Parano, il voit la révolution de 2014 en Ukraine comme un premier pas de la Maison-Blanche visant à le chasser du Kremlin. Obsédé, il cauchemarde à l’idée des séparatismes qui pourraient mener à l’effondrement de la Russie. Suite des interviews des deux auteurs, un Américain et un Anglais (à découvrir dans Casemate 162, en vente) ayant placé le maître du Kremlin sous la lamelle de leur microscope.
L’annonce, à l’avance, par les États-Unis de l’invasion de l’Ukraine par la Russie vous a-t-elle étonné ?
Andrew S. Weiss (1) : Ils sont assez bons pour repérer les problèmes d’une importance capitale pour la sécurité mondiale. Juste après l’effondrement de l’URSS en 1991, on s’inquiétait beaucoup de l’effondrement violent à la yougoslave d’un État doté de l’arme nucléaire. À l’époque, les États-Unis mettent l’accent sur la réduction du risque d’émergence de nouveaux États nucléaires en Ukraine, au Kazakhstan et en Biélorussie. C’est pourquoi les présidents Bush père et Clinton se sont autant concentrés sur le contrôle des armements et sur des questions telles que les « armes nucléaires en vrac ». Des problèmes sont apparus presque immédiatement : la Russie a tenté d’intimider les tout nouveaux pays émergeant de l’épave de l’URSS. Washington a mis l’accent sur la reconnaissance par Moscou de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de ses nouveaux voisins. Même Eltsine a eu beaucoup de mal avec cette formulation. Poutine, c’est une tout autre histoire… Avec le temps, les objectifs primordiaux de la politique américaine ne me semblent pas erronés, même si nous n’avons pas toujours été cohérents ou efficaces dans leur application.
Surprenant : Poutine, après le 11 Septembre, assure le président Bush de son aide.
Comme tout chef d’État, Poutine n’est guère altruiste. Les attentats du 11 Septembre lui permettent de tenter une équivalence entre la guerre des États-Unis contre Al-Qaïda et les réseaux terroristes transnationaux, et la question au centre des préoccupations de son début de présidence : le violent conflit en Tchétchénie. Poutine était obsédé par la menace posée par le séparatisme à l’intérieur de la Russie et le risque d’effondrement du pays. Il ne se souciait pas vraiment que des groupes comme Al-Qaïda, à l’époque, aient pris pied en Russie même ou dans les pays voisins. Comme une note de bas de page à l’histoire de cette époque, je rappelle que la figure d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri (le numéro deux qui a finalement remplacé Oussama ben Laden), s’est rendu en Russie dès 1996 pour vérifier ce que le groupe pouvait accomplir dans la région du Caucase du Nord…
Je n’ai jamais été très satisfait de la façon dont l’équipe Bush fils a géré les choses. Ils n’ont guère insisté sur l’horrible comportement des Russes en Tchétchénie et ont envoyé des signaux mitigés en accordant l’asile à certains dirigeants tchétchènes aux États-Unis. Ce qui a alimenté la paranoïa russe à propos du double jeu américain et de leurs soi-disant intentions secrètes de déchirer le pays.
“La Russie a alors tenté d’intimider les pays émergeant de l’épave de l’Union soviétique”
La guerre d’Irak a été un tournant pour Poutine. Il traite alors les Américains de nazis.
Les Russes aident militairement Saddam. Lui donnant, par exemple, certains types d’équipements militaires et lui apportant un soutien en matière de renseignement pour les aider à cibler les forces américaines.
La multiplication des « Révolutions de couleur » dans les années 2000 (2) n’a-t-elle pas rendu Poutine paranoïaque ?
Si, voilà un facteur majeur qui ne doit pas être ignoré. Il voit la main des États-Unis dans les mouvements de protestation populaires partout dans le monde. Il estime que la Maison-Blanche se débarrasse des gouvernements et des personnalités qu’elle n’aime pas. Il pense que la révolution de 2014 en Ukraine n’était qu’une répétition générale d’un effort similaire visant à le destituer du pouvoir. Bon nombre des décisions les plus fatidiques qu’il a prises depuis lors sont le résultat direct de cette anxiété profonde.
Perdre l’Ukraine en 2004, puis à nouveau en 2014 a été la plus grande marque noire du bilan de Poutine. Je n’ai trouvé aucune preuve qu’il « aimait » Ianoukovitch, président ukrainien de 2010 à 2014 qu’il estimait lâche et sans tripes. Le comportement de la plupart des politiciens ukrainiens avant 2022 a démontré que la mainmise sur l’État et la corruption généralisée de haut niveau étaient deux des menaces les plus graves pour la sécurité nationale ukrainienne. Ce qui a donné au Kremlin beaucoup de possibilités d’interventions malfaisantes.
“En Irak, Les Russes équipèrent Saddam Hussein, l’aidèrent à cibler les forces US”
Onze pages de références clôturent votre ouvrage. Craigniez-vous un procès en illégitimité ?
