Une adaptation, ça va, deux ça va encore, quatre, bonjour les dégâts ? C’est ce que l’on pouvait craindre devant l’avalanche d’adaptations BD de 1984 sitôt franchi le seuil des soixante-dix ans qui permet à chacun de publier à sa guise l’œuvre d’un de nos chers disparus. Du coup, le livre culte de George Orwell se retrouve sous quatre couvertures différentes quasiment en même temps. Un évènement inédit dans le monde pourtant bien encombré de l’adaptation de romans en BD. Casemate 142 (janvier 2021) a interviewé les quatre éditeurs concernés. Et donne ici la parole aux auteurs, et à la dernière traductrice du bouquin, dont le travail novateur a fait quelques vagues. Conclusion : ouf, tous ne disent pas la même chose. Et même parfois le contraire. Instructif.
Dossier Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°142 – janvier 2021.
« 18 mois entre angoisse et oppression »
Dessinateur du 1984 de Grasset, Fido Nesti s’est attaché à rendre les ambiances d’Orwell au plus près et à respecter les vingt-quatre chapitres du roman.
Pas trop difficile d’adapter un roman cultissime ?
Fido Nesti : Il n’est pas évident de s’immerger dans le monde de 1984 tout en vivant sous le nouveau gouvernement brésilien totalitaire et désastreux. Cela m’a ramené à ma jeunesse. J’ai découvert ce roman en 1984, à 13 ans, dans un Brésil déjà sous dictature militaire ! J’étais déterminé à donner ma propre vision d’Orwell, tout en respectant l’âme et l’atmosphère claustrophobe et oppressante du roman. Un 1984 rétrograde, avec un air lourd de plein de bombes et de fumée de charbon provenant des cheminées sans fin, des mégaphones criant leur propagande et les yeux omniprésents des télécrans espionnant tout le monde en permanence. Le texte d’Orwell est tellement riche et pertinent que choisir des extraits fut un vrai défi. J’ai pensé comme un réalisateur, ou un monteur de films, choisissant les mots, les images à garder et à mêler. Et réussi, j’y tenais, à conserver les vingt-quatre chapitres du roman.
Comment en restituer l’ambiance ?
J’ai travaillé au pinceau et à l’encre, puis avec des touches d’encre à l’eau pour faire quelques couches de gris. Et ajouté les couleurs à l’ordi. Celle du béton représente bien l’oppression, le désespoir, la torture, la perte de l’humanité. Vivre à Londres pendant un an m’a aussi aidé à créer la palette Océania (nom du Royaume-Uni dans le roman d’Orwell), inspirée par son climat morose et une architecture brutale qui m’impressionnait à l’époque. La coloration colle à l’état d’esprit de Winston Smith tout au long du roman. Le rouge souligne ses périodes les plus désespérées.
“Un air plein de bombes, de fumée de charbon, de mégaphones criant, d’yeux espionnant tout”
Aviez-vous des contraintes ?
Une seule, utiliser le texte du roman. Mais carte blanche pour le dessin et la pagination. Résultat, mon album le plus long : 224 pages. J’ai utilisé beaucoup de photos de ma femme et de moi-même comme modèles. Sur le mur, devant moi, un grand tableau indiquait mon travail quotidien, crayon, encrage, nuances de gris, lettrage, couleurs, etc. Un outil très utile pour un si long travail.
Combien de temps ?
Dix-huit mois, du jour où j’ai reçu la généreuse invitation de mon éditeur aux dernières touches de couleur. À la fin, mes mains étaient noires de crayon, d’encre, de gouache, mes doigts pleins de callosités et mes yeux fatigués. Mais je serais prêt à recommencer demain ! Je suis tellement heureux et honoré de contribuer à ce que l’alerte qu’Orwell nous envoie encore aujourd’hui touche encore plus de gens.
1984,
Fido Nesti,
d’après George Orwell,
Grasset,
224 pages,
22 €,
dispo.
« Toute adaptation est un massacre »
Sybille Titeux de la Croix et Amazing Améziane, scénariste et dessinateur du 1984 du Rocher, se sont appuyés sur la vision politique d’Orwell tout en s’attachant à lui rester fidèles.
Pas trop délicat d’adapter un roman cultissime ?
Sybille Titeux de la Croix : C’est ma première adaptation. D’habitude, les livres, je les écris. Ça m’a semblé relever d’un travail de technicien. Un autre genre de boulot qui m’a plu sur ce livre qui me plaisait beaucoup. Il correspond exactement à l’époque dans laquelle on vit, sous des gouvernements édictant des lois de plus en plus liberticides.
