Pour fêter ses dix ans, Casemate a demandé à neuf des plus grands éditeurs d’expliquer ce qui a changé en une décennie dans le monde de la BD. Et accessoirement comment ils voyaient la décennie suivante. Quatre d’entre eux avaient encore quelques petites choses à dire. Les voici.
BAMBOO
Remplacer Sattouf, Larcenet…
Comment la digestion de Fluide Glacial par Bamboo se passe-t-elle ?
Olivier Sulpice* : Comme je le raconte dans Casemate n° 111, traitant nous-mêmes notre diffusion, il nous fallait trouver des biscuits. L’opportunité de reprendre Fluide s’est présentée au bon moment. Et le mariage de l’humour tout public de Bamboo avec celui plutôt adulte de Fluide, cohérent. Nous créions ainsi une verticale de l’humour intéressante. Quant à la digestion, comme vous dites, elle se passe bien. Bon, ce ne fut pas facile au début. Il fallut se faire accepter. Avec Yan Lindingre, le rédacteur en chef de Fluide, nous nous sommes reniflé pas mal de temps, mais avec un vrai respect réciproque. Et puis les résultats ont été là. Alors que la presse, en général, baisse fortement, le magazine reste plutôt stable. Nous avons un joli programme pour 2018, et prévoyons de doubler le chiffre d’affaires sur les albums. Ambitieux, mais réalisable.
Vos relations avec l’équipe de Fluide ?
J’avais déjà créé deux sociétés de A à Z, mais n’en avais jamais repris. Donc j’ai toujours choisi les gens avec qui j’allais travailler. Là, je me retrouvais avec une équipe en place, en ayant promis de garder tout le monde. Une superbe équipe. Mais, pour partie, composée d’auteurs que je respectais, mais ne lisais pas forcément. Il a fallu que j’apprenne justement à les découvrir, sans obligation de devenir spécialement fan.
Face à face, ça donnait quoi ?
Certains auteurs m’ont dit qu’ils pensaient que je n’aimais pas forcément leur travail. Je leur ai répondu clairement : « Vrai, mais je respecte ce que tu fais. » Cette équipe est très variée, ce qui la rend encore plus intéressante.
« Fluide n’a su garder les Sattouf, les Larcenet. À nous de faire émerger leurs successeurs… »
L’avenir de Fluide ?
Je voudrais que nous fassions un gros effort sur les albums. Fluide a tourné sur trois, quatre séries, celles de Maëster, de Coyote, de Binet… Le premier est parti chez Glénat, le deuxième est décédé, le troisième, à 70 balais, sort un album tous les trois-quatre ans. Et a plutôt envie de faire autre chose que Les Bidochon. Fluide n’a pas su garder les Sattouf, les Larcenet. À nous de faire émerger leurs successeurs.
Durant cette décennie, vous avez eu l’intention de créer une école. Et puis plus rien. Pourquoi cet échec ?
Un auteur était à l’origine de ce projet dont il parlait avec passion. Je lui donnais des conseils. Comme cela n’avançait pas trop, j’ai proposé d’investir avec lui, lui ai trouvé des locaux que j’ai achetés. Avant de comprendre que, lorsque je faisais deux pas en avant, lui en faisait un en arrière. Il valait mieux arrêter. Ce fut un vrai moment de déception tant apprendre des choses aux jeunes m’aurait plu. Mais j’ai vite compris que je m’étais emballé un peu vite, qu’il s’agissait d’un autre métier que le mien et que j’allais m’embarquer dans une sacrée galère.
Compris aussi qu’il vous fallait vous protéger ?
Il y a de cela. Au départ, lorsqu’un de nos bouquins ne marchait pas, j’avais l’impression de prendre une baffe. Maintenant, j’essaie de tout faire pour que chaque album soit bien suivi éditorialement, bien imprimé, connu par la presse, bien mis en place. Si ensuite il ne trouve pas son public, je me console en me disant que nous avons fait notre possible. Alors qu’au début, c’était l’horreur ! Après chaque veste, réellement, je ne me sentais pas bien.
* Directeur général de Bamboo.
CASTERMAN
Des pavés dans la mare
Qu’est-ce que l’esprit, la saveur du Casterman d’aujourd’hui ?
