo et responsable de l’image du président. Un marrant. J’avais parfois l’impression de me déplacer dans une série américaine consacrée à la Maison-Blanche, avec ses personnages récurrents, savoureux, dans un scénario où il se passe toujours quelque chose.
En pleine fête de Noël, je dépose mon gros cartable sous une table. Personne ne bronche
Personne ne vous a pris en grippe ?
Non. J’ai bien compris que Claudine Ripert-Landler, conseillère communication au pôle diplomatique, n’était pas fan du tout de ma présence, mais du moment que le président a donné son feu vert…
Il se passe toujours quelque chose à l’Élysée ?
Je ne sais pas, mais parfois le temps est long. On peut attendre des journées entières pour pas grand-chose. Lors des remaniements, par exemple. Je me souviens de celui qui a suivi le départ d’Arnaud Montebourg. Tout le monde attendait dans les salles attenantes à celle où Valls et Hollande préparaient le nouveau gouvernement. Il y a les huissiers, les journalistes, les caméras. Une ambiance fascinante.
On vous voit tripoter les papiers de Gravel alors qu’il est hors de son bureau. Gonflé !
Je n’invente rien, mais tout n’est pas complètement vrai. Et je me permets quelques petites blagues. Dans cette séquence, je veux simplement montrer qu’il me laisse tout seul dans son bureau. En réalité, je m’approche de son bureau, je lis le titre des livres qui s’y trouvent, mais ne fouille pas dans ses dossiers. Je montre ainsi que je pourrais le faire. Connaissant Gravel depuis longtemps, je peux m’amuser un peu avec lui.
Le tutoiement est-il courant à l’Élysée ?
Ça dépend beaucoup des rapports humains. Par exemple, il m’arrive de tutoyer Claudine Ripert-Landler parce qu’elle me tutoie. Le lendemain, elle repasse au vouvoiement. C’est un peu déstabilisant. Je pense souvent à Gosford Park, un film de Robert Altman. Une sorte d’histoire à la Agatha Christie se déroulant dans un château de la campagne anglaise. On y voit les salons dorés, mais aussi le petit personnel ; on y découvre des hiérarchies très séparées et très codifiées. On retrouve cela à l’Élysée. J’adore passer d’un milieu l’autre. Tutoyer des gens en cuisine et ensuite vouvoyer un conseiller du président.
Sent-on, parmi le personnel, un regret ou un soulagement après le départ de Sarkozy ?
Le personnel ne se permet jamais de commentaires sur le président. Ni nostalgie particulière. Il l’appelle le plus souvent le PR, ce qui facilite les choses lors des changements de locataire. Ils prennent simplement en compte les désirs du nouveau PR.
Une journaliste qui fait souvent référence à Sarkozy semble vous agacer.
Au contraire, je suis ravi d’avoir un contrechamp, une autre voix que celle des hollandistes. Je lui donne à relire ses dialogues. Elle me dit trouver cela super et ne retire rien.
À propos de femme, vous dites que la patronne du service de sécurité peut, d’un geste, vous broyer la carotide. Comment le savez-vous ?
Je le suppose. Le jour où je rencontre Sophie Hatt, elle me dit être embêtée : cela fait une semaine qu’elle n’est pas allée s’entraîner. C’est vraiment une femme de terrain, pas seulement une meneuse d’hommes. Tout à fait consciente que, dans ce milieu, une femme doit en faire deux fois plus qu’un homme pour se faire respecter.
Étonnant, le petit monde des journalistes ! Ils sont là tout le temps, font partie du décor
Pourquoi accorder une telle place aux journalistes ?
C’est un petit monde étonnant. Évidemment, lors des reportages ou des films, on ne les voit jamais. En réalité, ils sont tout le temps là ! Ils font partie du décor et ont autant d’importance que bien d’autres personnes qu’on croise dans les couloirs et dans les bureaux. Sauf qu’ils ne sont pas salariés de l’Élysée.