Amazing Améziane : Toute adaptation est quelque part une sorte de massacre. Compliqué de couper dans une œuvre classique tenue à la virgule près par un auteur de grand talent. Mais bon, toute histoire a un peu de gras. Certains le lisent comme un brûlot politique, d’autres seront plus intéressés par l’histoire d’amour. À chacun sa vision du roman.
La vôtre ?
Son côté politique. J’ai regardé le film, que j’adore, avec Richard Burton et John Hurt. Ce dernier, acteur formidable, ne ressemble pas à Winston Smith, le héros de 1984, censé être blond, petit et un peu ramassé. J’ai vu tout ce que je pouvais trouver et on a essayé de faire les choix les plus proches de l’esprit orwellien.
Une pagination vous était-elle imposée ?
Non, je tiens à en être libre, c’est la condition sine qua non pour que je signe un livre. Je ne donne pas dans le livre court. On a voulu me fixer une limite de pagination, une fois, pour un polar : « Pas plus de 190 pages. » J’en ai fait 190… Maintenant, les reliures ont considérablement évolué, on peut faire des livres plus gros.
Qu’est-ce que la BD apporte de plus au roman ?
Titeux de la Croix : Elle offre une porte d’entrée à des gens qui ne vont pas forcément lire le roman, et pourront aborder l’œuvre plus facilement.
En quoi 1984 est-il encore actuel ?
À chaque époque, il a répondu à l’évolution politique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, nos sociétés de plus en plus capitalistes sont toujours plus mises sous surveillance. Ainsi avec les drones. Big Brother, aujourd’hui, c’est tout le monde, un ensemble. Je trouve cela révoltant.
Prête à faire de la résistance ?
J’espère plutôt qu’on s’en sortira plus tranquillement par les élections.
“De cette ville détruite émergent les pyramides du pouvoir, épargnées, elles, par les missiles…”
Le livre s’ouvre sur une 25e heure, une référence à Virgil Gheorghiu ?
Améziane : Pas du tout, ça sonne 13 heures au début du livre. Même les horloges ne disent plus la vérité dans ce monde-là… Pour Orwell, c’est une référence aux horloges de Metropolis, qui marquaient 10 heures, exactement le temps que devaient travailler les ouvriers. Il a réadapté cette idée, puisque jour après jour, les horloges ne marquent plus jamais l’heure exacte.
Comment avez-vous travaillé ?
J’ai utilisé un trait relativement réaliste avec un travail graphique soutenu, notamment dans les perspectives. Il fallait montrer un monde sale, techniquement bloqué après la Seconde Guerre mondiale où plus rien ne fonctionne. Les bonnes personnes n’ont pas gagné la guerre. Après la bureaucratie de Big Brother, plus de créativité possible. Dans 1984, le Blitz dure depuis quarante ans. De la ville détruite n’émergent que les immenses pyramides du pouvoir, comme par hasard jamais touchées par les missiles. Le jeu d’échecs, dans la dernière séquence, est composé d’espèces de blocs massifs. On reconnaît chaque pièce, mais sans beauté, elles sont juste fonctionnelles. Le monde est devenu fonctionnel.
Les cases de silence sont-elles des respirations ?
Oui. Le rythme de l’histoire est une musique. On ne peut avoir des croches partout, il faut des blanches, des blanches pointées, des pauses. Le but, se calmer, reprendre sa respiration avant de foncer dans autre chose. Je conçois le rapport entre la création musicale, le rythme, et la forme des cases, des planches. Travailler en double page le plus souvent possible, les gérer comme des toiles, permet des effets complètement différents.
1984,
Amazing Améziane,
Sybille Titeux de la Croix,
d’après George Orwell,
Du Rocher, 232 pages,
19,90 €, dispo.
« Notre Big Brother à nous ? Dur et rassurant »
Avec 120 planches, le 1984 de Soleil est le plus ramassé des quatre. Un choix éditorial qui a poussé à l’épure le scénariste Jean-Claude Derrien et le dessinateur Rémi Torregrossa.
Compliqué, l’art de l’adaptation ?