Benoît Mouchart* : Romanesque, accessible, moderne et ambitieux : tels sont les quatre adjectifs qui définissent le catalogue depuis de nombreuses années. Beaucoup de titres choisis parmi les dix (voir le concours dans Casemate n° 111) peuvent bien sûr passionner des lecteurs fans de bande dessinée, mais aussi intéresser les lecteurs qui n’en lisent jamais. Le catalogue de Casterman, éditeur généraliste, s’adresse depuis très longtemps aux lecteurs au sens large. En revanche, beaucoup de nos auteurs ont une forte personnalité. Les dessins de Tardi, Pratt, Hergé, Loustal, Geluck, Rochette, Bilal, Vivès, sont immédiatement reconnaissables. Et ont parfois un lectorat très ciblé. Aujourd’hui, beaucoup de lecteurs du Chat de Geluck ne lisent pas d’autres bandes dessinées. On peut en dire autant de certains lecteurs de Tardi, de Bilal, ou même d’Alix.
Quels seront vos points forts en 2018 ?
Nous allons fêter, et reprendre tel quel un slogan vieux de quarante ans, celui du mensuel (À Suivre) : « Le roman s’écrit aussi en bande dessinée. » Et publier beaucoup de livres à très forte pagination. Dès mars, Le Cœur des Amazones de Christian Rossi et Géraldine Bindi (près de 160 planches), Ailefroide – Altitude 3954 de Rochette (près de 300 planches). Vincent Perriot sortira à la rentrée Negalyod (près de 200 planches), dans les traces de Mœbius et Schuiten. Une nouvelle manière pour lui de raconter et de dessiner. Arrive aussi en mars la relance d’un personnage très fort et très français, San-Antonio. Cette adaptation était désirée par Michaël Sanlaville, l’un des trois auteurs de Lastman, qui réalise ainsi un de ses rêves de gosse : relancer le célèbre commissaire de Frédéric Dard.
« Nous reprenons le slogan, vieux de 40 ans, de (À Suivre) : Le roman s’écrit également en BD »
Nous fêtons bien sûr les 70 ans d’Alix avec une grosse expo à Angoulême. Un Alix Senator sort en avril et nous lançons une nouvelle série, Alix Origines, dessinée dans un style manga par Laurent Libessart, et écrite par Marc Bourgne. Elle racontera ce qu’a vécu Alix avant Alix l’intrépide. Deux nouveaux auteurs vont débarquer sur Alix. Et nous attaquerons, à la rentrée, les Alix en noir et blanc dessinés par Jacques Martin entre 1948 et 1988.
C’est tout ?
Non, va démarrer Le Château des animaux, très belle série écrite par Xavier Dorison et dessinée par un tout jeune dessinateur, génial, Félix Delep. Churchill et moi, un one shot de Frank Giroud ; China Li, une nouvelle série des Charles ; Andy, biopic d’Andy Warhol par Typex ; Mozart à Paris par Frantz Duchazeau. Et la conclusion du Stalag IIB de Tardi. Sans oublier un livre-disque de Dominique Grange et de Tardi, sur Mai 68 et toutes les luttes sociales qui l’ont précédé ou suivi.
Enfin, puisque nous parlions de l’esprit (À Suivre), je suis très honoré de la confiance de Vittorio Giardino, qui nous offre la fin très attendue de Jonas Fink (dossier dans Casemate n° 111). Publier la conclusion de cette belle aventure signée Giardino et parue dans le (À Suivre) des années quatre-vingt-dix est une façon de démontrer une certaine continuité dans les choix éditoriaux de Casterman.
* Directeur éditorial des éditions Casterman
FUTUROPOLIS
Surprenante BD reportage
En quoi les BD historiques d’aujourd’hui diffèrent-elles de celles d’hier ?
Sébastien Gnaedig* : Si l’on remonte par exemple à la célèbre collection Vécu de Glénat, je dirais qu’il s’agissait d’aventure pure ayant telle ou telle époque comme toile de fond. Nos auteurs, eux, racontent davantage une époque à travers une histoire. Et souvent davantage un personnage qu’une aventure pure et dure.
Exemple ?
Mattéo, de Gibrat, n’est ni grande aventure ni épopée vantant l’héroïsme. Il raconte un homme traversant une époque qu’il subit. Cette vision permet au lecteur de s’y projeter. Comprendre ce que cela signifiait d’être enrôlé en 1914. La plupart de nos livres à consonance historique ont cette dimension-là.
Pourquoi tant d’adaptations ?
Les gens qui aiment Camus apprécient l’adaptation de L’Étranger par Muñoz. Comme ils apprécient son Premier Homme adapté par Ferrandez. Les gens qui aiment Romain Gary sont intéressés par La Promesse de l’aube illustrée par Sfar. Ce n’est pas un hasard si un romancier célèbre comme Daniel Pennac et Larcenet sont venus nous proposer, à nous, Le Journal d’un corps. Nous nous sommes rendu compte que proposer un grand classique, dans une belle édition avec beaucoup d’images, pouvait devenir un ouvrage de référence. Ce marché, contrairement à d’autres pays, est encore très peu développé en France.