Ils sont d’autant plus intéressants à raconter que, dans la vie, ils ne s’expriment pas du tout comme à l’antenne ou dans leurs articles. Leur discours sans filtre est bien plus direct. Ils me sont précieux, leur connaissance du milieu leur permettant de faire certains liens entre différentes infos, travail dont je suis incapable. Je me sens comme le spectateur d’un match commenté par des journalistes sportifs talentueux. Ils expliquent le dessous des attaques, des contres, etc., vraiment cool !
Y a-t-il des castes, des privilégiés parmi eux ?
Bien sûr. L’ancienneté joue aussi. Il est drôle d’en voir certains passer par telle porte pour accéder plus vite là où cela se passe, quand des moins aguerris sont un peu perdus dans les couloirs. Lors des conférences de presse, il y a ceux qui ont le droit d’entrer dans la salle des fêtes et ceux qui suivent, en râlant, l’évènement devant un écran télé. Les plus introduits sont ceux qui ont suivi Hollande durant sa campagne. Chez eux aussi, le turn-over fonctionne. Il est rigolo de voir un journaliste ayant suivi la campagne de Hollande pour TF1 se retrouver à travailler pour Europe 1.
Y a-t-il des clans selon les opinions politiques ?
Non, je n’ai pas senti de séparation entre journalistes de gauche et journalistes de droite. C’est mélangé.
Avez-vous l’impression d’avoir fait un boulot de journaliste ?
La question revient souvent. Mon travail est une longue immersion, donc diffère de celui de journaliste, plus rapide. Hollande m’avait donné le feu vert pour six mois, j’y suis resté un an et demi. Rien à voir avec un survol rapide et un avis rapide.
Cette vie donne-t-elle envie ?
S’il est fascinant de voir Hollande au quotidien, on n’en retire aucune envie de mener cette vie-là. Mais on a du mal à quitter cette maison. C’est le lieu où tout se joue ! Un jour vous croisez Schwarzenegger – oui, Schwarzy ! –, le lendemain des médaillés d’or olympiques ou les vainqueurs d’une coupe du monde, le surlendemain un héros anonyme qui a sauvé des vies.
Combien avez-vous rempli de carnets de notes ?
Six. Avec finalement très peu de dessins, mais beaucoup de dialogues. Par exemple, lors du déplacement à Carmaux, je consacre plusieurs pages à la discussion entre des journalistes et Stéphane Ruet. Sujet : la démission d’Aquilino Morelle que j’aime bien. On apprend que le site Mediapart était sur le coup depuis plusieurs mois. Morelle, l’homme qui se faisait cirer les pompes à l’Élysée, est vite enterré.
Un jour vous croisez Schwarzenegger, le lendemain un anonyme qui a sauvé des vies
Avez-vous appris la sténo ?
Non. Je tiens à conserver la musicalité des phrases. J’ai peur que la sténo n’assèche le langage et n’en efface les particularités.
Des regrets ?
J’aurais voulu faire davantage de déplacements, aller aux États-Unis. Mais l’addition est lourde (c’est Dargaud qui paie les 5000 euros pour trois jours en Afrique). J’aurais aimé être là le jour du Closergate. Et passer une nuit à l’Élysée. Peut-être une prochaine fois.
Dix-huit mois d’enquête, c’est long pour un éditeur…
C’est le livre qui m’a pris le plus de temps. Plus encore que celui sur le tournage du film Gainsbourg (vie héroïque) de Joann Sfar. J’avais prévenu Dargaud que je ne voulais pas être coincé par une date de remise. Et prendre le temps nécessaire. Ils m’ont dit OK, commençant à avoir l’habitude de mes méthodes de travail. Ils ont joué le jeu jusqu’au jour où ils ont estimé que j’avais suffisamment de matériel. Moi, je demandais encore un peu de temps pour rajouter telle ou telle chose qui me paraissait importante. Et puis est arrivée la tragédie de Charlie. Il était impensable qu’elle ne figure pas dans ce livre. D’où le dernier chapitre.
Jamais perdu devant la masse des informations recueillies en plus d’une année ? N’avez-vous pas eu de problèmes de choix ?