Jean-Claude Derrien : Oui, car on a tendance à adapter l’histoire, les évènements, l’intrigue principale, etc., alors que ce qu’on aime le plus dans un livre va bien au-delà. J’ai voulu raconter l’histoire d’un homme perdu dans un monde dangereusement proche du nôtre. Nous avons bouclé cette BD début 2019, après un an et demi de travail parce que nous pensions que les droits tomberaient dès 2020 et pas en 2021.
Rémi Torregrossa : Je ressentais une vraie pression par rapport à l’attente du public : comment être à la hauteur d’une telle histoire ?
Comment l’aventure a-t-elle commencé ?
Derrien : Il y a cinq ou six ans, j’ai proposé ce projet à des éditeurs sans avoir la moindre idée des problèmes de droits. À l’époque, j’étais obsédé par plusieurs projets : Le Prisonnier, V comme Vendetta, Brazil, tout m’intéressait. Alors, autant revenir à la source avec 1984. J’ai travaillé sur le texte anglais car, souvent, 10 à 20 % de l’œuvre disparaît lors des traductions. À une époque, l’absence de la mention « texte intégral » sur la couverture signifiait que le traducteur avait dû procéder à des coupes. Je l’avais remarqué sur les premiers Stephen King et sur American Psycho qui m’avaient semblé plus longs en VO. Mais je ne dirais rien sur la toute dernière traduction d’Orwell par Josée Kamoun, je ne l’ai pas encore lue.
Comment avez-vous travaillé ?
Torregrossa : À l’ordinateur, alors que je suis plutôt traditionnel, pour obtenir un côté très stylisé, très froid. Le gris s’est imposé pour l’ambiance austère. Avec quelques passages colorés pour les thèmes plus heureux. D’où une respiration, une vraie bouffée d’air pur, comme peuvent la vivre les personnages d’une histoire d’amour clandestine. De grands aplats colorés très forts, des jaunes vifs ou des rouges très lisses pour souligner les traumatismes.
“L’ordinateur apporte un côté très stylisé, très froid. Le gris impose une ambiance austère”
La BD constitue-t-elle un plus par rapport au roman ?
Derrien : Elle apporte d’abord un visage à Winston Smith, personnage assez terne. Ici, la BD offre une version différente de l’histoire. Nous n’avons pas voulu reprendre tout un pan du roman. Et notamment supprimé des répétitions sur les thèmes qu’aborde Orwell. Pour le livre de Goldstein*, nous avons aussi beaucoup épuré.
Toujours facile à lire, 1984 ?
Oui, aujourd’hui on peut tout à fait comprendre un personnage qui sait qu’il va être brisé et va néanmoins au bout de sa démarche. Notre monde a accepté les caméras, la mise de notre vie sur Facebook, Twitter, les réseaux sociaux. Je serais heureux si nous donnons aux gens l’envie de lire ou relire un roman qui se vend encore beaucoup.
Pourquoi ajouter des silences ?
Torregrossa : Les parties silencieuses parlent d’elles-mêmes, nous permettent de faire partager ce que ressent le personnage. Il faut aussi savoir couper les textes pour que le lecteur communique mieux avec les personnages.
Étiez-vous libre de votre pagination ?
Non, nous avions 120 pages imposées. Assez pour prendre quelques libertés au découpage. Pour la scène d’amour, j’ai fait sauter les cases et travaillé à fond perdu pour être encore plus illustratif.
Qui est Big Brother aujourd’hui ?
Derrien : Nous ! Il est à la foi dur et rassurant. Mais c’est bien nous qui l’avons choisi !
* Goldstein, traître au Parti et ennemi déclaré de Big Brother, écrit un livre de résistance pour révéler la vraie nature de la société et la tactique par laquelle le Parti fasciste l’a détruite. Ce livre fictif est abondamment cité dans le roman d’Orwell.
1984,
Rémi Torregrossa,
Jean-Christophe Derrien,
d’après George Orwell,
Soleil, 120 pages,
17,95 €, dispo.
« Le néoparler, ’’solution finale’’ des mots »
Pour Gallimard, la traductrice Josée Kamoun a retraduit 1984 d’Orwell en français. La version dont Grasset et Fido Nesti se sont emparés avec gourmandise.
Traduire, est-ce réactualiser un texte ?
Josée Kamoun : Dans dix ou vingt ans, on ne le relira pas 1984 comme aujourd’hui. Chaque époque y trouve des choses différentes. J’ai effectué cette traduction en 2018. J’ai d’abord voulu restituer la terreur absolue que ce roman m’avait inspirée lorsque je l’avais lu à 20 ans.
Pourquoi réécrire le livre au présent ?