« Plonger nos lecteurs dans l’Histoire, leur faire comprendre ce que signifiait être enrôlé en 1914 »
Quand on dit Futuropolis, on pense aussi roman graphique.
Nous avons été un précurseur du roman graphique cartonné à dos rond. Jusqu’alors, cette forme de BD était dans la lignée des éditeurs indépendants : formats brochés, plus petits, avec ou sans rabats. Résultat, une petite plaquette qui ne concurrençait pas le roman. En utilisant un plus grand format, du carton, et en laissant de l’espace au dessin, nous avons recréé un objet BD. Ce postulat, au départ à contre-courant, s’est finalement imposé partout. Jusqu’au dernier Bilal, Bug chez Casterman (dossier de 10 pages dans Casemate n° 109). Cela lui va très bien, et c’est déjà un succès. Bilal a retrouvé sa vitalité.
Futuro a la réputation de vendre ses livres cher.
C’est vrai, pendant un temps nous avons été le plus cher des éditeurs. Ce n’est plus le cas. On est en dessous du prix moyen pour un certain nombre de titres. Nous avons testé nos prix, bien compris les créneaux. Du coup, nous nous trompons moins qu’avant dans les taux de rentabilité. Reste que nous souhaitons payer nos auteurs autant que nous le pouvons…
Votre (bonne) surprise ?
La place prise par la BD reportage. Au départ, j’étais plutôt parti vers les récits de fiction d’auteurs comme Yslaire, David B., Blutch, Rabaté, Davodeau, de Crécy… Autre surprise : beaucoup d’auteurs viennent chez Futuropolis parce qu’ils aiment des auteurs qui publient chez nous.
Que vous souhaitez-vous pour 2028 ?
D’être toujours là. La difficulté, c’est de continuer. Futuropolis, comme Casemate, construit quelque chose dans la durée. Futuropolis, c’est le projet de ma vie éditoriale.
* Directeur éditorial de Futuropolis.
STEINKIS
Le nouveau visage de Jungle
Dans Casemate n° 111, vous égratignez un tantinet le discours des anciens du métier. Qu’est-ce qui trouve grâce à vos yeux ?
Moïse Kissous* : Je suis particulièrement impressionné par le savoir-faire incroyable, en particulier de Dargaud et Dupuis pour faire vivre et revivre leurs séries sur la durée. Certains les décrient pour ce talent très particulier. Il n’y a pas de raison. Vive les séries revivant sous d’autres plumes et d’autres regards.
Un exemple ?
Le travail de Bouzard sur Lucky Luke. Son Jolly Jumper ne répond plus est génial et ne mérite aucun cri d’orfraie. Et ses ventes pas mal du tout, comparées à celles habituelles de Bouzard.
Comment expliquez-vous le succès de certaines BD auprès d’un public non-amateur de BD ?
Un seul exemple. La BD n’a jamais passionné ma femme, avocate. L’an dernier, elle tombe sur un album du Seuil, La Guerre d’Algérie, dessiné par Sébastien Vassant, scénarisé par Benjamin Stora, un historien né à Constantine. Connaissant sa réputation, elle s’était sentie en confiance et a plongé. D’autant qu’elle ne se sentait pas d’attaquer un pavé de 500 pages comme il en sort tant. Un genre en désaffection, sauf quelques titres que les gens achètent et referment après dix pages. Donc une multitude de lecteurs sont demandeurs d’ouvrages de sciences humaines, simples, clairs et pas trop gros. Ainsi Economix présentant les théories économiques en BD dans une forme graphique qui n’est d’ailleurs pas exceptionnelle.
« Proposer des sujets importants clairs, simples, loin des pavés de 500 pages que personne ne lit »
Du coup, de plus en plus de cerveaux en sciences humaines voient dans la BD le moyen de vulgariser plus simplement leur propos et de toucher un plus large public. Ainsi Cédric Villani, mathématicien célèbre, publiant Les Rêveurs lunaires avec Baudoin, ou Hubert Reeves expliquant La Biodiversité avec Daniel Casanave.
La licence reste-t-elle le cœur, le moteur de Jungle ?
Nous continuons dans ce domaine, mais notre objectif n° 1 est de mettre au premier plan nos propres créations. Dans des genres très différents. Nous sortons un Raymond Devos, l’adaptation par Zidrou du roman L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea… Le Réseau Papillon aborde la résistance à travers un réseau de jeunes. Premier thème, les œuvres d’art volées par les nazis. Avec Gainsbourg, dessiné par Dimberton, Chabert tient son plus gros succès. Tout cela nous aide à montrer que notre label Jungle n’est plus ce qu’il était il y a dix ans.
* Gérant de Steinkis Groupe.
Dossier Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate n°111 – février 2018.