Pourquoi les Alliés ont-ils failli manquer de barges de débarquement le jour J et pourquoi les syndicats anglais tenaient-ils à ce que leurs coques soient rivetées ? Pourquoi le commandement allié regretta-t-il de ne pas avoir fait davantage appel à la Résistance ? Suite de l’interview de l’historien Olivier Wieviorka parue dans Casemate 71.
À la veille du jour J, les ressources en matériel des Alliés sont-elles réellement inépuisables ?
Olivier Wieviorka : Dans une certaine mesure. Les Alliés, Américains et Soviétiques surtout, Royaume-Uni dans une moindre mesure, produisent plus que l’Allemagne. On oublie trop souvent que les Soviétiques ont gagné également la guerre du point de vue économique.
L’Allemagne est donc seule face à deux grandes puissances industrielles et demie, l’Union soviétique, les États-Unis, et le Royaume-Uni. Mais suprématie ne veut pas dire corne d’abondance. Les Alliés disposent d’un outil productif puissant, mais non surpuissant. Avec des failles.
Par exemple ?
Les bateaux de débarquement. Presque jusqu’au dernier moment, le général Eisenhower craint de ne pas disposer du nombre de bâtiments nécessaire pour le débarquement. Cela pour plusieurs raisons :
Après la déclaration de guerre, Roosevelt refuse de mobiliser en profondeur l’ensemble de l’appareil productif américain. L’Amérique est un pays de libre entreprise et la politique volontariste du Président pour relancer l’économie après la crise de 1929 – le New Deal –, lui vaut l’hostilité d’une partie du big business, des grosses entreprises. Il doit en tenir compte. Il n’y a pas aux États-Unis, comme dans la France de 1914, d’intervention massive de l’État pour orienter la production nationale vers une production de guerre.
Même problème en Angleterre ?
Pour les Britanniques, c’est un peu différent. Ils ont du mal à surmonter la très grave crise économique de l’entre-deux-guerres. Et les industriels britanniques, souvent des self-made-men, regardent avec méfiance les brillants jeunes gens de l’administration, sortis d’Oxford et de Cambridge. D’où de gros problèmes pour passer d’une recherche de pointe à une recherche appliquée. Conséquence de ces réticences, les Britanniques innovent relativement peu pendant la guerre. Par exemple, l’avion-roi de la Royal Air Force en 1939, le Spitfire, l’est encore en 1945. Une exception : la mise au point d’une chaîne de radars le long des côtes qui leur permet de gagner la Bataille d’Angleterre.
Attirés par les bons salaires, des Français travaillent sur le Mur de l’Atlantique.
Les syndicats jouent-ils le jeu ?
Londres doit tenir compte de leur puissance. Ce syndicalisme d’ouvriers qualifiés se méfie de tâches non qualifiées. Or, pour produire en masse, on fait appel à des ouvriers non qualifiés. Le passage à la production en série est donc compliqué. Ainsi les syndicats veillent-ils à ce que les coques des barges de débarquement soient rivetées, travail qualifié, alors que les Liberty Ships américains ont des coques soudées et donc montées par des ouvriers non qualifiés.
Comment les femmes participent-elles à l’effort de guerre ?
D’une manière différente selon les systèmes politiques des pays. Mobilisation contrainte en Angleterre et en Union soviétique. Aux États-Unis, système libéral, on les attire en leur proposant de meilleurs salaires et, par exemple, des crèches pour leurs enfants.
Des Français ont-ils été volontaires pour construire le Mur de l’Atlantique ?
Y ont travaillé en priorité les prisonniers et des requis. Cela ne suffisant pas, les Allemands ont attiré une main-d’œuvre volontaire en lui offrant de meilleurs salaires que ceux pratiqués dans les entreprises françaises. Au grand dam de celles-ci qui, du coup, manquaient parfois de bras.
Pourquoi les Allemands, qui ont craqué sur les côtes, tiennent-ils bon dans les terres ?
Les Alliés espèrent avancer de dix kilomètres par jour. Pour cela, il faut prendre Caen, mission confiée au général anglais Montgomery. Problème, les Britanniques se heurtent à une concentration des meilleures troupes allemandes. Toutes leurs offensives échouent. Les Américains, qui remontent vers le Cotentin, pour prendre Cherbourg, se heurtent dans le bocage à des forces allemandes qui font des ravages en employant notamment des bazookas.
Alors que les civils n’ont rien sur le dos, les Allemands touchent des uniformes neufs.
D’où accrochages entre Alliés ?
Eisenhower reproche violemment à Montgomery d’avoir économisé ses troupes et de laisser tout le boulot aux Américains qui subissent de lourdes pertes.
Les Américains s’installent-ils dans les villes ?
Dans certaines. De juin à octobre, par exemple, troupes et matériel passent par Cherbourg. D’où au fil des semaines et des mois une cohabitation parfois tendue avec la population. Il y a des vols, bien sûr, mais aussi pas mal d’accidents de la route dus aux Américains qui conduisent à très vive allure. Les habitants acceptent mal de voir les prisonniers allemands bien traités et dotés d’uniformes neufs alors que les civils n’ont rien à se mettre sur le dos. Ce qui est vécu comme une libération joyeuse se dégrade donc parfois au fil du temps.