Je pourrais vous donner des tas d’explications, mais seuls des linguistes ou des littéraires très avancés pourraient en mesurer la profondeur. Pas sûr que cela passionne vos lecteurs.
Disons alors un parti-pris de traducteur ?
Tout à fait.
Des intellectuels furieux vous l’ont reproché.
« Intellectuels furieux » ? Qui ? Depuis deux ans, j’ai été invitée partout dans les universités où l’on enseigne la traductologie. L’un des plus grands traducteurs allemands, qui vient de sortir sa propre version, l’a faite au présent, comme moi.
Internet relaie quand même quelques chercheurs de poux sémantiques.
Sur le plan sociologique, les champs d’affrontement sont assez fascinants. Une première traduction de pratiquement soixante-dix ans d’âge est naturellement devenue patrimoniale. C’est elle qui, par la force des choses, est utilisée dans toutes les classes. Les gens qui n’ont pas un accès direct au texte, y compris des chercheurs universitaires, des philosophes, etc., ont toujours vécu sur cette traduction. Lorsqu’ils découvrent, des décennies plus tard, qu’on peut traduire autrement, je conçois qu’ils aient l’impression d’avoir été blousés quelque part. Cela dit, on a parfaitement le droit d’avoir une autre lecture que la mienne. Plusieurs autres traductions sont en cours.
Avez-vous réinventé la novlangue d’Orwell ?
Cette affaire de novlangue imposée par Big Brother – que j’appelle néoparler (1) – est fondamentale. Orwell a traité cette question d’une manière très méthodique en expliquant les principes de ce « newspeak ». Je parle de néoparler et non de novlangue, parce que ce dernier terme, dans notre langue courante à vous et moi, désigne une langue fumeuse, parfois trop technique, reposant sur des procédés rhétoriques visant à enfumer le lecteur. Dans 1984, le néoparler est tout autre chose, la solution finale des mots (2).
“Notre mise sous surveillance ? Un “monstre doux” réclamé pour davantage de sécurité”
1984, le livre, est-il facile à lire ?
Assez, comme un thriller, ce qui explique son succès auprès des écoliers et des collégiens. Dès les premières pages, on a le pressentiment que le héros va terminer au ministère de l’Amour… D’où une angoisse terrible. Dans sa version BD, Fido Nesti multiplie les lignes de fuite, les perspectives qui happent le regard, les gros plans sur les bottes et les croquenots des tortionnaires. 1984 engendre toutes sortes de transpositions et d’adaptations. Je me demande où cela s’arrêtera.
Peut-il nous parler du monde d’aujourd’hui ?
Bien sûr que non. Notre mise sous surveillance n’a rien à voir. C’est une sorte de « monstre doux » que tout le monde réclame pour toujours plus de sécurité. L’installation des drones, des caméras de surveillance, se passe en douceur. Notre monde est une sorte d’hybride entre Le Meilleur des mondes de Huxley, consumériste et conditionné, et la surveillance orwellienne. Sauf que cette dernière, purement stalinienne, s’impose par la terreur. Nous, nous consentons à notre servitude, ce n’est pas la même chose.
Les anti-GAFA en profitent pour y voir une désignation prophétique.
Chaque époque cherche un sens différent, mais on ne peut pas tordre Orwell dans tous les sens ! 1984, publié en 1950, est une dénonciation du système stalinien. Les gens y sont pauvres, dans la pénurie jusqu’au cou. C’est abominable ! Nous sommes pléthoriques et consuméristes, nous demandons juste plus de sécurité. Les gens de 1984 sont dans une guerre perpétuelle. Orwell a mis au jour tous les ressorts de cette persécution. « On ne prend pas le pouvoir pour faire la révolution, on fait la révolution pour prendre le pouvoir », fait-il dire à O’Brien (2). Ce n’est pas prophétique, c’est clairvoyant.
1. Le néoparler rétrécit chaque jour davantage sur ordre du Parti. Objectif : amoindrir le vocabulaire pour limiter la pensée…
2. Un agent de la police de la pensée qui laisse Winston Smith le prendre pour un opposant à Big Brother.
1984,
George Orwell,
traduction Josée Kamoun,
Gallimard,
384 pages,
21 €,
dispo.
Retrouvez l’interview de Xavier Coste dans les pages de Casemate 142 (janvier 2021).
1984,
Xavier Coste,
d’après George Orwell,
Sarbacane, 224 pages,
35 €, dispo.