Depuis des lustres, le Kremlin essaie activement d’enjoliver des pans entiers de la biographie de Poutine. Cela complique beaucoup la vie de ceux qui essaient d’écrire avec précision sur le sujet. Citer les sources de mon travail universitaire me paraît une nécessité.
Pourquoi tout focaliser sur Poutine et si peu, ou pas, sur sa garde prétorienne, Medvedev, Lavrov ?
Je ne pense pas que ces personnes aient beaucoup d’influence sur Poutine. Cette horrible guerre a été imaginée par Poutine. Pour l’instant, je ne vois personne qui puisse le retenir.
À la relecture, estimez-vous avoir été totalement impartial dans vos analyses ?
J’essaie toujours d’être juste, non émotif et fondé sur des preuves dans mes efforts de recherche et mes commentaires publics sur la Russie. Il en va de même pour ce livre.
La puissance russe serait-elle différente aujourd’hui si elle n’avait pas vendu l’Alaska aux États-Unis en 1867 ?
Voilà une idée parfaite pour un roman graphique ! Un mélange entre Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick et Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth !
Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°162 – novembre 2022.
1. Andrew S. Weiss, conseiller politique en Russie pour les administrations Bush Sr, Clinton et le Pentagone, suit le « tsar » du Kremlin depuis trente ans.
2. La révolution des Roses en Géorgie en 2003, Orange en Ukraine en 2004, la révolution des Tulipes au Kirghizistan, la révolution en jean en Biélorussie… autant de mouvements pacifistes théorisés par l’américain Gene Sharp, auteur d’un manuel pratique pour renverser les dictateurs De la dictature à la démocratie, L’Harmattan (2009).
Tsar par accident,
Mythes et mensonges de Vladimir Poutine,
Brian « Box » Brown, Andrew S. Weiss,
Rue de Sèvres,
250 pages,
22 €,
16 novembre 2022.
Et la statue se craquela
Darryl Cunningham (à la plume et au pinceau) livre sa vision d’un Poutine aujourd’hui loin de la figure infaillible et calculatrice d’hier.
On est frappé par la diversité des oppositions à Poutine, oppositions dont les protestations semblent souvent sans lendemain.
Darryl Cunningham : Poutine contrôle tous les médias de Russie. La propagande pro-Poutine est donc forte. Les élections truquées. Les opposants politiques emprisonnés ou assassinés. Dans une telle société, qui va dire ouvertement qu’il déteste son chef ? Cependant, les derniers développements de la guerre en Ukraine ont ouvert des fissures encore jamais observées auparavant. Une hostilité ouverte au régime éclate sous forme de manifestations. Et des milliers d’hommes fuient le pays pour éviter d’être enrôlés.
La « mobilisation partielle » pourrait-elle faire basculer le conflit ?
Il est clairement impossible pour la Russie de prendre l’Ukraine dans son ensemble. Cette mobilisation d’hommes mal entraînés et mal armés ne changera pas grand-chose contre des Ukrainiens très motivés et bien armés. La Russie pourrait peut-être s’accrocher aux territoires annexés, mais il est clair que les Ukrainiens n’ont aucun intérêt à appeler à un cessez-le-feu tant qu’un mètre carré de leur pays restera entre les mains des Russes. Une longue guerre d’usure est probable jusqu’à ce qu’un côté ou l’autre finisse par céder. Je doute que ce soit les Ukrainiens. Mais Poutine a menacé d’utiliser des armes nucléaires, et cela reste un réel danger.
“La guerre révèle ses faiblesses. Poutine a mal jugé la force de l’Ukraine, la réaction de l’Ouest”
Qui pourrait inquiéter un Poutine potentiellement au pouvoir jusqu’en 2036 et disposant d’un butin estimé à 200 milliards de dollars ?
On pourrait imaginer un coup d’État fomenté, du Kremlin, par des Russes mécontents de la façon dont Poutine gère la guerre. L’assassinat doit toujours être un souci pour lui. Il conserve ses fidèles gardes du corps en les rendant extrêmement riches. Mais sa position est peut-être plus précaire que la plupart ne le pensent. Avant la guerre en Ukraine, la réputation de Poutine était celle d’un homme fort, dont la compétence et les options politiques semblaient efficaces. La guerre a révélé des faiblesses. Il a mal calculé la force militaire de l’Ukraine et la réaction de l’Occident à cette guerre. Aujourd’hui, Poutine semble faible et hésitant. Loin de la figure infaillible et calculatrice qu’il affichait autrefois. Cela pourrait conduire à sa chute.
Beaucoup de travail de documentation pour la préparation du livre ?
J’ai lu énormément comme en témoignent les références. Principale difficulté : trouver un moyen de condenser cette masse d’informations dans un récit clair et concis sans déformer la vérité.
L’histoire de Poutine demande à être mise à jour régulièrement…
J’ai écrit et dessiné deux autres pages en guise de préface. Elles détaillent les évènements survenus depuis la publication originale du livre, et les réflexions qu’ils m’inspirent.
AB
Poutine,
L’Ascension d’un dictateur,
Darryl Cunningham,
Delcourt,
155 pages,
19,99 €,
dispo.