Pourquoi ne voit-on pas de soldats noirs combattants ?
L’armée américaine est une armée ségréguée. Elle ne comporte pas d’unités mixtes, noire et blanche. Le commandement estime, l’idée remonte sans doute à la guerre de Sécession, que les Noirs sont incapables d’être de bons combattants et les affecte par conséquent à des tâches de soutien, non à des tâches combattantes. Il existe de rares exceptions, dont une unité d’aviation, les Tuskegee Airmen.
Renseignement, sabotage… la Résistance est très utile aux forces alliées.
Les Alliés refusent-ils réellement d’armer les maquis par peur du communisme ?
Les Alliés ne croient pas à la Résistance. Ils sont lancés dans une guerre dont les maîtres mots sont puissance de feu et mobilité. La Résistance n’a ni l’une ni l’autre. Les Alliés refusent de l’armer pour des raisons politiques (leur hostilité à de Gaulle et au communisme), mais aussi pour des raisons matérielles que l’on peut découvrir dans les archives.
Un exemple. Si vous voulez parachuter beaucoup d’armes, il faut disposer de 10 000 parachutes par mois. Mais il faut aussi, dans les mois précédant le débarquement, 10 000 parachutes pour les unités aéroportées. Or les Britanniques n’en fabriquent que 10 000. Vous voyez le problème. De même, es résistants se plaignent de ne pas recevoir d’armes lourdes, mais les parachuter est quasiment impossible !
Les Alliés n’attendent-ils donc rien de la Résistance ?
Si, deux choses. D’abord des renseignements. Mission accomplie, le général Donovan considère que 80 % des renseignements nécessaires au jour J proviennent des services secrets gaullistes, donc de la Résistance française. Ensuite des actions sur le terrain, notamment la paralysie du réseau ferré. Le 6 juin, la Résistance passe à l’attaque, et, divine surprise, le sabotage des chemins de fer est une réussite. La Résistance va également se révéler précieuse aux yeux des Alliés en guidant les unités, en gardant des prisonniers, protégeant des ouvrages d’art. D’où une prise de conscience qui fait regretter aux états-majors alliés de ne pas l’avoir prise au sérieux plus tôt.
Roosevelt a-t-il vraiment voulu la peau du franc français ?
Son idée était de donner aux soldats alliés des « francs d’invasion » pour régler leurs dépenses. Francs d’invasion qui serviraient également à payer les dépenses d’état-major, la location de casernements par exemple.
Problème, on ne bat pas la monnaie pour un État qui n’est pas le vôtre. C’est inacceptable. Qui en aurait été garant ? Les trésors américain et britannique ? Le trésor français ? Le problème a été mal pensé par l’administration anglo-américaine. Devant la colère du général de Gaulle, en juin 1944, les francs d’invasion ne sont pas émis. Les achats français seront mis sur une ligne budgétaire, ce que les Alliés achètent aux Français sur une autre et les comptes seront réglés à la victoire.
Comment sont traités les soldats victimes de chocs psychiatriques ?
C’est un problème éternel. Hier encore, malgré les progrès de la psychiatrie militaire, les Américains ont découvert avec stupeur que leurs combattants en Irak souffraient de troubles psychiatriques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ils pensaient pourtant s’être protégés de ces problèmes en soumettant en amont les soldats à des tests psychologiques en vue d’écarter tous ceux qui présentaient des failles dans leur personnalité. Or, ils s’aperçoivent que des personnalités sans faille peuvent également craquer.
Autre question éternelle, les considère-t-on comme des simulateurs ou comme des malades ? En 44-45, ils sont traités, globalement, comme des malades et soignés avec beaucoup d’humanité. Belle évolution depuis 14-18, je pense à l’armée française (Casemate 71, pages 14-18) et à l’italienne qui les avait alors considérés comme des simulateurs et les avait, dans le cas italien, placés sous camisole de force.
En 1944, y a-t-il des médecins militaires psychiatres ?
Oui, et il s’établit une alliance objective entre ces psychiatres et les généraux. Tous souhaitent que les malades guérissent et retournent dans leurs unités. Cet objectif commun permet d’aplanir l’éventuel mur d’incompréhension qui sépare psychiatres et généraux. Le système fonctionne relativement bien et permet de renvoyer une majorité d’individus au combat.
Propos recueillis par Jean-Pierre Fuéri
Supplément gratuit de Casemate 71 – juin 2014.
Histoire du débarquement en Normandie,
Des origines à la libération de Paris 1941-1944,
Olivier Wieviorka,
Édition illustrée,
Seuil,
39 €,
dispo.
Omaha Beach, 6 juin 1944,
Dominique Bertail, Jean David Morvan,
Dupuis – Magnum Photos – Aire Libre,
15,50 €,
30 mai.
Les images sont © Dupuis, Magnum Photos.