Si. Aussi mon éditrice chez Dargaud, Pauline, a-t-elle joué un grand rôle, me signalant des passages redondants, me conseillant de ne pas trop insister sur le côté « je débarque et je ne comprends rien à rien » qui aurait pu décontenancer le lecteur. Elle m’a apporté le recul sur mon travail, alors qu’il m’était difficile d’en avoir une vision d’ensemble. Pour la première fois, j’ai réalisé un story-board de tout le livre, et à la palette graphique. Donc Pauline pouvait le lire en version crayonnée et nous avions ainsi des échanges immédiats.
Avez-vous dû sacrifier certaines scènes ?
Je n’ai évidemment pas pu tout traiter. Une anecdote : je réalise, lors du 14 juillet, une double page avec un milliard de détails. Et puis je me rends compte que cette double n’a aucun intérêt dans ma narration. Ne voulant pas l’oublier totalement, je l’intègre en tout petit, mais tant pis, dans mon jeu de l’oie.
Y a-t-il eu un imprimatur du Château avant impression ?
Ils ne m’ont jamais demandé à relire. Par contre, dans ce genre de bouquin, j’envoie systématiquement un PDF aux gens concernés, juste avant la sortie. Par simple correction. Afin qu’ils ne découvrent pas comme tout le monde le bouquin en vitrine.
Je me suis fait un joli carnet d’adresses, bien utile pour le film sur la politique que je prépare
Uniquement par correction ?
Pour être honnête, je montre également certaines séquences à des personnes ne travaillant pas nécessairement à l’Élysée. Par exemple à des journalistes que je mets en scène. Certains ont précisé leurs propos. Il m’arrive aussi d’avoir plus ou moins bien compris ou noté certaines choses. Je demande alors des précisions au service de presse.
Difficile de se replonger ensuite dans la vie quotidienne loin du pouvoir ?
Bien sûr, évoluer à deux pas des lieux où tout se décide est fascinant et addictif. Je continue d’ailleurs d’y aller, mais bien moins souvent.
Avez-vous remercié Hollande ?
Non, parce que je n’ai pas formalisé mon départ. J’ai juste annoncé à Gaspard, l’homme de la communication, que mon bouquin était officiellement terminé. Il m’a répondu : « C’est welcome si tu veux faire une suite. » Ce que je n’exclus pas du tout si le premier bouquin marche bien.
Vous devez sortir de cette enquête avec un joli carnet d’adresses !
Assez génial, oui. Et qui va me rendre service pour le film sur la politique que je prépare (Casemate 81). Mais il me faut garder le contact avec les gens de l’Élysée, car les équipes changent très vite !
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 81 – mai 2015.
* Campagne présidentielle – 200 jours dans les pas du candidat François Hollande, Mathieu Sapin, Dargaud, 2012.
Le Château,
Une année dans les coulisses de l’Élysée,
Mathieu Sapin,
Dargaud,
19,99 €,
7 mai.
Journorama BD
Ça chauffe en cuisine !
Marianne | 17 au 23 avril
Les cuisines de l’Élysée ne seraient pas aux normes raconte ci-dessus Mathieu Sapin, ajoutant qu’il s’agit sans doute d’une simple question d’aération. Dans une enquête qui vaut le détour, L’Élysée, une zone de non-droit, l’hebdomadaire Marianne affirme que « le Palais se moque du droit du travail, et évoque contrats illégaux, produits dangereux, locaux inadaptés et renvois sauvages ». Le passage sur les cuisines, selon Patrick Pradier, seul délégué syndical du lieu, ne fait pas vraiment rêver :
« Au mess, où l’on sert cinq cents repas par jour, il n’y a aucune sortie de secours alors qu’il devrait y en avoir trois. La cuisine est au sous-sol et ceux qui y travaillent ne touchent pas la prime qui leur est due pour ne pas voir la lumière du jour. Il n’y a pas d’ascenseur pour le personnel portant des charges lourdes ni les adaptations nécessaires pour rendre accessibles les locaux aux personnes à mobilité réduite. Certains travaux ont été réalisés sans respecter les règles élémentaires de protection des chantiers. Quant au médecin du travail, il n’a pas mis les pieds à la Présidence depuis 2008 ! »
Julia PASCUAL et Leila MINANO